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La campagne de communication de MGS V a joué sur l'originalité. Alors que le cinquième opus de la saga Metal Gear Solid avait d'abord été annoncé comme étant Ground Zeroes, voilà qu'un nouveau projet, à première vue aucunement lié (rappelez-vous de Joakim Mogren) s'est vu rattaché à cette saga. MGS V sera donc divisé en 2 parties : Ground Zeroes dans un premier temps, puis Phantom Pain un petit peu plus tard. Si ce découpage paraît se justifier d'un point de vue scénaristique, qu'en est-il au niveau économique ?
Le jeu AAA en danger
La condition du jeu Triple A est largement passée à la loupe ces derniers temps. Ces titres gros budgets sont en effet parmi les plus convoités des joueurs, et font office de portes-drapeau pour l'industrie. Pourtant à ce petit jeu, on dénombre beaucoup d'appelés, pour au final peu d'élus. Il faut dire qu'avec les sommes faramineuses mises en jeu, ces titres n'ont souvent pas le droit à l'erreur - une performance moyenne de ventes se traduisant généralement par un licenciement massif au sein du studio responsable.
Julien vous en parlait déjà dans cet article, mais le statut du AAA est légitimement contesté dans l'industrie. Pour bien illustrer ce propos, citons le cas emblématique du reboot de Tomb Raider, développé par Crystal Dynamics. En effet, quelques mois après son lancement, et malgré des ventes déjà importantes à l'époque (3,4 millions de titres écoulées), Square Enix révélait que le jeu n'avait pas atteint ses objectifs. En ce début d'année 2014, le jeu est finalement et officiellement déclaré comme rentable, avec 6 millions d'exemplaires vendus - enfin, diront certains ! Appréciez l'absurdité de la situation. Combien de titres peuvent en effet se targuer d'atteindre un tel chiffre ? GTA V et ses 32,5 millions de ventes reste évidemment une exception.
Devant cette fuite en avant, les éditeurs ont donc recherché des solutions pour accroître la manne financière qu'ils pouvaient tirer d'un seul titre. Ces dernières années, on a donc vu apparaître les Season Pass (payer en amont pour du contenus à venir), les DLC (de l'extension du mode solo - certains étant d'ailleurs de grande qualité -, à l'ajout de cartes multi, en passant par l'achat de divers costumes pour son personnage (Lightning, si tu nous lis...).
Une autre voie a même été exploré, cette fois-ci davantage liée à des questions éditoriales, à savoir la diffusion de contenu épisodique. Largement défendu par Telltale (The Walking Dead, Tales of Monkey Island, Retour vers le futur), ce business model permet de scinder un jeu en plusieurs chapitres, et d'en répartir la sortie sur de nombreux mois.
Les créatifs s'emparent du débat
A la base, cette problématique autour du jeu AAA tenait principalement du ressort économique. Évidemment, il n'a pas fallu longtemps pour qu'elle rejaillisse sur l'éditorial, et donc le contenu même du jeu, le modèle économique venant alors dicter au créateur la façon de concevoir son jeu. Avec cet archétype du "gros jeu à 70€", les joueurs s'attendent en effet à recevoir un package type, devenant de fait un cahier des charges précis à atteindre pour le développeur, et autant de contraintes pour lui : présence d'un mode multijoueur (même si par nécessairement justifié : BioShock 2, Dead Space 2, etc.), un concept de jeu déjà-joué et éculé (au hasard, TPS ou FPS), une équipe de développement importante, qui a tout de l'usine à gaz, avec les questions de management liées, une attente démesurée des joueurs (notamment en terme de graphismes ou de durée de vie), un budget communication indécent, etc. Une situation intenable, qui n'est finalement profitable à personne. Et comme on s'en doute, la créativité ne ressort pas gagnante.
D'où le sentiment de ras-le-bol exprimé par certains, qui en sont même passés aux actes. Ken Levine a en effet décidé de fermer son studio, Irrational Games, pour remonter derrière une structure plus modeste, dédiée au jeu dématerialisé. Si certains pourraient ne pas comprendre cette décision, il faut tout de même avouer qu'il doit être rageant de passer 4 ans sur le développement d'un jeu, pour se voir reprocher à sa sortie une technique dépassée. Même son de cloche du côté de Cliffy B, ancienne star d'Epic Games et grand manitou de Gears of War, qui a lui aussi choisi de se tourner vers le jeu démat. Les créateurs se sont donc emparés du débat, exprimant une volonté de revenir à quelque chose de plus sain, de plus immédiat. Hideo Kojima lui-même n'était pas le dernier à se préoccuper du devenir du Triple A. Selon lui, les gens se désintéressent des gros blockbusters, pour aller lorgner vers le jeu mobile.
Hideo Kojima et le masque de Joakim Mogren, GDC 2013.
Les réflexions de Kojima
Et justement, MGS V et son découpage sont la réponse de Kojima à cette question. Car au-delà de sa casquette de créatif, il est également producteur au sein de son studio Kojima Productions. Il faut savoir que l'idée de scinder MGS a été largement débattu en interne chez Konami, ce qui s'est traduit par une communication un petit peu brumeuse autour de ces deux projets.
Un flou a en effet régné, avant d'obtenir la confirmation définitive qu'il s'agissait bien de 2 jeux séparés (Kojima ayant visiblement remporté son bras de fer). L'idée du créateur japonais est simple : lisser ses coûts de production sur plusieurs projets, au lieu de n'en laisser qu'un seul absorber la charge globale du budget. Cette approche trouve son sens quand on sait que les dernières années chez Kojima Prod ont été dédié à la confection d'un nouveau moteur graphique. Et durant cette période de recherche et développement, aucune rentrée d'argent n'est possible. Une problématique que partagent beaucoup de studios.
Se pourrait-il en tout cas que Hideo Kojima ait été inspiré de la fameuse démo du Tanker, offerte avec le premier Zone of the Enders, qui a déchaîné les passions (en tout cas bien plus que son jeu d'action mettant en scène des méchas) ? Une démo que de nombreux joueurs / fanboys (et moi le premier) ont retourné dans tous les sens, passant au final un temps déraisonnable dessus. En tout cas, cette approche évoque également le phénomène des licences annualisées, comme Assassin's Creed ou Call of Duty, qui, là encore, amortissent une technologie et des assets en dégainant un épisode par an.
L'idée de Kojima est également intéressante sur d'autres aspects. D'abord, le créateur a choisi de porter son jeu sur plusieurs machines (MGS a longtemps été exclusif aux consoles Sony), en lui faisant faire le grand écart en old gen et next gen. Si Ground Zeroes jouera le rôle aguicheur destiné à inciter les joueurs à passer sur les nouvelles machines (pour profiter de l'expérience de jeu dans sa configuration optimale), nul doute que Phantom Pain attendra lui que le parc installé soit suffisamment large avant de voir le jour.
Kojima créé donc le besoin, tout en étant déjà prêt à répondre à la demande. Sans compter que ce découpage permet de faire patienter les fans, de les remobiliser, tout en leur rappelant à leur bon souvenir l'intérêt de la franchise. Enfin, son positionnement sur le jeu dématerialisé n'est pas anodin non plus. En assurant une ristourne de 10€ sur les versions télécharges PS3 et Xbox 360, Kojima se pose en promoteur d'une telle offre (faut-il s'attendre à ce que le code d'une des portes à ouvrir dans le jeu soit votre clé de téléchargement ?), appliquant alors ce qui paraissait tellement évident à tous (un jeu téléchargé doit être venu moins cher qu'un jeu boite), mais qui ne s'était pas tellement traduit dans les faits.
Le business model de demain ?
Face à la déliquescence programmée du jeu AAA, on sent bien que Kojima a largement pensé sa riposte. On est ici bien loin des Dead Rising : Case Zero ou des Gran Turismo Prologue, Ground Zeroes étant un chapitre indispensable de MGS V, avec ses protagonistes, ses décors, son scénario spécifiques.
A lui de proposer suffisamment de contenu pour que le jeu en vaille la chandelle. Pourtant, le nouveau modèle économique que Kojima propose ne paraît pas pouvoir s'appliquer dans d'autres cas.
En effet, ce découpage fonctionne (on peut déjà prédire que les ventes seront au rendez-vous) car il s'agit de Kojima ! Les fans de MGS achèteront le jeu les yeux fermés. Nul doute cependant qu'une nouvelle licence (avec le travail qu'implique la création d'un nouvel univers, de nouveaux personnages) ne pourrait se permettre d'adopter un tel fonctionnement, proche de celui de la série télé - si le pilote ne convainc pas, la série n'est pas diffusée -, au risque de devoir jeter son travail à la poubelle. Electronic Arts avait lui aussi évoquer un temps l'idée de proposer des "démos payantes".
Si le terme peut faire peur, il s'agissait de proposer le vertical slice du jeu (une portion "finale" du jeu que le développeur prépare très tôt dans le développement pour tenter de convaincre l'éditeur) en téléchargement, afin de voir s'il pouvait convaincre les joueurs, et ainsi donner le feu vert à une production complète. Un mix entre Kickstarter, Greenlight ou l'Early Acess, en somme ! MGS V parait en tout cas faire un premier pas dans cette direction.
Il paraît évident en tout cas que le nombre de AAA va se raréfier, mais que le genre ne va pas pour autant disparaître (c'est même Jade Raymond qui le dit). D'ailleurs, le nombre d'éditeurs capables de produire des titres aussi gourmands se réduit, génération après génération. Il est donc plus que probable que va naître une frange de titres "double A", des "expériences intermédiaires", peut être plus ciblées, moins cher à produire et, on l'espère, vendues à un prix plus raisonnable.
En tout cas, on constate que l'industrie dispose encore de ressources pour tenter de trouver des parades adaptées. Le dématérialisé reste évidemment une piste de réflexion intéressante. On voit aussi avec plaisir que le marché tend à moins se focaliser sur l'aspect purement technique des jeux et que la qualité de certaines expériences plus "modestes" (les jeux indé ou smartphones) a largement redéfini ce que devait être une "expérience gamer" de qualité. Il semble donc que nous nous étions un petit peu fourvoyés...