Pour tous ceux qui ont suivi la saga créée par Hideo Kojima, il n'y a pas l'ombre d'un doute : l'idée, la mise en chantier puis finalement le lancement de Metal Gear Survive constituent la définition même d'une gageure.
Et si il faudrait être fou pour espérer, aujourd'hui, que la saga survive à ce dernier épisode, ou plus exactement à la séparation brutale et soap-operaesque entre Konami, l'éditeur, producteur et propriétaire de la licence, et son créateur, Metal Gear Survive reste un cas intéressant à étudier. Peut-être même un cas unique. En toile de fond, la notion d'auteur, la manière dont le public s'attache à ses sagas vidéoludiques, et celle de l'aspect corporatiste contradictoire dans la genèse de ce qu'on considère tout de même comme des oeuvres culturelles et créatives.
Grégory Szriftgiser, alias RaHaN, est un ancien journaliste jeux vidéo qui a fait ses armes dans la presse papier (Joypad, Joystick, PlayStation Magazine, Gaming) avant de fonder avec ses anciens compères le site Gameblog. Il quitte cette aventure en 2013 pour embrasser une carrière de l'autre côté du miroir, du côté des développeurs de jeux, tout en allant à l'autre bout du monde, au Canada. Il travaille actuellement sur différents projets, mais revient nous voir régulièrement pour publier ces billets d'humeur ou participer à des podcasts.
La survie de Metal Gear
Le consensus critique à l'égard de Metal Gear Survive fait état d'un jeu pas si raté qu'on aurait crû, dont le marasme créatif s'éclaire parfois d'authentiques moments brillants, pour peu qu'on oublie son héritage, pourtant techniquement omniprésent. Personnellement, je n'y ai pas joué (et je n'y jouerai probablement jamais), car ce n'est pas tant la valeur du jeu qui m'intéresse, que sa position vis-à-vis des fans et de la critique.
Pour cette dernière, qui a tout de même globalement pris soin d'angler ses articles ou ses vidéos autour de la proposition elle-même, tout en n'omettant pas de rappeler que ce n'était pas un Metal Gear comme les autres, on aurait presque pu y voir un jeu de survie plutôt intéressant, quoique très imparfait, en faisant abstraction de sa généalogie. Bref, plutôt que de se faire complètement défoncer comme on aurait pu s'y attendre, il finit avec un score Metacritic de 63 (sur PS4, 62 sur XO). Bon, on est d'accord : c'est vraiment pas terrible, mais sur l'agrégateur, ça reste dans le "jaune" ; d'aucuns auraient parié sur le "rouge".
Maintenant, la critique c'est bien, mais qu'en pense le public ? Sans surprise, le "user score" est bien plus bas, à 1.5. Mais on n'imagine sans difficulté que les quelques 700 votants qui ont pris la peine de cliquer pour exprimer leur opinion sont sans doute pour beaucoup des fans en colère. Certains ne manquent pas pour autant d'humour, comme "buttersweets", qui écrit :
Konami a raté une occasion en or de se faire du pognon en ne facturant pas le fichier de désinstallation.
Ce bon mot fait référence à la monétisation du jeu sur le modèle des micro-transactions abusées (i.e. pour un nouveau slot de sauvegarde, 10$), vivement critiquée elle aussi, à juste titre. Mais c'est aussi une transition de choix que buttersweets m'offre avec sa vanne, puisque la question de fond reste à mes yeux : pourquoi ? Pourquoi diable Konami a-t-il tenté le coup ?
C'est lorsqu'on cherche à lancer une nouvelle partie avec un nouveau personnage que le jeu demande la dépense de SV coins, sa monnaie virtuelle uniquement disponible via micro-transactions. Bien putassier, mais pas une nouvelle pratique dans la saga.
Les joueurs et les consommateurs
Le fait est que manifestement, l'éditeur japonais a dû faire ses devoirs, et se dire que ça valait le coup de le sortir. Car bien souvent, quand un projet s'annonce mal, il est plus rentable pour un éditeur d'arrêter les frais et de ne pas le sortir du tout, plutôt que de l'achever, le polir, le marketer, le distribuer, etc. C'est donc que dans les tableurs de Konami, il y avait suffisamment aux yeux des décisionnaires pour tenter le coup.
Pour autant, il semble clair également que l'éditeur japonais ne pousse pas particulièrement ce lancement. Le marketing est plutôt faible, se contentant d'un minimum syndical, et prenant soin de ne pas poser les développeurs du titre devant les micros d'une presse qui ne manquerait pas de poser question après question autour de l'absence de Kojima. Beaucoup de consommateurs ignoraient sa sortie jusqu'à le découvrir sur les étals, physiques ou virtuels - parmi eux, certains sans doute plutôt familiers et amateurs de la série. D'aucun verraient en cette promotion minimale l'intelligence de Konami, qui sait à n'en pas douter que la base forte des fans hardcore de la licence ont une capacité de nuisance médiatique importante, chaque tribune publique ouverte par le circuit promotionnel pouvant très rapidement faire plus de mal que de bien si les fans s'en emparent.
Par ailleurs, et c'est là où nous touchons à la notion d'auteur dans le jeu vidéo (ou tout du moins de son importance au yeux du public), la proportion de consommateurs qui sait qui est Hideo Kojima, voire qui y attache une quelconque importance, reste minimale. Même si les logos Kojima Prod et les lignes blanches sur fond noir "A Hideo Kojima Game" ont jusqu'ici toujours orné les Metal Gear. On sait bien, en vérité, que la masse des consommateurs "normaux" qui ne passe pas sa vie sur les sites de jeu vidéo s'en tamponne le coquillard, ne retenant tout juste que le nom de la saga, "Metal Gear". Kojima reste pourtant un nom bien plus connu que celui d'autres créateurs attachés à des séries pourtant plus populaires encore. On pourrait par exemple citer les pontes de Bungie comme Jason Jones, sortis du giron de Microsoft en leur laissant la saga Halo qui n'en a guère souffert. Pareil pour Uncharted et le départ de Amy Hennig ; ça n'a pas empêché Naughty Dog de sortir un quatrième épisode réussi, ni les joueurs de l'acheter. De même pour Patrice Désilets et Assassin's Creed. Bref, dans la plupart des cas, les noms "célèbres" de personnalités emblématiques du jeu vidéo, d'auteurs, sont inconnus du public, y compris un des plus importants comme celui de Kojima.
Même avec une aura aussi forte que la sienne, relativement en tout cas à ses pairs, et même avec le ramdam étourdissant (pour le public expert) de la séparation entre l'auteur star et la société historique, Konami a donc dû se dire : "on a qu'à le sortir à minima, on peut en vendre suffisamment sur le simple nom du jeu pour que le projet soit rentable". Avec un peu moins de cynisme, on pourrait aussi considérer que l'éditeur avait suffisamment confiance en la qualité de son produit et en la capacité de la critique à la trouver, pour que suffisamment de joueurs "ordinaires" y trouvent leur compte à l'achat.
Un mauvais calcul ?
Les premiers résultats commerciaux dressent pourtant une image bien moins optimiste de l'avenir du jeu. En Grande-Bretagne, pour sa première semaine de commercialisation, le jeu est 13e dans les charts. Si on en croit l'analyste Daniel Ahmad et Gfk-ChartTrack, pour cette période initiale de lancement, généralement la plus forte pour les titres attendus, Metal Gear Survive a fait à peine 5% des ventes de l'épisode précédent, le dernier sous la houlette de Kojima, Metal Gear Solid V : The Phantom Pain.
Comparé au précédent spin-off de la série, Metal Gear Rising : Revengeance, Survive fait 85% de ventes de moins sur cette première semaine. Pour la version PC (56 sur Metacritic), SteamSpy fait état d'environ 44.000 acheteurs, et, pour son mode en ligne (l'épine dorsale du jeu), d'environ 4000 joueurs quotidiens. Les critiques des utilisateurs de Steam sont mitigées, mais plus en phase avec celles des professionnels que celles des utilisateurs de Metacritic. C'est encore bien peu de données pour dresser un bilan plus global et plus solide de l'avenir commercial du jeu, mais ça n'étonnerait personne que la situation soit similaire sur d'autres marchés.
Faut-il en conclure que sans son père, la série est morte aux yeux du public ? On serait tenté de répondre par l'affirmative, mais encore une fois, même avec avec son énorme aura, Kojima - ou plutôt son absence - ne saurait être, aux yeux des consommateurs, la raison principale de leur désaffection pour ce dernier-né.
Si l'objectif de Konami était de parier sur l'ignorance du public du feuilleton de son divorce d'avec Kojima, et de rasseoir la pertinence et la légitimité de la saga avec le reste de l'équipe originale de vétérans de l'ancien Kojima Prod encore chez eux, il eût peut-être été plus judicieux de commencer par une sortie d'un MGSV fini, même sans son principal artisan, plutôt que d'emmener la série immédiatement dans une autre direction avec un titre bizarre comme Survive. Ça leur aurait aussi, peut-être, coûté moins cher tout en offrant une meilleure opportunité de rassurer une frange des fans attachés à la formule historique.
Norman Reedus (acteur, The Walking Dead), Guillermo Del Toro (réalisateur, The Shape of Water), et Mads Mikkelsen (acteur, Doctor Strange) accompagnent Kojima sur Death Stranding, son projet actuel. Au-delà des talents de ces trois personnalités, c'est aussi un témoignage fort que le game designer japonais n'a pas besoin de Konami pour créer l'engouement autour de ses projets.
Evidemment, l'autre face de cette pièce sera Death Stranding, le prochain titre de Kojima, le premier depuis son divorce avec Konami. Nul doute qu'une large frange des fans hardcore du japonais le suivront sans hésiter lorsque le jeu sortira (moi le premier). On peut aussi facilement espérer que le titre, déjà surveillé de près, doté d'appuis forts avec ses visages de célébrités comme Norman Reedus, Mads Mikkelsen, ou Guillermo Del Toro, et présentant un univers aussi fascinant que mystérieux, saura attirer ceux qui ne savent pas qui est Kojima.
Mais pour revenir à Metal Gear, l'avenir reste bien peu encourageant. Les développeurs vétérans de Survive ne se sont pas non plus gênés pour y cacher des messages témoignant de la sale ambiance dans laquelle le projet a vu le jour, tant et si bien que même si Konami dispose des ressources nécessaires pour continuer sa série sur le papier, on doute que ses principaux développeurs encore présents soient très désireux de prouver qu'elle peut survivre au départ de Kojima.
L'infiltration a-t-elle perdu définitivement l'un de ses plus prestigieux ambassadeurs ? Probablement.