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Ville témoin, architectural et politique
Avant de passer par la case presque touristique et pacifiée, la représentation de la ville dans le jeu vidéo moderne peut dans certains cas faire office d'état des lieux et témoigner du présent ou d'un présent alternatif plus que probable. À lui tout seul, le road game/movie The Last of Us témoigne moins de la fin du monde que du déclin de l'Amérique et de son mode de vie. Aux bourgades désertées de l'Amérique rurale répondent surtout les downtowns effondrés et rendus à la nature de Boston, Pittsburg et Salt Lake City. Même les shooters militaires gagnent des points d'intelligence en restituant avec fidélité et même esthétique des architectures colossales inaccessibles aux communs des mortels en dehors du jeu vidéo. La forêt de gratte-ciels incongrue et pourtant bien réelle du Dubaï de Spec Ops : The Line dressée dans le désert ou la superbe tour balayée par la pluie (mode solo) au coeur de Shanghai de Battlefield 4 laissent des marques plus pénétrantes que bien des balles virtuelles. De l'autre côté de l'hémisphère, le doublon Metro 2033/Last Light réinvente l'apocalypse version soviétique et permet d'approcher un Moscou, aussi pessimiste que l'imaginaire collectif (et la terrible actualité ukrainienne du moment) le propage, mais rarement représenté concrètement.
Villes touristiques...
Le légendaire Shenmue (lire : Sega a perdu la marque Shenmue) l'avant sans doute compris le premier, la ville dans le jeu vidéo peut très bien se mettre sans honte ou embarras au service d'une exploration quasi touristique. Sans le savoir, le jeu monument de Yu Suzuki a placé tous les repères de la ville open world surexploitée par les GTA et tous ses suiveurs. Shenmue a rendu la ville familière, accessible, l'a fait passer de décor lointain à environnement concret de proximité. L'immersion revendiquée du jeu contemporain s'appuie sur d'innombrables signaux sensoriels et cognitifs, dont les notions de distances et de temps pour franchir un espace participent grandement. Dans Shenmue, le simple fait de marcher tranquillement dans les faubourgs de Tokyo et d'aller frapper bêtement et souvent inutilement aux portes, a créé un environnement urbain tangible malgré les limites techniques de l'époque. Depuis, les Grand Theft Auto et plus fidèlement encore en version historique, les Assassin's Creed dans Jérusalem, Damas, Florence, Venise, Rome, Boston, New York, Kingston, La Havane, et Nassau (!) reconstituent le détail réel ou figuré des villes avec un soin si méticuleux que tout le reste du gameplay peut s'effacer au profit d'une balade touristique.
Édifices en construction
Dans son premier ouvrage sur les jeux vidéo paru en 1997*, l'essayiste Daniel Ichbiah qualifiait déjà les créateurs de jeux vidéo de "bâtisseurs de rêves", de bâtisseurs de mondes et même d'univers, "héritiers de Léonard De Vinci et D.W. Griffith". En 2014 la noble définition tient plus que jamais. Même si l'on cherche encore à identifier derrière les fantastiques villes imaginaires du jeu vidéo les Tadao Andō, Le Corbusier, Christian de Portzampac et autres architectes majeurs bâtisseurs de ville pour de vrai tel Oscar Niemeyer et son Brasilia, nul doute que cela ne saurait tarder.
En attendant de définitivement prendre possession du coeur palpitant de la ville (en l'occurrence celui de Chicago) en hackant son système informatique, et donc nerveux, dans le prochain Watch_Dogs, inFamous : Second Son va réincarner à son tour la ville de Seattle en circuits émergeants de parkours, en skatepark géant. Après avoir laisser dominer et nettoyer celles de Empire City et New Marais (revisitations de New York et la Nouvelle Orléans), la série inFamous, étonnamment, rejoint l'esprit de Jet Set Radio et du toujours unique Mirror's Edge en lâchant le joueur presque librement dans la ville. Tantôt rebelle, tantôt sauveur, le joueur redevient cet équilibriste fou pas toujours contrôlable dont chaque acrobatie peut se prolonger en ballet et geste artistique. Ici, malgré les vilains et la foudre, la ville redevient enfin un joyeux terrain de jeu.
* (Les Bâtisseurs de rêves, réédité depuis chez Pix'n Love sous le nom de La Saga des jeux vidéo)