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Assassin's Creed Unity vient de rentrer dans l'histoire. Pas du tout comme le projet en avait le potentiel en allant se frotter à la Révolution française. Non, Unity est entré dans l'histoire du jeu vidéo parce qu'il a franchi ce cap rare et imprévisible de la sphère publique, médiatique et politique.

Phénomène unique pour un jeu vidéo, Unity n'a pas attiré l'attention médiatique pour des raisons économiques (budget, succès ou flop) ou de rengaine polémique sur la violence ou l'accès inapproprié aux enfants, ni même à cause de ses nombreuses approximations techniques impensables dans une production de ce calibre. Non, à son corps défendant, Unity a réussi à provoquer une discussion sur le fond, historique, jusqu'à provoquer un débat idéologique et politique presque généralisé.

Brusquement, Assassin's Creed Unity n'appartient plus seulement aux gamers mais à toute la culture. Et ça, même si une partie de la population gamer protectionniste se sent dépossédée de son bébé, c'est un progrès pour le jeu vidéo dans son ensemble.

Sur toutes les lèvres

En bien ou en mal, tout le monde parle depuis des semaines d'Assassin's Creed Unity et le soufflet ne retombe toujours pas. La passion gamer a répondu présent quand l'éditeur Ubisoft a orchestré il y a de longs mois le lancement médiatique de son blockbuster annuel avec l'efficacité habituelle d'une bande-annonce affolante de promesses visuelles. Mais dès la présentation du mode coopération la communication d'Ubisoft échappe à l'éditeur (on évitera d'écouter la petite voix paranoïaque qui souffle à l'oreille que toutes les polémiques ont été calculées par les services marketing). Les défenseurs de la cause féminine/féministe se sont manifestés, avec raison, surpris que parmi les 4 joueurs du mode coop aucun n'était féminin.

Puis vinrent les doutes sur la parité technique forcée à la baisse des versions Xbox One et PS4. Au moment de la sortie, les critiques des États-Unis se fâchent légitimement (il faut espérer contre eux-mêmes aussi un peu) d'avoir été piégés par Ubisoft en signant, sans voir, un embargo n'autorisant la publication de leurs tests que 12h après la commercialisation du jeu. Alors que la plus mauvaise surprise aura été un bilan technique assez catastrophique pour un AAA. Curieusement plus aimables, les tests français laisseront tout d'abord passer avec moins de réserves les problèmes techniques et les petits arrangements avec l'histoire historique d'Unity.


Là encore se seront les sites US et anglais qui les premiers demanderont des comptes à un jeu d'origine française qui malmène la si symbolique Révolution française en relâchant un jeu visiblement pas terminé. Le site Polygon, en particulier, rappelle avec justesse et cruauté l'angle émotionnel de l'affaire puisque Ubisoft est une "société française fière de son héritage" dont l'attachement à un moment si fondateur de l'histoire de France que la Révolution française était implicite.

Le drapeau brûle

En France, où le débat aurait dû brûler d'abord, il faudra attendre la vive réaction publique des politiques Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière pour que le débat s'enflamme enfin. Depuis, cela n'arrête plus.

Le Monde souligne le côté tourisme virtuel qui serait "apolitique". Un historien confirme à Rue89 la dimension pédagogique malgré les anachronismes tout en dénonçant l'exploitation d'une violence des rues qui n'existaient pas avec autant de densité alors. France Culture prend date, en quelque sorte, de l'entrée dans l'histoire du jeu vidéo. Le débat va jusqu'à provoquer un malentendu à gauche entre l'hebdomadaire Marianne et Alexis Corbière. Ce dernier, secrétaire national du Parti de Gauche et professeur d'histoire auteur du livre Robespierre, reviens ! reproche à Marianne d'être complètement passé à côté de ces critiques là où Marianne reproche à Corbière de ne pas avoir joué le jeu.

Même les sites spécialisés sortent de leur zone de confort pour analyser les enjeux ratés ou réussis de cet Assassin décidément pas comme les autres. Les anglais continuent ainsi de débattre sur la présence d'un personnage féminin fort (Élise) qui aurait pu prendre la vedette. Quant à Jean-Luc Mélenchon, stimulé par les commentaires et réactions, celui-ci déroule sur son blog une analyse poussée inédite du jeu vidéo qualifié sans réserve "d'affaire très sérieuse", "indispensable à la construction de soi", "d'art à part entière".

De quoi je me mêle ?


Depuis que le jeu ou la bande-annonce (... trompeuse, à voir comme un court-métrage d'animation et non une "bande-annonce" du jeu) signée Rob Zombie ont été commenté par des hommes politiques ou des historiens, des voix s'élèvent pour contester l'idée de présenter un jeu à des professionnels de l'histoire et à leur demander de vérifier les faits historiques sous prétexte qu'on ne passe pas au microscope les films ou séries TV historiques.

Pourquoi aller chercher des querelles factuelles à un jeu vidéo alors qu'on ne vient pas remettre en question les partis pris d'un film historique ?

Ô, Entendez-vous dans les campagnes mugir ces féroces soldats... du jeu vidéo ? N'est-ce pas au contraire tout à l'honneur du jeu vidéo que l'on vienne lui demander d'assumer des responsabilités culturelles ? Comme l'affirment assez malicieusement (entendre avec un soupçon de provocation démagogique) les deux principaux hommes politiques qui ont accusé le jeu de malmener l'histoire de la Révolution française et de, notamment, mal représenter Robespierre, le jeu vidéo est :

un produit culturel équivalent à d'autres méritant débat sur ses contenus.

Le loisir interactif a beau avoir ses manifestations festives et ses musées, l'attention régulière des chaines de télévision et une certaine reconnaissance institutionnelle, il suffit de parler jeu vidéo autour de soit en dehors de la (certes grosse) bulle des passionnés pour se rendre compte que la "respectabilité", ou plus exactement sa place culturelle, n'est pas encore gagnée. Parler cinéma et musique font lever les regards, parler jeu vidéo fait détourner les yeux. Combien de médias traditionnels, y compris culturels, n'arrivent toujours pas à cerner la révolution permanente du jeu vidéo ?

Deux (ex) grosses pointures de la TV (de Caunes) et de la radio (Nagui) ont été ainsi récemment pris en flagrant délit d'inculture jeu vidéo. La reconnaissance publique de l'importance culturelle du jeu vidéo par des personnalités politiques pas directement en responsabilité comme l'ancienne et la nouvelle responsable du numérique au gouvernement Fleur Pellerin et Axelle Lemaire est une bonne nouvelle en soit. À moins de continuer à prétendre que le jeu vidéo n'appartient qu'à une certain couche de la population et pas à l'autre. Impensable. Mais en quoi Assassin's Creed Unity a-t-il une responsabilité particulière ?

La révolution, une affaire d'état et de coeur

Faut-il rappeler que malgré ses nombreux studios internationaux et sa forte présence au Québec, Ubisoft est une société d'origine française ? Unity est ainsi le fruit d'une collaboration entre 10 studios internationaux d'Ubisoft dont ceux de Annecy et Montpellier... en France.

Au-delà du coup médiatique, situer l'action du premier Assassin's Creed next gen en pleine Révolution française faisait porter de facto une responsabilité particulière à l'entreprise de Yves Guillemot, PDG et cofondateur d'Ubisoft avec ses frères. Le projet Unity a valeur de "renaissance spirituelle" pour la série grâce aux nouvelles consoles revendique Alexandre Amancio, directeur créatif et artistique de Unity. Et, il est vrai, quelle meilleure période que la Révolution française pour signaler une sorte de renaissance structurelle pour la série historique. La Révolution française a, elle, bel et bien rebooté la société française et montré l'exemple au monde entier (malgré les horreurs pratiquées en son nom bien sûr).

Si le public, pas forcément informé sur ces sujets gestionnaires, pouvait pardonner par ignorance à Ubisoft son émigration en masse au Canada parce que la société embauchait quand même bien des français et continuait de représenter les couleurs de la France devant les géants américains Electronic Arts et Activision, comment l'excuser d'exploiter la Révolution française sans la respecter ? Après avoir mis en avant les vertus historiques de Unity prises auprès de ses consultants spécialisés en Histoire et la couverture du mensuel Historia dédiée au jeu, les déclarations d'Ubisoft essayant vainement de réduire Unity à un objet de divertissement sans responsabilité historique ou pédagogique tombe à plat. Trop tard. On ne peut pas à la fois s'appuyer sur une communication pour la renier au moment où elle se retourne contre vous. Google se souvient de tout.

Éducation populaire physique

Malgré les dénégations post polémiques des auteurs, Assassin's Creed Unity avait bel et bien une vocation d'éducation historique, même si reléguée à l'arrière plan, en toile de fond. Accessible à n'importe quel moment, la riche "Base de données" historiques du jeu qui s'agrandit au fur et à mesure des événements et lieux croisés témoigne de cette volonté encyclopédique et éducative (on recommande vivement de la consulter, des traits de méta humour viennent l'alléger). Et c'est là où le drapeau blesse intellectuellement et affectivement.

La trame d'Assassin's Creed ne fait que survoler les évènements de la Révolution française, tantôt en respectant à peu près leur mise en scène et leur chronologie, tantôt en les interprétant ou les détournant à des fins dramatiques. Les enjeux du soulèvement parisien contre la misère imposée par le joug de la monarchie passent derrière l'histoire fumeuse du conflit entre de pseudos confréries occultes du type francs-maçons à travers les siècles.

En croisant la grande histoire, celle du héros Arno devient anecdotique, comme si l'on racontait un fait divers trivial alors que le monde s'écroule. Mais là où le scénario d'Assassin's Creed passe, à la manière d'un film raté, à côté de son sujet, le Paris édifié de toutes pièces par les minutieux architectes et bâtisseurs des studios d'Ubisoft offre un tout autre voyage dans le temps. La reconstitution méticuleuse du château et de la ville de Versailles puis du Paris tumultueux de la fin du 18e siècle n'a absolument aucun équivalent. Surtout quand on est tête et jambes dedans au milieu de la foule. La vérité physique de la ville et de sa population traversée à travers ses ruelles et avenues a un effet d'immersion à l'impact émotionnel et éducatif incalculable. Irrémédiablement figé, le décor d'un film historique est toujours limité par son cadre. Ici le spectateur/acteur se déplace librement dans un espace à 360° où rien n'échappe au regard, ni à l'oreille d'ailleurs.

Malgré les habitudes prises avec les jeux open world, de GTA à Minecraft, rien ne prépare pour un français (et peut-être aussi un parisien) au degré d'intimité que provoque cette traversée de Paris sous la Révolution. Pour chaque anachronisme identifié par un spécialiste (drapeau tricolore et chansons en avance sur leur temps par exemple), une vérité surgit à un coin de rue, au bord d'un toit, au balcon d'une fenêtre, dans une taverne surpeuplée ou un appartement cossu abandonné. La qualité d'immersion dans cette ville redevenue le musée vivant fantasmé aujourd'hui rappellera, avec un sourire attendri, les premières expériences de visites virtuelles balbutiantes de monuments tentées dans les années 2000. En dehors de l'action, du gameplay, le simple fait d'être là au milieu des gens et des lieux, dans un passé palpable, le jeu vidéo se trouve brusquement une légitimité historique incomparable.

La révolution a bien eu lieu

Contre toute attente, la Révolution française version jeu vidéo vient peut-être d'avoir lieu, quitte à avoir transité par les terres du lointain cousin Québec. Pour la première fois peut-être vraiment, les tiraillements classiques entre les aspirations créatives et les exigences financières se seront cristallisés au grand jour autour du premier Assassin's Creed next gen. Les spécialistes se disputent dorénavant sur le bien fondé d'une critique culturelle du jeu vidéo, sur la liberté de création et donc de détournement de faits historiques, du jeu vidéo comme des autres médias. Et on se gardera bien de s'en moquer.

Si la création doit évidemment rester libre et ne pas se voir cloisonnée dans un triste rôle de reproduction didactique du réel, les créateurs ne peuvent cependant pas se dédouaner totalement de l'incidence des représentations qu'ils proposent au public

... explique clairement Maxence Bidu joueur et doctorant en histoire médiévale. Mais même s'ils continuent et passionnent, les polémiques et débats de spécialistes sont déjà du passé. Assassin's Creed Unity ne s'est pas glissé avec une fausse innocence à travers les filets des descendants des sans-culottes. La Révolution française n'a finalement pas réussi à se faire banaliser par le jeu vidéo, ni instrumentaliser par ignorance ou calculs racoleurs par les services marketing, les médias, ou les personnalités en col blanc. Le sujet, d'importance, est désormais sur la place publique, non pas pour être jugé mais pour être discuté comme le mérite une démocratie. Ubisoft a sans doute raté son grand rendez-vous avec l'Histoire que portait implicitement le projet, mais l'Histoire l'a rattrapé.


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(1) Ah ! ça ira : chanson révolutionnaire de 1790 dont « Vive le son du canon » fait aussi partie des couplets https://fr.wikipedia.org/wiki/Ah_!_ça_ira

François Bliss de la Boissière est journaliste critique jeu vidéo et (home)cinéma depuis 1998. Franc-tireur de la critique, il a participé à l'aventure pionnière Overgame.com au début des années 2000 sous le vrai/faux pseudonyme "bliss" et a écrit notamment pour les magazines papiers et Internet : Amusement, Chronic'art, Electron Libre, Gamasutra, GameFan (pseudo : Aliasaka), Games Industry Biz, Gaming, Gameweb, Hitphone.fr, Première, TéléCinéObs... Il participe actuellement au mensuel Comment ça marche et au bimestriel GAMES. Il alimente capricieusement le blog Overjeu et s'exprime en temps réel sur le jeu vidéo sur Twitter @Overgamevoice