Lorsqu'on a découvert pour la première fois ces visages, souvent connus pour les amateurs de films et séries américaines, criants de vérité, et cette ambiance années 40 soignée, L.A. Noire a vite été propulsé vers le haut du classement des jeux les plus attendus de la rédaction. Sa copieuse histoire digérée, faut-il vraiment y voir le premier pas d'une révolution annoncée ?
Autant le dire clairement : L.A. Noire restera un titre marquant pour le jeu vidéo, tant ses avancées en matière de capture de performance sont non seulement impressionnantes visuellement, mais particulièrement intéressantes du simple point de vue ludique ou narratif. Après, ça n'en fait pas un titre parfait, ni de ce point de vue, ni d'autres, mais tout le monde le sait : les grandes étapes vers les sommets comptent presque autant que son atteinte. Surtout quand on en franchit autant d'un coup.
La vallée dérangeante
Le "danger" du réalisme anthropomorphique, c'est Masahiro Mori, roboticien japonais, qui a mis un nom dessus. Il s'agit de l'Uncanny Valley, ou "vallée dérangeante" en français, qui théorise simplement qu'à mesure que l'Homme parvient à créer des êtres artificiels à son image, de plus en plus réalistes, les petites imperfections deviennent de plus en plus monstrueuses pour beaucoup, qui accepteraient plus facilement des robots clairement synthétiques. Et que, passé un certain stade de perfectionnement, ce sentiment disparaît. En réalité, cette théorie concernant la robotique est aussi vraie, dans une certaine mesure, pour l'imagerie de synthèse, en particulier celle de nos jeux vidéo, limitée de fait par la puissance des machines sur lesquelles ils tournent. Combien de fois avons-nous fermé les yeux sur des animations en décalage avec la qualité visuelle dont nous étions les spectateurs ? Combien de fois nous sommes-nous tus lorsque des non-joueurs nous disaient "mais, il ressemble à rien ton personnage, là", alors qu'on y voyait le plus réaliste des héros ? L'importance du visage, du regard, de la fluidité des mouvements n'est un secret pour aucun créateur de jeu porté sur un traitement visuel réaliste. L.A. Noire porte l'affaire considérablement plus loin, en virtualisant bien mieux que quiconque les visages de véritables acteurs de stature, mais surtout en intégrant au coeur de son gameplay cette technologie. C'est dire à quel point la Team Bondi, créatrice du titre, a confiance en sa technologie. A-t-elle eu raison ? A mon sens oui. On est sorti de la vallée.
Tous les crimes sont humains
Dans la peau de Cole Phelps (Aaron Staton), le joueur, peut-être pour la première fois, se glissera dans le rôle d'un véritable détective. Qui devra, qui plus est, enquêter sur les crimes d'une ville aux mille et uns démons, au coeur de laquelle d'aucuns considèrent que s'y cache le Diable lui-même, même si elle s'appelle la ville des Anges, Los Angeles. Et comme derrière chaque crime, il y a des hommes, difficile finalement d'envisager des enquêtes sans une énorme part d'interactions humaines. En matière de jeu vidéo le défi est de taille : il y a bien eu des éléments approchants dans plusieurs jeux d'aventure, quelques titres assez étonnants en termes de simulation des visages, mais rien, je dis bien rien, n'atteint ce que propose L.A. Noire sur ce point. Au cours de la grosse vingtaine d'affaires qui échoueront sur les différents bureaux de Phelps (de la circulation aux incendies criminels, en passant par la crim' et la brigade des moeurs), une énorme proportion des enquêtes reposera sur les interrogatoires. Témoins comme suspects sont des mines d'information, mais aussi de narration. Le casting d'acteurs est tout bonnement époustouflant, et pour la première fois dans un jeu vidéo, reconnaître autant de visages (et de voix) connus, issus de grandes productions cinéma ou TV (en vrac Mad Men, Le Seigneur des Anneaux, 24 heures chrono, Dexter, Sons of Anarchy, Dr. House, The Shield, Lost, L.A. Confidential, etc.) change la donne. Alors si tous ne font pas une illusion parfaite, si parfois certains visages animés sont un peu en décalage avec la gestuelle des corps, s'il est vrai que les yeux ont parfois un manque de vie flagrant, que ça peut parfois paraître un tantinet surjoué, tous ces acteurs et actrices confèrent à L.A. Noire une crédibilité hors-norme que, fort heureusement, l'aspect scénaristique ne diminue aucunement.
De fil en aiguille
Le travail d'un policier est presque toujours un jeu de piste, et très souvent ingrat. Le jeu de Rockstar s'approche ainsi de l'idée qu'on s'en fait : celle d'un boulot difficile de défrichage d'une vérité complexe, dans lequel on avance pas à pas, lentement, et prudemment. On ressort de L.A. Noire avec le paranomètre à 200. Après plus de 250 indices ramassés et presque autant de questions posées, au cours de plus 20 heures de jeu, impossible de rester indemne. C'est qu'il n'y en a pas un pour rattraper l'autre. La plupart des témoins font au minimum un peu de rétention d'information sur certaines questions, tandis que les suspects pipotent évidemment allègrement à tous les étages. Même s'ils ne sont pas forcément les coupables... Seulement voilà, même en ayant passé les scènes de crime et divers lieux d'importance au peigne fin, les interrogatoires ne sont pas forcément gagnés. Il faut bien réfléchir aux propos des interrogés, aux pièces à conviction accumulées, et aux preuves, car sitôt accusé de mentir, un témoin ou un suspect aura besoin qu'on lui colle la preuve sous le nez pour avouer. Si on ne l'a pas ou qu'on se trompe, il se braquera et se rebiffera, nous faisant parfois passer à côté de certaines infos cruciales. Pareil si on le met un peu en doute, pour aller à la pêche, alors qu'il dit la vérité. Comme les affaires et les indices, assez rapidement, deviennent plus compliqués qu'au début du jeu, il faut donc se fier à leurs expressions. Là, point de doute : regard fuyant ou déglutitions rapprochées trahissent le stress, le sourire en coin et les yeux loin des vôtres sont souvent signes de confiance en son mensonge. Mais pas toujours !
Tu pipotes pas un peu, toi ?
S'il est souvent facile de savoir quelle attitude adopter en fonction des expressions de l'interrogé, le doute est toujours là. Car dans le tas, il y a bien un ou deux bons menteurs, qui ne trahissent rien, certains stressés de la vie qui suent même s'ils n'ont rien à se reprocher, ou, tout simplement, une absence de preuves pour confondre un suspect. Il est très difficile de finir L.A. Noire en ayant choisi la bonne attitude à 100% pour toutes les questions des interrogatoires du jeu... en tout cas la première fois. Mais pas d'inquiétude ! On est, cette fois, loin de ce code classique du jeu vidéo du "tout réussir". Car même si le joueur de base est très tenté de recommencer dès qu'il entend le carillon signalant le choix d'une mauvaise option, en réalité, c'est en faisant mal son boulot qu'on découvre le plus souvent les chemins alternatifs de L.A. Noire. En d'autres termes, l'échec n'est pas toujours pénalisant pour celui qui aime découvrir. Ratez trop d'indices ou de questions dans un interrogatoire, et vous vivrez peut-être certains autres éléments que l'enquêteur de génie ne verra, lui, jamais. Le jeu vous rattrape un peu, et s'il s'avère en réalité plus linéaire qu'on ne l'espérait, il devrait vous arriver quelques fois de boucler une affaire en découvrant, sous votre classement d'enquêteur (de 1 à 5 étoiles), dans la case "Notes", une information sur ce que vous auriez pu voir, eûssiez-vous du arriver plus tôt sur tel lieu, ou interroger d'abord tel autre témoin. Car dans l'ensemble, il est assez facile de rater des trucs...
Prendre du galon
Au fur et à mesure, le joueur accumule des points d'expérience. Chaque niveau passé (maximum 20) permet de débloquer des costumes alternatifs, ou des points d'intuition. Ceux-ci permettent de révéler facilement des indices ou d'éliminer un choix pendant un interrogatoire, et il ne faudra pas hésiter à les utiliser parfois. On peut aussi consulter la communauté grâce au Rockstar Social Club, et voir ainsi comment les joueurs ont réagit en majorité face à telle ou telle question. Mais, globalement, L.A. Noire n'est pas trop difficile. Une petite musique jazzy indique la présence d'indices, des notes de piano et une vibration signalent quand ils sont sous notre nez. La musique s'arrête lorsqu'on a tout trouvé. Heureusement, ces options sont désactivables pour ceux qui souhaiteraient jouer en mode hardcore, sans la moindre aide... et pour l'ambiance, il est même possible de passer le jeu en noir & blanc. Enfin, avec chaque coéquipier, les plus paumés pourront toujours demander conseil et se faire pointer dans la bonne direction ; une option, encore une fois, mais tout ceci est nécessaire, car, fort heureusement, vous apprendrez vite qu'en matière de crime, et vu que beaucoup ne sont absolument pas fictifs (l'équipe s'est achetée tous les quotidiens de 1947 par souci de réalisme des affaires), les démêler efficacement sans ces aides devient très difficile. ET si vous vous posez la question : oui, il pourra tout à fait vous arriver d'inculper le mauvais suspect... sans game over.
Filatures, courses-poursuites, fusillades... la routine
J'avais un peu peur de scènes d'action ratées. En fait, elles n'ont rien de très brillant c'est vrai, mais elles sont plutôt réussies. Beaucoup de suspects se mettent à fuir, il faudra les poursuivre. Certains, violents, peuvent être abattus, ou arrêtés vivants d'un coup de feu en l'air si on parvient à les tenir en joue assez longtemps (une petite jauge se remplit autour du réticule) pendant qu'ils prennent leurs jambes à leur cou. D'autres seront plaqués au sol si on les rattrape efficacement. Quoiqu'il arrive, vous allez cavaler beaucoup dans L.A. Noire. De même, les 40 délits pouvant apparaître spontanément en ville se soldent quasiment toujours par une fusillade et des sacs à macchabée. Les bagarres à main nues arrivent, aussi. Une gâchette à tenir enfoncée pour faire face à son adversaire, un bouton pour esquiver, un autre pour cogner, un troisième pour saisir : c'est basique, mais ça fait son office. Les échanges de coups de feu, eux, sont un peu plus intéressants grâce à un système de couverture correct. Mais le plus sympa reste à mon sens les poursuites en voitures bien lourdes de l'époque. Pour autant, globalement, ces aspects récurrents du boulot de flic restent un tantinet répétitifs, car ils ne sont pas aussi exaltants que le reste, le coeur du jeu. Heureusement, plusieurs scènes tout à fait singulières existent, ancrées dans une affaire particulière ou un lieu précis, pour varier ci et là l'action, et Team Bondi a pensé à ceux qui préfèrent surtout l'enquête ou peinent à passer ces séquences en permettant de les zapper. Enfin, l'aspect ville ouverte reste assez sous-exploité, un peu à la manière d'un Mafia II. Il y a des voitures cachées à débusquer, des bobines à trouver, ce genre de trucs. Identifier des monuments de la ville permettra de mieux franchir une séquence particulière en forme de jeu de piste, mais n'offre pas non plus une activité très ludique. En revanche, au cours des enquêtes, des journaux traînent ici et là, et déclenchent des cinématiques qui sont très importantes pour la compréhension du scénario global et des personnages centraux. Car si chaque affaire semble séparée dans un premier temps, on ne traverse pas tous ces départements de police sans recroiser des personnalités importantes de la ville, de sa politique, de sa corruption, de son milieu criminel... et pour le coup, l'ensemble est admirablement bien ficelé.
Quand tout se dessine
Le scénario et la narration globale de L.A. Noire sont de très haut niveau. D'abord, les dialogues, part importante de l'ensemble, bénéficient d'une maturité certaine, tant dans l'écriture elle-même que dans l'impression restituée de l'époque singulière décrite par l'univers, mais ils sont en plus délivrés, on l'a dit, par un casting en or. Les non-anglophiles devront souffrir les sous-titres français, mais c'est le prix à payer pour cette interprétation hors-normes. A mesure qu'on progresse, entre chaque dossier bouclé, des flashbacks mettent en place les pièces du puzzle d'une histoire plus large. On découvre le passé de Cole à l'époque de la guerre, mais aussi de ses compagnons d'arme dont certains recroiseront sa route dans diverses circonstances. Et au final, passé la moitié du jeu, il se dégage petit à petit un arc narratif plus global, qui pimente l'ensemble des histoires de chaque crime d'une complexité supplémentaire et résolument délicieuse à découvrir. Petit à petit, on se retrouve ainsi à vivre une véritable histoire plutôt que plusieurs petites, et la transition est conduite de main de maître. Lorsque toutes les affaires d'un département ont été bouclées, on peut aussi les rejouer, bien sûr (pour découvrir parfois des trucs nouveaux), ou se lancer dans un mode spécial pour débloquer des délits en patrouillant la ville. Il y a dans l'histoire de Cole Phelps, et la dernière ligne droite, tout ce qu'on attend d'un jeu du label Rockstar : la sensation de jouer une aventure humaine. Peut-être même plus que dans d'autres, tant l'humain de L.A. Noire est au coeur du gameplay.
Au final, il faut jouer à L.A. Noire pour ses forces, bien sûr : un scénario admirablement ficelé, qui révèle son ampleur en douceur, le véritable sentiment d'enquête que suscite le gameplay bicéphale de la pêche aux indices et des interrogatoires, et l'avancée tonitruante que représente la retranscription poussée du jeu des acteurs dans tout ça. La formule mériterait sans doute encore raffinement, mais le précédent qu'elle établit donne à rêver. Il eût fallu par exemple permettre au joueur d'appeler le central à tout moment, et non seulement lorsque cela est utile, ou encore prévoir des embranchements un peu plus nombreux dans le déroulement d'une enquête, mais on tient là un filon qu'il serait criminel de ne pas exploiter. A jouer, indubitablement.