Annoncé en 2016 sous le nom de No Truce with the Furies, Disco Elysium fait partie de ces productions indépendantes suivies avec attention, pour leur touche visuelle, leurs inspirations affichées et surtout leurs promesses. En général, elles n'engagent que ceux qui y croient. Et il y a toujours une part de déception. Mais quand elles sont tenues, peut-être même au-delà de notre imagination ? Cela donne un RPG enivrant comme aucun autre.
Il y a des mines qui laissent des traces. Et dont on se souvient. Mais pas toujours. Se réveillant la gueule écrasée sur le plancher d'une chambre d'hôtel dévastée, notre héros sait rapidement qu'il a poussé le bouchon trop loin. Car sa gueule de bois épique s'accompagne d'un lourd handicap : il ne se remémore rien. Et on ne parle de sa soirée de beuverie. Rien du tout, y compris son passé. La joute verbale entre son cerveau reptilien et son système limbique ne lui livre aucun repère. Ne reste que la douleur. Après avoir tenté tant bien que mal de se vêtir, avec détour sur le balcon pour récupérer une godasse expulsée énergiquement de sa piaule, il croise une jeune femme. Elle le salue. "Bonjour inspecteur". Un flic, par-dessus le marché ?! Ça va mal. Alors qu'il arrive au niveau du bar de ce qui ressemble à son point de chute du moment, qu'une mélodie aux relents d'Always The Sun des Stranglers résonne, il sent les regards portés sur lui. Accusateurs, agacés. Celui d'un homme, typé asiatique, attire son attention. Ce dernier se présente. Kim Kitsuragi, son partenaire, venu d'un autre poste de police. Ensemble, ils ont une enquête à résoudre. Un cadavre, retrouvé pendu dans le quartier de la Martinaise, zone des plus glauques de la ville de Revachol, déjà pas reluisante. La tâche s'annonce compliquée pour quelqu'un qui ne se rappelle de rien de toute sa vie. Pas même son propre nom.
Inspecteur des poivrots finis
Une page blanche, avec quelques tâches de vomi alcoolisé dessus. Voilà ce qu'est votre avatar, un homme d'âge mûr ayant pour l'heure des allures d'épave et un style vestimentaire discutable. Tout ce dont vous avez connaissance en débutant Disco Elysium, qui se présente comme un jeu de rôle en vue isométrique façon Infinity Engine, c'est l'archétype auquel vous correspondez. Lors de la création de ce personnage qui n'a pas fini de vous surprendre, on vous met face à différents profils. Plutôt du style cérébral, mais pas trop porté sur les relations humaines et ayant oublié d'aller à la salle gym ? Doué pour les contacts humains, l'empathie ou la manipulation avec une volonté d'acier ? Ou encore bourrin de service à l'intellect d'homme des cavernes ? Outre ces trois perspectives, vous avez la possibilité, avec un réservoir de points si faiblard que vous pensez démarrer avec un personnage sans avenir, de façonner intellect, talents psychologiques, physique et motricité.
Mais dans quel but ? Comme dit précédemment, résoudre une enquête. Sauf que Revachol, cité peinte à l'huile, magnifiquement représentée, sur laquelle on ressent des influences britanniques, néerlandaises, françaises avec un soupçon de Louisiane et un parfum d'années 70, n'est avare ni de secrets, ni de détours, ni de connexions inattendues. Sans parler des piécettes qui traînent et autres bouteilles qu'on est heureux de mettre à la consigne pour rembourrer le porte-monnaie. Ce monde qui se remet encore d'une révolution communiste ravageuse, où les inégalités sont légion, a une fâcheuse tendance à vous envoyer sur d'autres pistes et vous traiter comme de la merde. Les habitants sont pour la plupart odieux, les portes un peu trop souvent scellées. Reste qu'il faut bien le faire craquer, ce vernis crasseux sous lequel on peut aussi découvrir des âmes torturées, sensibles, prêtes à vous aider.
Who is the funky man ?
Progresser dans votre investigation n'est pas chose aisée. Vous démarrez au plus bas de votre forme, il faut donc procéder avec précaution. La moindre décision peut avoir des conséquences désastreuses. Sur un physique endolori (rien que vomir ou chercher à récupérer une cravate accrochée à un lampadaire peut vous tuer) et un moral ravagé. Et sur vos relations avec les différents personnages non-joueurs qui seraient à-même de vous aiguiller vers la bonne voie ou ces mécanismes qui se bloquent après une tentative échouée. Ce que vous faites, tout le monde et toute chose s'en rappelle. Là où la plupart des jeux du genre vous invitent à survoler chaque option de dialogue et vous asperge de connaissances sans conséquence, Disco Elysium incite à la plus grande prudence et au roleplay au sens le plus strict du terme. Les différents choix posés sous votre nez ne sauraient, ainsi, être cliqués à la va-vite, surtout si vous avez le désir d'opter pour une manière précise de mener la danse.
C'est là que les vingt-quatre compétences assignées aux contours de votre personnage entrent en scène. Littéralement. Vous leur parlez. Comme si des membres d'une coterie invisible s'adressaient à vous, vos talents interviennent régulièrement pour vous informer, vous conseiller, vous pousser à faire quelque chose, vous mettre en garde, vous conforter. C'est malin. Et étant donné les temps troublés que vit votre avatar, en matière de cohérence et de mise en scène, ça passe en Fosbury sans même lever les talons. Les conversations avec votre calme, votre pouvoir de suggestion, votre endurance, votre empathie ou encore votre temps de réaction valent leur pesant de cacahuètes et, en plus de faire penser qu'on vit en réalité une partie de jeu de rôles sur table, aident à étoffer un univers aussi passionnant que profond.
Compétences pour confidences
Mais revenons-en au jeu. Grâce aux jetons d'expérience engrangés, vous pouvez débloquer ces capacités ou leur donner plus d'importance. Cela dans l'optique de résoudre les différentes situations. Si l'on aurait tendance, par les déplacements et l'absence de combat, à voir le spectre du point and click ou du visual novel flotter sur l'écran de Disco Elysium, le RPG sait s'affirmer lorsqu'il le faut, avec ses probabilités et... ses jets de dés. Si vous n'avez pas la stature ou l'autorité pour faire cracher la vérité à une canaille locale, l'empathie pour faire s'ouvrir une personne en détresse, le doigté ou la force pour ouvrir un container, le don pour flairer les mensonges, la perception pour déceler un détail amusant, alors vous manquerez quelque chose. D'ailleurs, une partie ne peut vous laisser tout grimper à fond pour avoir absolument tout à portée.
Toujours est-il qu'à chaque compétence améliorée en dépensant un jeton d'expérience, chaque vêtement enfilé (qui peut aussi procurer des malus, en plus de donner un look improbable) ou accessoire empoigné, vous pouvez être assuré que des options se présenteront. Une ligne de dialogue bloquée après un échec, une machine récalcitrante... Ils vous ouvriront à nouveaux les bras pour une tentative supplémentaire après un upgrade. Si bien que jamais vous n'avez la véritable sensation de vous retrouver face à un mur. En y mettant du vôtre, vous progressez assurément. D'où la nécessité de toujours vous balader, papoter et retourner les environs cachant parfois des secrets qu'une pression sur TAB, ou une intuition surgissant près de votre tête, mettra en lumière. Quand bien même les déplacements peuvent se montrer un poil casse-bonbons par leur lenteur, leur rigidité, leur pathfinding parfois bizarre. Non, La Martinaise n'est pas bien vaste. Mais la densité de ce qu'elle propose promet une fréquence d'allers-retours - sans trajet rapide, probablement pour rappeler que les minutes tournent - qui peut vite assommer. Surtout si, à l'instar de notre flic, on n'a pas trop la mémoire des lieux et des visages qui leur sont associés. Heureusement que le carnet des quêtes demeure clair et que l'on peut toujours se tourner vers Kitsuragi, sidekick précieux avec lequel la relation va, normalement, se développer de fort jolie manière.
Tout est dans la tête
Pour enfoncer le clou d'une aventure parfaitement personnelle - dans la peau d'un amateur de karaoké imprévisible, capable de gâcher une boule de pétanque ou de foncer dans un fauteuil roulant sans qu'on comprenne pourquoi -, on trouve aussi le cabinet des pensées. Ce tableau nécessitant de dépenser d'autres jetons d'XP vous aide à matérialiser et embrasser des concepts suggérés par-ci, par-là, et à en tirer avantages comme inconvénients. Avec votre manière de répondre, de poli et humble à franchement con et ordurier, il forge le flic que vous voulez être. Un type juste et droit, un indécrottable raciste lourdingue avec la gent féminine, un capitaliste alcoolique, un féministe accro aux amphétamines, un moraliste, un coco amateur de disco, ou même un type sans opinion... On ne vous refuse rien dans les thèmes abordés, sans pour autant oublier de coller un coup griffe à chaque philosophie, avec intelligence.
Quand bien même il semble improbable que les nombreuses ramifications fassent réellement trame principale ne saurait trop différer dans ses grandes lignes, on se doute que plusieurs joueurs ayant envie d'imprégner des volontés différentes ne vont pas connaître la même expérience. L'écriture semble couvrir tous les angles. Et elle le fait avec beaucoup de finesse, de précision. Descriptions, caractérisations, discussions, folklore... Le travail abattu dans Disco Elysium est colossal, la quantité de texte à engloutir (soyez sûr de digérer l'anglais) phénoménale. Les rôlistes seront ravis d'avoir autant de lecture, d'autant que l'univers fictif au charme rétro se révèle riche, passionnant, que les multiples affaires annexes que l'on se voit confié, en plus de rapporter de l'XP et offrir des clés potentielles à la mission principale, font croiser de personnalités intéressantes, attachantes ou méprisables, toujours bien développées. On rit (beaucoup), on frémit, on s'étonne, on reste bouche bée face à certains rebondissements causés par un petite faiblesse. La réussite est totale.
Cela prend du temps, mais si le travail d'inspecteur n'est pas de tout repos (comptez bien trente heures pour une première partie), il vous promet un trip inoubliable. Dans lequel vous aurez peut-être envie de replonger. Ça tombe bien. Vous pouvez.