À Ron Gilbert, on doit certains de nos plus beaux fous-rires, de nos plus traumatisantes déchirures de matière grise, de nos meilleures souvenirs de jeux d'aventure de l'âge d'or de Lucasfilm Games/LucasArts. Après The Cave et Scurvy Scallywags, le concepteur américain avait envie de revenir à ce genre qu'il connaît sur le bout des doigts : le point and click. Aux côtés de son compère Gary Winnick, avec lequel il a bûché, entre autres, sur le révolutionnaire Maniac Mansion, il se lance en 2014 sur Kickstarter pour un projet indé à l'ancienne : Thimbleweed Park. La récolte est bonne (plus de 600.000 dollars), le développement plus long qu'escompté. Mais cela valait le coup d'attendre.
1987. La bourgade de Thimbleweed Park dort sur ses deux oreilles. Un meurtre va la réveiller. Celui d'un homme au fort accent germanique dont le rendez-vous secret a mal tourné. Sa carcasse pixelisée en putréfaction gît dans le lit d'une rivière. Deux agents du FBI sont dépêchés sur place. Qui est-il ? Que faisait-il ici ? En interrogeant chaque habitant de cette bourgade quasi-déserte, dans laquelle l'omnipotence du magnat des tubes électroniques Chuck Edmund se ressent à chaque coin de rue, les agents Ray et Reyes ne s'imaginent pas une enquête longue et difficile. Mais certaines attitudes ne trompent pas. Ils s'apprêtent à soulever tout un tas de mystères concernant un clown maudit, une héritière ayant préféré un autre destin que celui tracé par son oncle, le très couard père de cette dernière et des lieux intrigants comme la fabrique d'oreillers abandonnée ou l'hôtel - paraît-il - hanté où se tient une convention geek. En oubliant presque le cadavre en question. Le joueur non plus ne s'attendra pas forcément à ça. Du moins celui qui ne connaît le pedigree des concepteurs principaux. Il passera plus que probablement à côté de nombreux clins d'oeil aux jeux d'aventures des années 1980 et 1990, nécessitant un niveau de nerdisme proche de l'épique. Reste que, bien qu'il soit avant tout adressé aux fans les plus hardcore connaissant le pedigree des concepteurs sur le bout des doigts, Thimbleweed Park a absolument tout pour plaire.
Dès l'aérogare, j'ai senti Le Chuck
Sans surprise pour l'expert ayant perdu l'esprit sur les Zak McKracken et autres Indiana Jones et la Dernière Croisade, l'atmosphère baignant en surface entre Twin Peaks et X-Files, ainsi que d'autres références bien senties, va être le cadre d'un tableau saugrenu, irréel et intensément drôle. Ron Gilbert a une fois de plus donné vie à des personnages complètement fous et rapidement attachants. Ransome le clown odieux qui ne cesse de jurer (heureusement un *bip* salvateur est là), la si adorable Delores, le shérif, le légiste et le maître d'hôtel, qui semblent avoir beaucoup en commun, Doug le jardinier que l'on croise en train de creuser n'importe où, les Frères Pigeon, le fan de Star Trek... Tous, et bien d'autres, s'illustrent, se détachent d'une manière qu'on ne peut pas oublier. Et ils sont évidemment au service de dialogues et situations d'une connerie (terme employé de façon non-péjorative) géniale, pensés avec un soin maniaque pour qu'un large sourire ne s'efface jamais de notre visage. Impossible de ne pas succomber.
Nostalgie moderne
Le fond, irréprochable du début à la fin, merveilleuse, s'acoquine d'une forme adéquate. Pourquoi cela ? Parce que Terrible Toybox ne s'est pas contenté d'un Pixel Art 30 ans d'âge. Thimbleweed Park fait un peu comme, par exemple, Shovel Knight. Il adoucit, modernise un style pour qu'il apparaisse moins rugueux. Comme a pu le confier Gilbert à plusieurs reprises, l'intention était, alors qu'il avait été d'abord prévu comme authentiquement vieillot, que le visuel soit en phase avec le souvenir, embelli, que nous ont laissé les jeux de l'époque. Les sprites ont davantage d'animations spécifiques, les décors se révèlent plus détaillés et colorés et l'on peut témoigner de quelques effets de lumière dont on aurait même pas pu rêver en 1987. Et n'oublions pas que chacun des dialogues peut se voir enrichi d'un doublage, assez inégal suivant les personnages mais faisant néanmoins le job, contrairement à certaines boucles musicales qui peuvent vite taper sur le système.
Le Ransome de la gloire
Sans Game Over ou blocage possible, ce point and click (bien traduit en langue de Molière à l'écrit, soit dit en passant) proposant deux modes de difficulté n'en demeure pas moins un challenge colossal. Quand bien même l'interface à base de verbes du célèbre moteur SCUMM (ouvrir, fermer, donner, regarder, parler à, pousser, tirer et utiliser) s'avère aussi claire et simple que l'inventaire par icônes, et quand bien même chaque protagoniste dispose d'une "To Do List" consultable à tout moment pour garder ses objectifs en tête, il va falloir surmonter sa peur des grands espaces à découvrir. Le vertige face à tous les lieux accessibles à balayer de son pointeur (avec des surprises pour les collectionneurs...) et toutes les actions - parfois juste optionnelles - à accomplir par déduction est grand. Il va y en avoir des allers-retours pour comprendre comment associer les objets, quel PNJ débloquera une situation et de quelle façon, à quel moment faire collaborer le pack de héros. Bien sûr, dans ces puzzles - souvent en plusieurs étapes - incroyablement bien conçus, le débile et le surréalisme prédominent. Mais la logique et la cohérence sont toujours en embuscade derrière le mur de la folie. Il faudra juste se faire très mal au cerveau. Comme à la grande époque. En plus beau. Et diablement long. Bref, on en veut encore. Vite. OK tout de suite, en fait. Allô, Ron ?