En deux ans, la gestation du projet Double Fine Adventure a connu bien des remous. Il y a eu de l'argent (3,45 millions de dollars récoltés via une campagne Kickstarter historique), des joies, des peines, des promesses plus ou moins tenues. Mais au final, le premier jeu d'aventure de Tim Schafer depuis Grim Fandango est là. Enfin, à moitié. Broken Age, c'est son titre, a en effet été coupé en deux actes. Seul le premier est disponible pour l'instant, la conclusion arrivant plus tard - via une mise à jour gratuite - cette année. Est-ce à dire qu'il faut attendre et se retenir d'y jouer ? Voire sanctionner en passant son chemin ? Si vous aimez ne serait-ce qu'un minimum les point'n click et les histoires bien écrites, oubliez ces questions.
Vella est la fierté de sa famille. Ce joli brin de fille a été désigné pour finir, comme l'exige la tradition, dans l'estomac d'un monstre gigantesque, le Mog Chothra. Le prix à payer pour assurer la paix de son village. Mais elle ne peut s'empêcher de se demander pourquoi personne n'essaie de tuer la bestiole au lieu de procéder à ces sacrifices sans moufter. A des années-lumières de là, Shay vit seul dans un vaisseau spatial. Il est couvé par une intelligence artificielle qui veut se faire passer pour sa mère, lui proposant toujours les mêmes repas et passes-temps (de fausses missions de sauvetage) depuis qu'il est enfant. Il s'ennuie à mourir et donnerait tout pour s'évader un peu de la routine de sa confortable prison. A première vue, les univers et destins respectifs des deux protagonistes de Broken Age se situent aux antipodes. Et pourtant, ces adolescents souhaitent la même chose : qu'on arrête de décider pour eux. Evidemment, une connexion va s'établir. Mais où, quand, comment ? C'est à vous, armé(e) de vos méninges et du curseur de votre souris, de le découvrir après les avoir aidé dans leur quête d'émancipation.
Much ado about something
Dans les faits, Broken Age se révèle être un point'n click classique. Les deux héros vont là où vous cliquez, s'adressent aux personnages que vous désignez, dénichent des objets qui attirent leur attention et dont il faut trouver l'utilité dans un certain contexte. Bref, si l'interface, intuitive, n'était pas dénuée de verbes et aussi discrète (le curseur change de forme suivant les interactions possibles et l'inventaire n'apparaît que si vous le placez vers le bas de l'écran), on jurerait faire face à un bon vieux LucasArts. Ce qu'espéraient tous ceux qui ont soutenu financièrement le projet, soit dit en passant. Cela implique donc que les puzzles soient bien conçus. Aucun problème de côté : il n'y a pas de blocage, pas de recherches au pixel près, pas d'élément qui attendrait de "popper" parce que vous n'avez pas accompli une action précise. Et l'on reste toujours dans un cadre logique. De fait, la résolution d'une énigme ne nécessitera pas forcément un temps fou, surtout pour un habitué - j'ai pour ma part terminé le jeu en trois petites heures. Reste que Double Fine propose quand même tout ce qu'il faut pour se creuser la tête, que le but soit de réussir à s'échapper d'une secte établie dans les nuages, de faire vomir un arbre parlant, de faire dérailler un petit train ou de tromper un robot tricotant les cartes des galaxies où l'on souhaite se rendre.
Un peu de savoir-Schafer
Vous trouvez les situations que j'ai décrites en fin de paragraphe précédent un peu décalées ? Il ne s'agit que d'un petit échantillon. Durant toute l'aventure, quel que soit le personnage incarné (à noter que l'on peut passer de l'un(e) à l'autre à n'importe quel moment), vous allez croiser la route de personnes, d'animaux ou d'objets doués de conscience savamment composés par les auteurs du jeu. Il y a le grand-père grincheux, la cuillère ultra cordiale, le bûcheron effrayé, la mère de famille qui confectionne des tongs, le chef de chantier qui souhaite devenir Maire, et des tas d'autres... Tous mémorables. A chaque fois, l'occasion est bonne pour laisser place à des échanges complètement barrés qui ne feront même pas sourciller le moins du monde vos protégés. Rendant le tout encore plus fou sans tomber dans une absurdité forcée et sans fondement. Du grand art. Si les dialogues sont fabuleusement écrits, le jeu bénéficie aussi d'une présentation haut de gamme. Les personnes prêtant leur voix (dont Elijah Wood ou Alex Rigopulos, président d'Harmonix et plus haut soutien sur Kickstarter) accomplissent un travail qui colle très bien à une ambiance que la patte graphique rend tout simplement fantastique. Le visuel façon dessin à la main est un délice pour les yeux, avec un côté illustrations de livres pour enfants qui ne dénote pas un instant. C'est splendide, avec des détails parfois hilarants, tout en restant empreint d'une certaine poésie. Vous pouvez le vérifier aisément avec les captures d'écran qui accompagnent ce test.
Vous vous demandez si je vais adresser le moindre reproche à l'acte 1 de Broken Age. Comme dit précédemment, sa durée de vie, un peu chiche pour les experts du genre (comptez moins de cinq heures), ainsi que l'absence du second acte dans l'immédiat, pourront poser problème à certain(e)s. Néanmoins, ce genre d'expérience s'apparente tellement à un rêve, avec un niveau de qualité si élevé dans la réalisation et l'écriture, que même un cliffhanger brutal, laissant en suspens de nombreuses interrogations, ne parvient pas à détourner de l'idée que, une fois complet, Broken Age sera à ranger dans la case "chefs-d'oeuvre". A côté des autres jeux d'aventure sur lesquels a travaillé son Papa.