Après Heavy Rain, sorti il y a maintenant plus de 3 ans et demi sur PS3, le studio parisien Quantic Dream nous livre enfin son dernier bébé : Beyond : Two Souls. Une nouvelle histoire à vivre manette en mains et dans la peau de Jodie Holmes, pour un jeu qui alimentera très certainement encore de grands débats chez les joueurs... et c'est tant mieux.
L'exercice du "test" de Beyond est compliqué, comme il l'était déjà à l'époque avec Heavy Rain. D'une part parce que je ne souhaite pas vous dévoiler quoi que ce soit de précis sur son histoire, sur les différentes séquences qui font que j'ai beaucoup aimé le jeu, et d'autre part parce qu'il existe une telle animosité à son sujet dans le petit cercle des joueurs qui voudraient décider ce qu'est un jeu vidéo et ce qui ne l'est pas, qu'on marche un peu sur des oeufs. Il se trouve que l'ADN du studio Quantic Dream est notamment de détourner les codes traditionnels du jeu vidéo, et que nous sommes tous plus ou moins attachés à ces derniers. Pour ma part, je dirais que l'expérimentation est nécessaire au progrès, et que la démarche entreprise par David Cage et ses équipes depuis quelques années est en ce sens parfaitement louable. L'appréciation du résultat dépendra de chacun, encore une fois, et les discussions qui en découleront auront au moins le mérite d'alimenter des débats potentiellement intéressants. Mais assez parlé de tout ça, car je suis venu avant tout vous dire ce que j'ai aimé, et moins aimé, dans Beyond... Mais par quoi commencer ?
Une averse de compliments ?
D'abord il faut savoir que Beyond poursuit le travail engagé avec Heavy Rain (et Fahrenheit avant lui) : celui d'une histoire racontée de manière très cinématographique dans la forme, mais de manière non-linéaire également, puisque le joueur pourra plus ou moins la modifier, se l'approprier en la modelant lui-même, que ce soit en prenant des décisions ou en réussissant ou non des phases de QTE. Ce socle commun ne change pas foncièrement ici, mais l'exécution, elle, s'est affûtée. Visuellement tout d'abord, on atteint un niveau inédit. Le jeu est tout bonnement magnifique. Le nouveau moteur fait des merveilles, sans trace d'aliasing, tandis que l'esthétique globale a été extrêmement soignée par les artistes de Quantic Dream. S'ajoute à ce raffinement visuel celui du mouvement, avec des progrès considérables sur les animations des personnages, hyper crédibles et tellement variées, s'accordant à chaque situation, mais aussi sur les jeux de caméras, dont les mouvements varient en fonction du rythme et des tensions. C'est notamment très réussi dans les séquences où elles simulent une prise à l'épaule, en poursuite du personnage. Et puis il y a enfin ce grand gap franchi grâce à la superbe modélisation des visages et la fameuse "performance capture" vantée par le studio, qui consiste à mettre en boîte d'une seule prise les mouvements, les visages et les voix des acteurs lors du tournage d'une scène. Le résultat est épatant, franchement bluffant même, surtout lorsqu'on profite du jeu juste des acteurs principaux, notamment les deux têtes d'affiche Ellen Page et Willem Dafoe, évidemment... Bref, tout cela l'un dans l'autre, on est à mon humble avis devant le plus beau jeu de cette génération de consoles. Allez, osons. Une espèce d'avant-goût next-gen.
Une histoire avant tout
Mais cette grande réussite visuelle sert avant tout le développement d'une histoire et de ses personnages, au centre de tout. A ce titre encore une fois, le résultat est plus maîtrisé que dans les précédentes productions de Quantic. Les différentes scènes de la vie de Jodie, qui s'étalent sur 15 années de sa vie tourmentée, offrent ainsi une variété de situations et une véritable profondeur au personnage, qu'on apprend progressivement à connaître et dont on se prend irrémédiablement d'affection. Le mystère se désépaissit progressivement autour de cette entité à laquelle elle est reliée depuis sa naissance, Aiden, tandis que les thèmes de la mort et de la différence sont abordés de manière subtile et émouvante... On souhaite vivre des moments forts devant un jeu qui nous raconte avant tout une histoire, et c'est le cas ici. Le virage fantastique est un peu abrupte parfois, et j'aurai personnellement préféré qu'on reste plus dans le mystère que la démonstration concernant l'au-delà, à l'image de toutes les scènes intimistes qui restent de loin mes préférées, mais il faut avouer que les séquences d'action très hollywoodiennes (on est vraiment dans une ambiance très, très différence de celle du polar Heavy Rain, évidemment) restent extrêmement bien fichues et offrent un rythme agréable et une variété bienvenue. Je n'oublie pas de mentionner la présence de quelques maladresses tout de même, dans certains enchaînements et certaines situations, mais globalement le scénario de Beyond est clairement à la hauteur de nos espérances. Je ne dis pas qu'on est au niveau de ce qui se fait de mieux au cinéma, non, mais on reste bien au dessus de ce qu'on retrouve globalement dans la production vidéoludique d'aujourd'hui, ça c'est certain.
Aiden x Jodie
Côté gameplay et interface, Beyond a également voulu prolonger l'expérience de ses aînés tout en allant plus loin. Il y a d'abord la possibilité de switcher à (presque) tout moment entre Jodie, qu'on contrôle de manière classique à la troisième personne, et Aiden, qui plane dans les airs et qu'on dirige en vue subjective librement, avec la possibilité d'interagir avec les personnages et le décor. Une mécanique au coeur du gameplay durant toute l'aventure, apportant de fait une certaine variété. Aiden peut en effet prendre possession du corps des gens, les étrangler, passer à travers les portes, activer des mécanismes... N'allez pas croire que ce principe offre une liberté d'action totale (certains murs ne peuvent être traversés, certains humains ne pas être possédés, etc). Dommage en effet qu'il faille uniquement composer avec les actions prévus par le jeu, et non décider librement (tel personnage peut être seulement possédé, tel autre seulement étranglé...). A côté de ça, les QTE sont toujours présents contrairement à ce qui avait pu être annoncé mais avec une nouveauté sympa : la possibilité d'utiliser le stick droit dans les moments d'action, pour par exemple donner un coup ou en esquiver un, sans indications à l'écran. Le temps ralenti simplement un instant, et il faut l'incliner dans la direction "logique". C'est instinctif et plutôt plaisant. Les boutons ont également disparu de l'écran concernant la plupart des interactions avec le décor, qui sont signalées par un petit point blanc plus discret et qu'on active également avec le stick droit poussé dans la bonne direction. La grande variété des lieux et des situations apporte enfin pas mal de gameplay différents, notamment des scènes d'action et d'infiltration dans lesquelles on profite d'un système de couverture (sympa mais très automatisé), ou encore des séquences plus axées exploration dans des grandes zones ouvertes. On reste plus ou moins sur des rails et dans des contextes balisés la plupart du temps, cela dit, mais le champ des possibles s'est clairement élargi encore une fois par rapport aux jeux précédents. Dernière nouveauté de gameplay importante : la possibilité de jouer à deux, que ce soit avec deux manettes ou une manette + un smartphone/tablette avec une appli spéciale installée (et via laquelle les contrôles sont bien sûr hyper simplifiés). Cela répond à une attente de nombreux joueurs ayant pratiqué Heavy Rain avec un compagnon pas forcément gamer, notamment en couple, et ça en fait donc forcément un bon ajout.
Joueur x spectateur
Ce qui est assez paradoxal avec Beyond, c'est que si d'un côté on peut sentir effectivement cette volonté de proposer, à travers la nouvelle variété de gameplay décrite ci-dessus, une expérience un peu plus "gamer", si le scénario est lui aussi mieux ficelé et s'offre au joueur d'une manière déconstruite intéressante (on vit les 26 séquences du jeu dans le désordre), si la réalisation atteint des sommets... eh bien l'expérience perd tout de même au passage quelque chose qui faisait à mes yeux tout le sel de Heavy Rain : les choix cruciaux et impactants. Attention, je ne dis pas qu'ils n'existent pas (le jeu compterait d'ailleurs plus d'une vingtaine de fins, j'en ai pratiqué 6 différentes personnellement), mais le problème est qu'ils sont concentrés sur la toute fin de l'aventure, ce qui renforce l'impression d'être plus spectateur qu'acteur le reste du temps. Beyond propose certes dans toutes ses scènes des déroulements légèrement différents selon vos "performances" et vos choix, mais à quelques détails près ils ne changent pas fondamentalement le déroulé de l'aventure, bien établi et linéaire. Tout du moins pas avant les dernières séquences. On n'a donc pas cette possibilité de changer radicalement le cours des événements, de s'approprier complètement l'histoire, ce qui m'a un peu manqué personnellement. Autre élément déstabilisant dans la même thématique joueur/spectateur : la réussite ou l'échec de très nombreux QTE (et/ou interactions au stick droit) qui n'a pas d'incidence réelle sur le déroulement du jeu. On se dit qu'on pourrait tester différents déroulements, différents embranchements, en les réussissant plus ou moins, voire pas du tout, mais dans de nombreux cas il faut se rendre à l'évidence : l'interactivité reste illusoire et l'histoire reprend vite les commandes. Le prix à payer pour un meilleur scénario ? Peut-être. En tout cas j'imagine que transposer le tour de force réussi par Heavy Rain à ce niveau là, dans un jeu de l'envergure de Beyond, eût été un challenge énorme. Toujours est-il que ces deux éléments sont assez déroutants par rapport aux attentes qu'on pouvait avoir.
Au-delà d'une légère déception...
Malgré tout, je reste conquis par cette dizaine d'heures de jeu, par ces 26 séquences offrant tour à tour de l'action ou de l'exploration, des moments intimistes, tristes ou terrifiants (ceux qui nous auront le plus marqué à la rédaction). Ces passages durant lesquels on apprend progressivement à faire la connaissance de Jodie, Aiden et des personnages qui ont gravité autour d'eux durant ces 15 années. Parce qu'on s'identifie à eux, parce que ce qui leur arrive nous ramène parfois à notre propre existence, nous interpelle et laisse finalement des traces une fois l'aventure terminée. Pour tout vous dire, le Papa que je suis a une nouvelle fois été touché par certaines scènes particulières, notamment celles se déroulant durant l'enfance cabossée de Jodie, dévoilant son rapport compliqué aux autres, parents compris. Le rapport qu'elle et Aiden entretiennent est particulièrement intéressant aussi, sachant qu'on passe de l'un à l'autre à souhait, et qu'on apprend ainsi à connaître chacun de ces personnages à travers les incarnations de l'autre... Dès la première séquence dans la "peau" d'Aiden, j'ai ressenti une forte culpabilité, du fait de mes propres actes. Je me suis senti cruel et ça m'a fait réfléchir, ça m'a mis naturellement dans les bonnes dispositions pour comprendre ce rapport ambigu. Un rapport qui n'a de cesse d'évoluer tout au long du jeu d'ailleurs, et l'on se surprend à faire particulièrement attention, à réfléchir à tout ce que l'on fait ensuite avec Aiden. Mais Beyond parle avant tout de la mort, de ce qu'on imagine qu'il y a après. Un thème universel, une question ultime qui touche tout le monde, et qui bien sûr est abordée de différentes manières dans le jeu, à différents moments, et parfois de manière extrêmement touchante. Je le confesse au passage : j'ai ressenti de grands frissons et j'ai pleuré. Ca ne m'était pas arrivé je crois depuis Journey (et Camille Redouble que j'ai vu hier soir, mais c'est une autre histoire).
A ce sujet, je crois que ceux qui voudraient envoyer David Cage faire du cinéma plutôt que des jeux vidéo se fourvoient vraiment. D'abord évidemment parce que de nombreux joueurs dont nous faisons partie apprécient cette formule et en redemandent, mais surtout parce que malgré ce que cette tendance à proposer une expérience aux fortes allures cinématographiques peut laisser penser, le fait de la vivre "dans" un jeu plutôt que "devant" un film change beaucoup de choses. La rendre interactive et en incarner directement les protagonistes peut donner tellement de force au récit... Loin de moi l'envie de vous dévoiler quoi que ce soit de précis sur l'histoire pour illustrer cela, mais vivre les terreurs nocturnes dans la peau d'une enfant spéciale qui n'est pas comprise par son entourage, décider de dire adieu ou non à un proche réduit à l'état de légume, ou encore choisir ce que l'on emmène dans son sac et du temps qu'on va prendre pour le boucler au moment où l'on nous déracine de force d'un endroit qu'on commençait à apprécier, ce sont autant de choses qu'on vit plus intensément quand on se les approprie par un choix ou une action contextuelle, quelle qu'en soit l'interface. Et si Beyond n'est pas parfait, y compris dans l'esprit de ceux qui ont apprécié Heavy Rain, il n'en reste pas moins un jeu unique et différent, aux choix forts et assumés.