Vous le vouliez, ce jeu Sega maudit à la Shenmue, une sortie japonaise loupée, une version occidentale qui sort comme un grand malentendu ? Voilà l'agneau sacrifié dans sa cuvée 2012/2013, Anarchy Reigns.
Je le confesse dès le début, j'adore les jeux PlatinumGames, chacun à leur manière. Avec à chaque fois une espèce de réjouissance de gamer, comme s'ils touchaient à cette âme de gosse de 14 ans, enfouie en moi. Non mais regardez-moi ce palmarès : Vanquish est un shooter où l'armure du héros glisse sur le sol à toute vitesse à coup de booster dans les tibias et les bras pour mieux aller flinguer la gueule des communistes de l'espace. Fabuleux. Bayonetta, elle, est une sorcière avec des flingues placés dans ses talons hauts pour qu'elle tire sur ses ennemis tout en leur donnant des coups de pieds. Et puis elle finissait généralement nue si l'on était doué. Awesome. Même MadWorld avait pour lui ce mélange étrange de Sin City et de Two Crude Dudes.
"Génial mes parents divorcent"
Une sortie européenne ajournée comme l'annonce d'un flop, une mise en place ridicule au Japon et surtout une odeur sulfureuse de daube qui traine depuis les mails pro aux fenêtres MSN entre collègues et potes, personne n'épargne Anarchy Reigns, le dernier poulain de PlatiniumGames avant de changer de crémerie. Sega, démembré, décomposé, laisse partir sa couteuse bande de margoulins passionnés qui n'a jamais rempli ses caisses. Il y a comme un parfum d'instance de divorce qui plane autour de celui qui avait tout pour être le fils spirituel de God Hand.
L'enfer du solo
Dévoué corps et âme à s'exprimer dans le jeu en ligne, Anarchy Reigns va d'abord obliger de traverser entièrement le mode story le plus ennuyeux de ces dernières années... si l'on fait exception de celui de Persona 4 Arena, un exutoire pour fanboys de RPG estudiantins et pour eux seuls . Des écrans fixes, des modèles 3D, du blabla inzappable, tout ce qu'on ne veut plus voir est là, doublage risible en prime. Peut-être qu'on est devenu difficile. Peut-être qu'on est plus habitué à voir autant de parlotte pour une histoire qui n'en vaut certainement pas la peine. Peut-être même qu'on ne kiffe pas autant qu'on le devrait le retour de quelques têtes connues comme Jack de MadWorld. Et puis on serre aussi les dents car Bayonetta est en DLC. Reste qu'il faut se farcir une dizaine d'heures opposant les Copéistes et les Fillonistes du futur, dans un hub ouvert avec des missions, comme un simili tutorial un peu trop long. C'est l'indispensable aventure qu'il faudra terminer pour débloquer les 18 personnages dont un ninja-cyborg qui donne tellement envie de jouer à Metal Gear Revengeance.
"Dis l'heure 2 Hip-Hop / Rock"
Anarchy Reigns est le premier vrai brawler multijoueur en ligne pertinent. Il se positionne dans le sillage des jeux de baston à 4 boutons (plus la furie et le saut). Toutes les attaques demandent un timing très strict à respecter pour être les placées correctement, quelque part comme un Tekken avec beaucoup plus de mobilité mais moins de chinois. Jamais exploser la tête de ses ennemis n'a demandé autant de rythme. Evidemment, il y a toujours ces attaques spéciales pour faire le ménage aux alentours, à la Streets of Rage. Mais pareil, elles bouffent de la vie. Et en ligne, on sait qu'on est pas là pour durer. Pour ne pas être que dans le ressenti de la mandale balancée dans les dents, il faut reconnaitre que ça ne paye pas de mine. Pour des faiseurs reconnus comme PlatinumGames, la pauvreté visuelle d'Anarchy Reigns est assez inhabituelle. Les décors sont sommaires, les personnages se ressemblent très souvent. Peut-être ce qu'il fallait faire simple pour que ça tourne correctement en ligne, n'empêche ! Bayonetta et Madworld nous ont donné un certain goût du luxe. La cohérence d'Anarchy Reigns semble maintenue par sa bande-son, un melting-pot hip-hop / rock étrange, comme une bouillabaisse Jet Set Radio en beaucoup plus bruyant. Parfait pour rythmer le bruit des coups de poing.
Le coupe-gorge du multi
Ne vous y trompez pas, s'il est question de M.A.B. ici, c'est pour dire "Multi Atrocement Brutal". Lors de sa sortie japonaise, j'ai été perforé par quelques joueurs visiblement aguerris qui ne m'ont pas laissé respirer. Que dis-je, je ne touchais plus le sol, rebondissant à chaque fois, balancé par une attaque visiblement invincible du salopard d'en face. Je me suis fait défoncer, il n'y a pas d'autres mots. Pour résister un peu, il faut débloquer l'aptitude qui sert de parade aux chopes (une chance de survie supplémentaire, croyez-moi, on ne veut vraiment pas se faire choper dans Anarchy Reigns) et ensuite être patient. Il regorge de modes différents qui me font regretter de ne pas avoir plus d'amis en ligne qui possèdent la galette chez eux. Le genre complet de chez complet. Autant d'efforts dédiés simplement au pur plaisir de se défigurer, d'atomiser ses adversaires, méritaient mieux qu'une sortie en catimini, quelques tutos et solutions de jeux qu'on essayera tant bien que mal de trouver sur Youtube. Apprendre à jouer à Anarchy Reigns est décidément long. Très long. Un chemin masochiste. Il y a une carotte au bout, la satisfaction de maîtriser un jeu élitiste, fait de priorités parfois abusives, de rares victoires jouissives et d'humiliation permanente. Tout un programme.
Difficile de reconnaitre la patte des aventures solo PlatiniumGames dans leur premier jeu en ligne. Après s'être fait une réputation de faiseurs, de yesmen du beat them all, ils livrent ici un assemblage composite qui aurait pu être génial s'il était mieux fini et surtout plus soutenu par son éditeur. Il faut y voir le jeu de fin de contrat, bricolé dans l'indifférence la plus générale tandis que les goldenboys de Platinum, montés de toute pièce avec l'argent de Sega, s'amusaient déjà à découper du ninja pour Konami. "Vous voulez faire Bayonetta 2 ? D'accord, mais démerdez-vous entre vous, nous on veut juste palper". Il sera passionnant d'étudier comment et pourquoi la conception d'Anarchy Reigns a capoté. De savoir comment, malgré ses indéniables qualités, sa ressemblance théorique avec God Hand 2 et surtout l'impact de ses coups, un tel jeu a-t-il pu se concevoir, si ce n'est avec la rage. Quelque part, avec le panache des grands joueurs qui n'ont été que remplaçants toute leur vie, entre lose et résignation, Anarchy Reigns incarne aujourd'hui ce qui ressemble à s'y méprendre à "l'esprit Dreamcast".