On associe Nintendo à Kyoto, Capcom à Osaka et la plupart des grands studios de jeux vidéo japonais à Tokyo. Fukuoka, huitième ville du Japon, compte en son sein deux remarquables acteurs du milieu. L'un possède un stade à son nom, des locaux inouïs, en partie grâce à une série qui a cartonné dans le monde entier, Professeur Layton : c'est Level-5. L'autre vend ses jeux avec tant de succès en Europe que son PDG a décidé de courir le prochain marathon de Paris, déguisé en ninja ! Pas n'importe quel ninja : il s'agit de Naruto, le héros de shônen qui fait depuis des années son succès : c'est CyberConnect2. Sans délaisser le blondinet, CC2 s'est lancé avec Capcom dans un nouveau projet d'envergure, Asura's Wrath, et à cette occasion, le studio japonais nous invite à découvrir de quelle manière on travaille au nord de l'île de Kyushu !
Le studio de développement de jeu vidéo CyberConnect voit le jour le 16 février 1996, à Fukuoka, au Japon (ce n'est qu'en 2001 que le "2" s'ajoutera au nom de la société). Le premier jeu de ce studio sera Tail Concerto sur PlayStation, sorti en 1998, et qui bénéficiera du trait de crayon de Nobuteru Yūki, cet animateur nippon qui a travaillé sur Les Chroniques de la guerre de Lodoss, Escaflowne ou encore Chrono Cross et Seiken Densetsu 3 pour le jeu vidéo. Avec cette première collaboration, le code génétique de CyberConnect2 se révèle déjà et est encore visible dans une production telle qu'Asura's Wrath aujourd'hui : ce studio entretient un rapport particulier avec le manga et l'animation japonaise. Difficile d'affirmer le contraire alors que le populaire Naruto, et dans une moindre mesure la série .hack, n'ont fait qu'accroître la notoriété du studio, mais il suffit de faire quelques pas dans les locaux de cette compagnie fondée par Hiroshi Matsuyama, d'échanger quelques mots avec lui, pour comprendre que tout ceci n'est pas dû au hasard.
L'Hokage Matsuyama
"Il y a seize ans, nous étions dix, aujourd'hui, nous sommes un peu plus de deux cents !" Voici les mots confiés la veille avec fierté par Hiroshi Matsuyama, autour d'un succulent dîner japonais, qui nous reviennent alors que nous observons un écran en hauteur sur un mur dans les locaux de nos hôtes. Celui-ci affiche quatre fenêtres filmées, pour les quatre centres névralgiques de CC2. Trois se trouvent à Fukuoka, dans l'immeuble où nous nous trouvons, au onzième étage, le quatrième est à Tokyo, l'antenne de CyberConnect2 en capitale. Pas le temps de faire coucou pour se trouver sur l'image, on part à la découverte du bureau du boss, dont un personnage de manga furax, sur la porte, annonce la couleur. Les masques de Kamen Rider ou les illustrations de mangakas au mur rendent le bureau du patron moins impressionnant, mais l'on remarque tout de même un bon pan de mur occupé par des coupures de presse, surtout issues du Famitsu. CEO de CC2, producteur exécutif sur Asura's Wrath, celui pour qui Mario Bros. (et il le précise, pas "Super") a été le jeu qui a tout déclenché, est un passionné et on le ressent. Une vraie locomotive, du genre à entraîner tout le monde par son énergie, même s'il faut pour ça un peu bousculer les wagons. Vous voulez du Bayonnetta ou du God of War ? Je vous en prie, jouez-y, ils sont très bons, Asura's Wrath propose autre chose, quelque chose d'unique et différent.
Dans des conventions japonaises que l'on imagine timorées, la verve du producteur fait plaisir à entendre. Quand on lui demande si sa collaboration avec Capcom sur une nouvelle licence est une manière d'installer internationalement son studio dans le paysage globalisé du jeu vidéo d'aujourd'hui, il répond : Vous savez, les jeux Naruto que nous vendons, c'est 50 % en Europe, 40 % aux Etats-Unis et 10 % au Japon. Je pense que l'on sait déjà ailleurs qui nous sommes. Capcom était le seul éditeur avec qui nous pouvions mener un projet comme Asura.
A ses côtés lors de l'interview, Kazuhiro Tsuchiya de chez Capcom, producteur d'Asura's Wrath, nous avait déjà fait part de son admiration pour la manière dont CC2 sait raconter des histoires. Il le confirme lors de cet entretien : la licence appartient à Capcom et même si on peut imaginer l'univers d'Asura's Wrath s'étendre, cela ne se fera pas sans CyberConnect2.
Le son des sutras
Raconter des histoires, c'est ce à quoi s'attellent les créatifs de chez CyberConnect2, chacun dans sa spécialité. Après avoir passé les allées remplies de mangas, de jeux vidéo et d'anime que les employés peuvent emprunter pour une semaine, nous accédons au studio son, où l'on retrouve Chikayo Fukuda, compositrice de la quasi totalité des titres du studio, pour qu'elle nous parle de son travail sur la bande originale d'Asura's Wrath. Nous nous interrogeons sur sa manière de travailler : compose-t-on de la même manière que l'on travaille sur un jeu d'action, un RPG ou tout autre genre ? Et quelle est la part de liberté de la compositrice dans ses choix créatifs ? J'étais dès le début engagée dans le projet, la direction musicale qu'allait prendre le titre était donc claire car je suis impliquée depuis le commencement. Cependant, il y a parfois des directives particulières, comme c'est le cas avec le thème de Yasha que Seiji Shomida, le directeur du jeu, voulait dans un genre "western", pour ainsi dire.
Le personnage de Yasha, en plus de se démarquer dans sa manière de combattre, détonne aussi par son identité plus occidentale. Comme vous avez pu le constater, tout dans Asura's Wrath rappelle l'Asie. Nous nous sommes ainsi intéressés à des sonorités tibétaines et indiennes pour les musiques du jeu, ramenant à la semi-divinité du personnage. Mais d'un autre côté, le personnage est aussi très chaotique et c'est alors qu'interviennent dans la composition des instruments chinois et des taiko (sorte de gros tambours) japonais. La bande-son est finalement un mélange de toutes ces influences de l'Est.
A la fin de cette conversation, Chikayo Fukuda a eu l'extrême gentillesse de nous interpréter au piano le très beau et émouvant thème principal d'Asura's Wrath. Dans cette petite salle où il faisait bien trop chaud à cause du nombre de personnes qui s'y trouvaient, la fébrilité de tous s'est envolée d'un coup, à la faveur de la mélodie créée du bout des doigts de la compositrice.
De Edmonton à Fukuoka
En face du studio son se trouve une très grande salle qui réunit tous les développeurs du studio. Design, animation, technique, chacun s'attelle à sa tâche, et les frontières invisibles pour le visiteur sont en fait déterminées par le projet sur lequel ces employés travaillent. La quarantaine de personnes à gauche de la pièce, c'est l'équipe d'Asura's Wrath, tandis que la centaine de personnes qui occupent le reste de la pièce, oeuvrent sur le prochain Naruto ainsi que sur un projet encore secret... Au milieu d'une équipe constituée presque exclusivement de Japonais, on trouve Nick Diliberto, un Canadien en charge des animations de personnages et qui travaille plus précisément sur les cinématiques d'Asura's Wrath. Le jeune homme, originaire de la région de Toronto, a pris le temps de partager un déjeuner avec la presse. Nick a beau être depuis quatre ans au Japon, dont seulement deux chez CyberConnect2 (il a effectué deux ans d'études avant d'y entrer afin de perfectionner son japonais), il n'est pas pour autant un novice. Au Canada, Nick travaillait chez BioWare, il s'occupait déjà des animations de... Mass Effect ! Et sur Asura's Wrath, celui qui a appris l'animation 2D en école, joue un rôle crucial. Toutes les animations du jeu sont réalisées à la main, on n'utilise pas de motion-capture et aucune "routine" d'animation tirée d'anciens titres n'est reprise : tout est à créer. L'animation et le rendu des premiers Naruto sur PlayStation 2, c'est ce qui avait rendu Nick admiratif du studio de Fukuoka, et ce qui l'a amené à envoyer son portfolio à l'équipe. Evidemment, dans une industrie qui établit d'autant plus ses dernières années un modèle occidental s'opposant à un modèle japonais, en terme de développement, nous voulons connaître le sentiment de Nick Diliberto : Je dirais que l'on travaille plus vite ici. Tout le monde est très appliqué, focalisé sur un but précis et l'on gagne en efficacité.
"Personne n'est indifférent"
Tout près du bureau de Nick Diliberto se trouve Yosuke Tokitsu, le chara designer du titre, à qui l'on doit une bonne partie des designs préliminaires, jusqu'au définitif bien entendu, que vous avez pu découvrir en début de semaine sur Gameblog. Il est intéressant de noter que si Yosuke Tokitsu s'est beaucoup inspiré des représentations du panthéon indien (un beau livre avec des photos de statues indiennes est ouvert sur le bureau), l'artiste revendique des influences et un goût très personnels pour les comics américains et cite par exemple comme source d'inspiration... Frank Miller ! Il y aurait donc bien une patte occidentale dans cet Asura qui nous semble tellement japonais, avec ses références au shônen en général et à la mythologie asiatique. Cela se confirme dès la racine car Asura's Wrath a été réalisé avec l'Unreal Engine d'Epic, comme nous l'explique Yoshinari Irikawa, en charge du développement. Selon Hiroshi Matsuyama avec qui nous avions évoqué plus tôt le choix de ce moteur, développer sur l'Unreal Engine est loin d'être simple. Mais selon les dires de M. Irikawa, il est plus simple d'accès pour les artistes, là où d'autres moteurs demandent aussi des notions avancées en programmation. Seiji Shimoda, le directeur du jeu, nous précisera d'ailleurs que la présence d'un bureau Epic au Japon depuis 2010 (seulement) aura bien facilité les choses en termes de suivi, Epic Games prenant visiblement beaucoup de soin à apporter un soutien technique aux studios qui choisissent leur moteur. Seiji Shimoda, le directeur d'Asura's Wrath, sera d'ailleurs le dernier interlocuteur que nous choisirons de mettre en avant dans ce reportage. Celui qui assure le lien entre la production incarnée par Hiroshi Matsuyama et Kazuhiro Tsuchiya, et les équipes créatives au travail sur Asura's Wrath, ne semble pas surpris quand on évoque l'accueil très binaire reçu par la démo du titre en Europe : Au départ du projet qui réunissait Capcom et CyberConnect2, nous avons passé environ six mois pour livrer quelque chose qui finalement ne ressemblait qu'à un énième jeu d'action. Nous avons abandonné ce projet pour nous focaliser sur la narration, la mise en scène. La réponse des joueurs à la démo est à vrai dire exactement ce que nous recherchions : les commentaires sont extrêmes quelque soit le côté. Certains adorent ce jeu, d'autres le détestent, mais il ne laisse personne indifférent. Nous pensons que ce jeu est unique et qu'il mérite bien des avis tranchés, c'est la marque de sa personnalité et c'est peut-être le plus important.
Asura's Wrath est attendu le 24 février en Europe, sur Xbox 360 et PS3, et vous pouvez dès à présent retrouver nos impressions sur le jeu juste ici.