Avec la fermeture de SIE Japan Studio en 2021, PlayStation a perdu de nombreux talents dont Keiichiro Toyama. L’illustre créateur de l’un des meilleurs survival-horror de tous les temps : Silent Hill. Avant même que le destin de Japan Studio ne soit scellé publiquement, le développeur a volé de ses propres ailes en fondant Bokeh Game Studio avec certains anciens collègues. Après quatre ans de travail, le premier projet de la société, Slitterhead, est sorti sur PS5, Xbox Series X|S et PC. Une bizarrerie qui mérite toute votre attention ? Il est l’heure de partager notre verdict sur un jeu qui divise.
Keiichiro Toriyama, l’un des créateurs les plus fascinants encore en activité, sort son nouveau jeu au moment de célébrer ses 20 ans de carrière. Un bel hasard ! Si le concepteur a marqué les esprits avec la Team Silent, et le monde de l’horreur, grâce à Silent Hill en 1999, il a débuté en tant que graphic designer sur Snatcher d’un certain Hideo Kojima. Dans la foulée, il a atterri chez Japan Studio pour réaliser Siren et ses suites ainsi que les sous-côtés Gravity Rush. Le point commun entre tous ces jeux est qu’ils restent en tête, aussi imparfaits soient-ils. Slitterhead s’inscrit-il dans cet héritage de titres parfois boiteux d’un côté, mais généreux voire créatifs de l’autre ? Assurément. Est-ce pour autant la nouvelle pépite du créateur de Silent Hill ?
Le papa de Silent Hill, Gravity Rush et Siren revient avec Slitterhead
C’est quoi Slitterhead ? La première bizarrerie de Bokeh Game Studio. Un jeu d’action-aventure avec une dimension horreur qui prend place à Kowlong en référence à la Citadelle de Kowloon, localisée à Hong-Kong, rasée dans les années 90. Une ville sombre, mais surtout surpeuplée, ingérable où les habitants étaient empilés les uns sur les autres où la violence des gangs faisait rage. On incarne un Hyoki, un être amnésique et sans enveloppe charnelle, nommé Night Owl - oiseau de nuit pour les non anglophones - qui erre en quête de réponses dans une ville infestée de Slitterheads. Des créatures qui peuvent prendre l’apparence d'humains, à la manière de Parasyte ou The Faculty, se nourrir d’eux et le temps venu, révéler leur vraie nature en faisant exploser la caboche de leur hôte. On ne s’attardera pas plus sur le scénario en lui-même et on veillera même à cacher l’un des éléments principaux, mais sachez que le but de Night Owl sera de se dresser contre ces monstres dangereux.
Ce qu’il faut retenir ici, c’est qu’on a une trame éclatée où l'on reste dans le flou pendant longtemps, et racontée de manière non linéaire, dans la lignée de Siren ou même de Gravity Rush. N’attendez pas de cinématiques ultra léchées, qui auraient demandé un budget plus conséquent, car le plus gros de la narration se traduit par des plans quasi fixes et des dialogues (non doublés) avec les personnages principaux de l’aventure. Une mise en scène très minimaliste la majorité du temps, qui sera sûrement kitsch et complètement dépassée pour beaucoup, avec des silhouettes et visages transparents bleus flottant dans les airs, qui peuvent rappeler certains passages de Control par exemple. C’est limité, certes, mais cela a aussi un charme esthétique qu'on a réellement apprécié.
Malheureusement, ce choix de narration pour Slitterhead, qui peut s’apparenter à du visual novel, est au cœur même d’un des problèmes du jeu : le rythme. Un défaut qui trahit le manque d’ampleur de certaines scènes propices aux révélations, renforcé lui-même par l’absence de doublages. On a juste souvent le droit à de grognements et de marmonnements ô combien bizarres. Mais après tout, d’autres jeux aux budgets plus élevés se contentent aussi par moments de simples textes à lire. Il faut donc composer avec des lignes de dialogue parfois dispensables, à écouter en faisant des allers-retours dans le hub après chaque mission, pour en apprendre davantage sur l’intrigue, les protagonistes et notre héros. Des personnages pour la plupart intéressants, mais qui auraient mérité un meilleur traitement. Leur nombre assez élevé est d’ailleurs peut-être aussi un frein à leur développement qu’on aurait voulu encore plus poussé. Ce sera laborieux à suivre pour certains, mais on a cependant été happé avec l’envie d’aller au bout pour connaître le dénouement.
Si ces séquences de causette mettent un coup au rythme, et n’arrivent pas à impulser la dynamique nécessaire à certaines révélations, on se satisfait en revanche des musiques lo-fi qui les accompagnent. Des sons signés du grand Akira Yamaoka (Silent Hill 2 Remake) dont le travail est réussi. Outre les mélodies posées, le compositeur délivre une très bonne partition industrielle, comme à son habitude, avec une piste sonore et même un son de validation de touche qu’on croirait tout droit sortis de Silent Hill. Un boulot reconnaissable dès le début alors que j’avais oublié sa participation au projet, mais les premières notes entendues me l’ont rappelé avant même de voir son nom au générique de Slitterhead.
Une ville à taille humaine
Malgré les différents défauts qui impactent la manière de percevoir l’histoire, l’intrigue de Slitterhead reste efficace avec des thèmes plutôt « PEGI 18 » ou cet élément qui influence directement la construction des missions. On n'échappe pas non plus aux rebondissements qui permettent d’avoir les réponses à nos questions. Ça part dans tous les sens, oui, et ça peut dérouter, mais le jeu finit par retomber sur ses pattes. En fin de compte, notre seul reproche est que Bokeh Game Studio aurait pu aller encore plus loin au niveau des thématiques et de leur traitement, de l’horreur d’un point de vue de la narration. Et c’est d’ailleurs un constat que l’on peut faire aux environnements.
Globalement, la ville visitée dans Slitterhead est criante de vérité. Certes, je n'ai jamais mis les pieds à Hong Kong, encore moins durant les années 90, mais c’est bien l'image qu'on s'en fait en regardant des films de l'époque. Les ruelles étroites, l'agencement des habitations, ces coins sombres qui contrastent avec la lumière percutante des néons, on retrouve les qualités des précédents jeux de Keiichiro Toyama au niveau de la création d’un monde engageant et de l’instauration d’une ambiance… même si on reste un peu sur notre faim. Ça fourmille de détails et il y a des plans qui valent le détour, bien que pas suffisamment nombreux à notre goût, mais on ne ressent pas complètement la dangerosité de ces endroits. Le merveilleux Gravity Rush 2 et ses trois décors, qui reflétaient à chaque fois une classe sociale, était plus abouti en cela. J’ouvre une petite parenthèse, mais si vous ne l’avez jamais fait, foncez ! Malgré les problèmes, comme l’infiltration ratée, je continuerai à le défendre comme la licence car le travail de Keiichiro Toyama et de ses équipes mérite d’être soutenu plus que jamais.
En ce qui concerne le level design, là encore, notre coeur balance. D’un côté il y a ce charme désuet des ères PS2 et PS3 avec un terrain de jeu assez exigu, mais cohérent, qui joue à la fois sur l’horizontalité et la verticalité. Si on n’a pas cette ivresse de transpercer l’air à tout vitesse et comme bon nous semble à l’image de Gravity Rush, Bokeh Game Studio a fait en sorte qu’on puisse grimper sur des panneaux lumineux, ou autres, notamment durant des courses-poursuites avec les créatures. Des phases exaltantes la première fois, parfaitement dans le thème général, mais qui ennuient un peu à mesure qu’elles sont répétées et qu’elles n’innovent pas.
De l’autre côté, il y a ces limites comme les murs invisibles qui nous ramènent automatiquement dans le droit chemin, si on est proche de s'aventurer hors des limites de la zone, et qui peuvent être frustrantes tant on aurait aimé pouvoir explorer ne serait-ce qu’un peu plus. Une ouverture aurait pu apporter aussi plus de diversité et venir casser la répétitivité de certaines missions notamment où l’on repasse aux mêmes endroits sans que la route empruntée ne change vraiment. L’autre aspect de Slitterhead, finalement plus gênant à notre sens, c’est le fait d’être trop souvent pris par la main et couper dans l’action par des tutoriels qui se répètent ou par la caméra qui se braque sur le chemin à emprunter. Il y a un découpage très mécanique et pas du tout fluide.
Un concept grisant
Avec Slitterhead, Keiichiro Toyama a confessé vouloir conserver une fraîcheur et une originalité qui caractérisent ses productions quitte à être « brut de décoffrage » et à « ne pas plaire à tout le monde en créant quelque chose différent de la norme ». Ces mots résument finalement notre ressenti général, y compris pour un point essentiel qu’il est temps d’aborder, le gameplay qui ne manque pas d’originalité pour le coup. Afin de se déplacer librement dans Kowlong, en étant dépourvu d’enveloppe charnelle, on a le droit à un concept rafraichissant et rarement vu qui fait toute la force du jeu. De base, on contrôle une entité fantomatique, matérialisée par une trainée jaune, qui ne peut pas aller loin en raison de déplacements limités. Pour briser cette barrière et intégrer le monde réel, on peut prendre possession des habitants qui deviennent alors des hôtes.
Personne âgée ou jeune, homme ou femme, svelte ou corpulent, toute la population ou presque peut se transformer en marionnettes sous notre contrainte. Une servitude qui prend fin dès qu'on décide d’abandonner le corps occupé pour un autre. Les individus repartent alors vaquer à leurs occupations, et on fait de même sous notre nouvelle forme physique. Cela permet de vadrouiller dans la ville en étant enfin libre de nos mouvements, d’obtenir des renseignements spécifiques pour une mission, ou encore d’infiltrer des zones comme un bordel. Malheureusement, on a trop peu l’occasion de se servir de la Possession dans ces deux derniers cas de figure alors que ça s’y prête à merveille et que c’est une utilisation réellement intéressante de cette mécanique. C’est là qu’on se dit qu’un level design plus ouvert, mais pas que, aurait pu peut-être aider les développeurs.
Finalement cette Possession brille davantage dans le volet action de Slitterhead car disposer des corps des habitants permet de se battre contre les Slitterheads ou même des humains militaires à l’IA catastrophique. Le hic, c’est que les corps humains sont fragiles et ne résistent pas longtemps aux assauts de créatures plus puissantes. Mais heureusement, il y a toujours des habitants à disposition y compris lorsque l’environnement se métamorphose en une arène de combat fermée. Tout le principe est donc de passer régulièrement d’un corps à un autre pour éviter une mort certaine, qui intervient après trois décès et donc trois pertes d’hôtes, en sachant que ces échanges incessants d’enveloppes corporelles permettent tout de même de jouir d’effets temporaires (plus de santé, d’endurance, puissance d’attaque augmentée…).
Pour conserver ces avantages, il faut donc utiliser la Possession de manière agressive et effrénée. C’est déstabilisant au début surtout quand on se fait mettre à terre et malmener au sol, mais au fur et à mesure, on comprend qu'il ne faut jamais hésiter à changer de corps et c’est là qu’on commence à prendre vraiment du plaisir. En revanche, si on s’obstine à y jouer de façon classique, là, c’est la frustration totale qui prend le dessus, en particulier quand on se fait taper dessus à la relevée ou même avant. Au-delà de passer de corps en corps, les humains possédés peuvent évidemment se défendre en transformant leur bras en une arme de sang, avec un aspect très body-horror, afin de bénéficier d’une attaque légère et d’une attaque lourde. En plus d’une esquive, il sera possible de dévier les coups des ennemis en se mettant en garde et orientant le stick droit dans la bonne direction, un peu à la manière de For Honor. On peut se fier à l’indicateur visuel ou observer simplement son adversaire pour anticiper. Ça demande de la maîtrise, mais c’est une partie du système de combat à ne pas négliger et on éprouve une satisfaction certaine lorsqu’on arrive à enchaîner les parades.
Au bout d’un certain nombre de déviations, le temps ralentit et l’on peut mitrailler de coups notre ennemi sans qu’il ne puisse faire le moindre mouvement. En plus, les humains possédés peuvent avoir des compétences, telles que lancer un projectile qui entravera les mouvements des monstres ou pour distraire les Slitterheads, héritées et partagées avec les Êtres Rares. Les vraies stars du jeu, qu’on va débloquer au fur et à mesure de façon automatique ou en remplissant certaines conditions, et qui vont rester constamment à nos côtés. En effet, à l’inverse des habitants dont on s’empare en pleine partie, durant l’exploration ou les affrontements, les Êtres Rares doivent être impérativement sélectionnés entre chaque mission.
Ces Êtres Rares sont dotés d'une grande vitalité et de capacités offensives comme défensives, passives et actives qui peuvent évoluer en dépensant des points, bien plus puissantes. On va garder la surprise mais le casting est varié et chacun a des propriétés qui correspondent à leur personnalité. Julee par exemple peut ranimer les humains tombés au combat, pour permettre d’avoir plus d’hôtes sous la main, ou encore initier une onde de choc avec ses griffes de sang. Anita, elle, a une Hallebarde de sang comme arme et peut invoquer des civils, entrer dans leurs têtes et les ordonner d’aller attaquer une créature, en plus de pouvoir jeter des flèches empoisonnées qui infligent des dégâts en continu. Nombreuses de ces compétences spéciales ne fonctionnent qu’avec une ponction du sang des héros à chaque utilisation, autrement dit en puisant dans la santé de ces derniers. Une jauge qui descend bien entendu à chaque coup reçu. Afin de ne pas périr, on a toutefois la possibilité d’absorber l’hémoglobine laissée au sol durant les affrontements. Il y a donc une vraie gymnastique à avoir et on doit mesurer les conséquences de l’emploi de certaines capacités, ce qui apporte une réelle dynamique.
Au fil de la progression, les combats de Slitterhead deviennent encore plus stratégiques puisqu’on peut choisir deux Êtres Rares à embarquer. Une manière de densifier encore le système de combat en créant des synergies, et des combos, entre les deux personnages sélectionnés pour chaque mission. On pourra par exemple faire en sorte d’attirer des ennemis à un même endroit, puis de les attaquer tout en même temps avec l’onde de choc. Différentes combinaisons s’offrent à nous même si, on l’avoue, on est souvent resté sur les mêmes duos, notamment parce que la maniabilité trop lourde de certains héros ne nous convenait clairement pas. Alors oui, ça reste raide par rapport à des jeux purement action, on ne le nie pas, et le nombre de combos pour chaque protagoniste est réduit au strict minimum, mais la mécanique de Possession fait encore une fois toute la différence. On a finalement une boucle action assez jouissive, malgré les limites, avec de bonnes sensations que ce soit au niveau de l’impact des coups, des effets des pouvoirs, du sang qui gicle de partout qui ne demande qu’à être absorbé, et de la passation d’un corps à un autre.
Si on a déjà fait part de certains de nos griefs sur Slitterhead, on doit aussi exprimer notre amertume vis-à-vis du character design et de la mise en scène des Slitterheads. À certains moments, leur entrée est juste extra avec une cinématique bien exécutée. Malheureusement, ce n’est pas tout le temps le cas et la variété déçoit également. Ils ressemblent souvent à des insectes comparables à des mantes religieuses lorsqu’ils abandonnent totalement leur enveloppe humaine. Et encore, on parle ici des plus gros adversaires car les autres que l’on croise régulièrement, qui sont une espèce de forme phallique bipède avec une tête de vers au bout du chapeau, ne se renouvelle pas tout comme leurs progénitures. Vu les personnes aux commandes, on aurait pu espérer un bestiaire bien plus marquant et varié.
Pour injecter de la variété, Bokeh Game Studio a pensé à ajouter une dimension infiltration lors de certaines missions, en plus des courses-poursuites déjà mentionnées. On salue l’effort mais, comme dans Gravity Rush, c’est raté de bout en bout et trop daté avec ce personnage qui se met accroupi automatiquement dès que le script l’ordonne par exemple. On regrette que Slitterhead n’aille pas non plus au bout de certaines de ses idées comme le fait de posséder des gens pour obtenir des renseignements et infiltrer des zones; ou encore les mécaniques ô combien sous-exploitées comme celle de balancer du sang sur un humain pour révéler sa nature de Slitterhead, ou de l’Attrape-Vision qui permet de voir à travers les yeux d’une bestiole, directement reprise de Siren. Malgré ces nombreux défauts, on ne peut s’empêcher d’être tout même satisfait par le titre pour son concept inventif, pour ses clins d’oeil à Silent Hill (le character design, un étrange personnage du nom de Lisa…) et Siren (comme certaines mécaniques) ou tout simplement parce que malgré ses problèmes, on a besoin de ce types de jeux dans une industrie souvent trop formatée.