Délibérément obscur, quitte à évoluer dans l'ombre des RPG nippons voués au grand public, Shin Megami Tensei constitue néanmoins l'un des plus valeureux représentants du genre, et aussi l'un des plus prolifiques. "MegaTen" doit d'ailleurs sa relative notoriété sous nos contrées à ses spin-offs, Persona en tête. Dès lors, il n'est pas si étonnant qu'à l'opposé d'un certain Shadow of the Labyrinth, Shin Megami Tensei IV se cantonne au format digital en Europe, fut-il sous la houlette de Nintendo et surtout le premier épisode canonique depuis Lucifer's Call sur PS2. La saga serait-elle donc condamnée à errer éternellement dans les ténèbres, ou cet opus permettra-t-il enfin d'étaler ses talents démoniaques au grand jour ?
Depuis bientôt trois décennies, MegaTen cultive son univers sombre, qui mêle un cadre contemporain pré ou post apocalyptique avec des thématiques sociales, spirituelles, voire religieuses. Une approche pas très politiquement correcte, d'autant qu'en plus de ses histoires d'anges et de démons parfois dénudés luttant pour la domination du monde, l'une des ses principales particularités réside dans le recrutement de ces vilaines créatures, moins mignonnes et autrement plus vicieuses que les Pokémons. Shin Megami Tensei IV suit cette philosophie délicieusement subversive, au point de susciter des questions sur les notions de bien ou de mal. Ici les choses ne sont pas forcément toutes blanches ou toutes noires, le gris occupe même une place centrale, et ce à bien des égards.
Majin Tensei
En témoigne la direction artistique, toujours aussi obscure avec sa palette de couleurs pâles et ses personnages inquiétants, qui demeurent d'ailleurs dessinés en 2D. Ils conservent ainsi les traits fort singuliers tracés par Kazuma Kaneko, le character designer emblématique de la série tenant cette fois davantage la plume que le pinceau. Ces sprites à peine animés s'intègrent élégamment au sein d'environnements polygonaux, un mix de tradition et de modernité que l'on retrouve dans les cut-scenes, assez statiques et pourtant habitées d'une profonde force évocatrice, pleine d'humilité (budget restreint oblige). Idem pour la partition musicale qui s'appuie à la fois sur de bons vieux chiptunes et des sonorités électroniques plus sophistiquées pour engendrer l'atmosphère souvent lugubre de MegaTen.
Cyber Fantasy
Shin Megami Tensei IV prend cependant quelques distances avec cet héritage, à commencer par son théâtre initialement moyenâgeux, où les principaux protagonistes aspirent à devenir des samouraïs pourfendeurs de démons, alors même que les décors ont des allures de vieille Europe féodale. Ce genre de grand écart passe sans que l'on s'en offusque, tout comme des éléments cyberpunk s'immiscent naturellement dans cet univers, simplement parce que sa mythologie est faite d'influences tellement hétérogènes qu'il en devient unique. Son exploration s'effectue au départ par le biais de menus, avant d'avoir accès à la carte globale présentée en vue du dessus à l'image des précédents opus. Et il arrive que l'on s'y perde, en raison d'un léger manque de lisibilité et d'indications trop vagues pour atteindre sa destination, une hérésie à notre époque d'assistanat à outrance.
Le monde du dessous
Cette impression d'égarement, sans doute pas complètement fortuite, est encore renforcée par les habituels donjons, plus spacieux qu'à l'accoutumée. En outre, leur structure tentaculaire se déploie aussi sur le plan vertical, de sorte qu'il convient de jeter un oeil par dessus ou en dessous des murs. La recherche des reliques et autres trésors se montre donc plus intéressante, voire haletante lorsque l'on essaye d'échapper aux ennemis qui ne cessent d'apparaître de toutes parts. Ceux-ci sont désormais visibles, histoire de gagner l'initiative au combat selon la façon dont on les appréhende. Au regard de la qualité graphique de ces dédales infestés par la vermine, ces moments rappelleraient presque les pérégrinations fiévreuses dans l'enfer de Demon's Souls et affiliés.
Croisière sur le Styx
Surtout que Shin Megami Tensei IV dispose toujours d'une difficulté diabolique, notamment au début et à la fin de l'épopée. Il y a fort à parier que les aventuriers ne tarderont pas à faire un tour au royaume des morts, dont on peut heureusement s'extirper en se délestant d'espèces sonnantes et trébuchantes (la monnaie locale ou les pièces de jeu). Et en cas de décès répété, un niveau sensiblement moins féroce est proposé, cette concession à l'accessibilité se traduisant également par une migration du challenge vers les quêtes optionnelles. Cela dit, ces dernières servent aussi à entraîner ses troupes en conséquence, puisque ce MegaTen n'a rien perdu de sa nature impitoyable, pour ne pas dire sadique.
Oppression systématique
Les batailles restent basées sur le système de "Press Turn", où la moindre erreur est lourdement punie, sinon fatale. Pour mémoire, les principes de faiblesse et de résistance y jouent un rôle essentiel, car une attaque exploitant une faille vient rajouter une action du côté de l'agresseur, et vice-versa. De fait, il n'est pas rare qu'une escouade entière tombe dès le premier tour sous ces combos, qu'il s'agisse des adversaires ou de ses propres ouailles. Cette mécanique est rendue encore plus dévastatrice par l'apparition arbitraire du "Smirk", un état de cruauté supplémentaire qui décuple les chances d'exécuter un coup critique (ou d'en éviter). Mieux vaut donc sauvegarder régulièrement, une possibilité offerte à tout moment, et bien entendu connaître le bestiaire (soit plus de 400 créatures) sur le bout des griffes.
L'art de la psychanalyse
Évidemment, cet apprentissage est facilité par l'enrôlement des démons afin de former son équipe. Pour ce faire, il suffit de leur parler lors d'un affrontement - ce que l'on a dorénavant loisir d'essayer à plusieurs reprises - puis de savoir répondre à leurs requêtes. Nos sbires ont tous une psychologie spécifique, si bien que l'exercice consiste à déterminer comment les convaincre de rejoindre son camp. Doit-on choisir le mépris, la tromperie, la menace, la plaisanterie, la séduction ou la générosité, sachant que ces énergumènes peuvent décider de reprendre brusquement les hostilités, voire de partir en ricanant avec les objets ou l'argent qu'on leur a gentiment donné ? Ces négociations génèrent certes un peu de tension, mais "l'humour vache" qui s'en dégage demeure la composante essentielle de ce MegaTen.
Talents surnaturels
D'autant que ces entités permettent toujours au héros d'apprendre des aptitudes, au fil de leurs évolutions et de leurs fusions éventuelles. En prime, on sélectionne désormais les talents conservés, à l'exception des croisements par l'intermédiaire du Street Pass, nettement plus aléatoires. Toutefois pour ne pas s'échiner avec ces expériences hasardeuses, Maître Mido recommande directement les meilleures transmutations, du moins en théorie. Une fonction pratique de l'interface matérialisée par une sorte d'IA qui comporte aussi un magasin d'Apps, synonymes d'une multitude d'options pour customiser librement ses capacités. Car les lois qui garantissent l'équilibre des combats ou des fusion peuvent être largement transgressées, avec des abus jubilatoires à la clé.
Le bon, la prude et le méchant
Ce passionnant travail d'apprenti sorcier, quoique crucial pour l'avancée, n'aurait pourtant pas d'intérêt s'il ne s'accompagnait pas d'un scénario digne de ce nom. Dieu merci, la trame renferme son lot de coups de théâtre, quelquefois très éprouvants, bien que ceux-ci se révèlent un tantinet prévisibles pour les fidèles de la saga. Les plus malins auront même tôt fait de deviner la vocation des principaux personnages, derrière leurs caractères stéréotypés apparemment moins complexes que ceux des protagonistes de Persona. Car la vraie force du récit se cache dans la moralité trouble, et troublante, de la myriade de choix qu'il propose. La teneur de la fin dépend ainsi une fois encore de ces décisions, dont la portée va bien au delà des simplistes visions manichéennes.
Ange ou démon ?
Si la voie neutre, la plus délicate, semble encouragée, la quête s'étoffant alors d'une bonne dizaine d'heures (pour plus de soixante au total), le message de Shin Megami Tensei IV ne s'avère pas moins équivoque et sujet aux interprétations pour ceux qui sauront lire entre les lignes (en anglais of course). Pas sûr que beaucoup aient la patience et la maturité pour l'apprécier, à l'instar de cette aventure dans son ensemble, malgré les nombreux ajustements prodigués pour atténuer ses caractéristiques les plus virulentes et attirer de nouveaux adeptes. Et si ce quatrième épisode a presque vendu son âme au diable avec la publication immédiate de DLC pour certains irrésistibles, leur usage destiné au New Game + rappelle que la saga reste décidément démoniaque, dans tous les sens du terme.