La cité des Anges

1987, l'aventure absurde d'un petit ange qui monte, de plateforme en plateforme. Une espèce de tour de Babel où il n'avait pas le droit de tomber car il ne savait pas voler. On peut se demander quelle est la légitimité de Kid Icarus aujourd'hui, lui qui n'est plus connu par la nouvelle génération que comme "le mec éreintant dans Smash Bros Wii". Au mieux, les plus malins auront téléchargé la version Famicom sur 3DS. Un quart de siècle plus tard, ne pouvant faire le même jeu, Nintendo a décidé de faire complètement autre chose tout en gardant l'esprit de Kid Icarus. Masahiro Sakurai, génial créateur de Kirby et tête pensante des Smash Bros, était l'homme de la situation.

"ICARUS FIGHTS MEDUSA ANGELS"

Un arc, des tirs, quoi de plus naturel qu'un jeu de tir. Et puis les rail shooters, c'est le genre de production dans lequel Nintendo excelle, comme en témoignent Starfox ou la série des Sin & Punishment. Mais Sakurai ne pouvait se contenter d'un simple jeu de tir. Pit sera parfois dans les airs pour de trop brèves séquences aériennes d'une simplicité réjouissante. Une fois à terre, Pit traversera, clopin-clopant, des donjons plus ou moins grands, les deux pieds rivés au sol quasiment tout le temps. C'est cette partie qui sera la plus problématique.

Du temps de la NES, les jeux vidéo étaient un défi monolithique : deux niveaux de difficulté tout au plus, des continues au compte-goutte et surtout des sauts qui se jouaient au millimètre près, un degré de tolérance d'un niveau difficilement concevable à notre époque où les salons se kinectent et se wiimotent, où l'idée même de la mort n'est plus un enjeu. Affirmer aujourd'hui que les jeux "étaient plus durs avant" ne relève plus du statut du vieux con. Et le matériel n'aidait en rien. Si aujourd'hui certains sont prêts à dépenser un tiers de SMIC en sticks d'arcade full Sanwa, il faut garder en mémoire qu'à l'époque, on n'avait pas le choix. Nos pouces se sont fait défoncer par la croix de la direction de la NES et de la Master System et l'arrivée des Shoryu sur SNES n'a en rien guéri les cors de nos doigts. En cela, Kid Icarus Uprising est un vibrant hommage à cet âge d'or de la crampe et de la corne : il fatigue comme jamais. Et je vous le dis comme quelqu'un qui n'a pas renoncé à tenir une Wiimote à bout de bras pendant vingt heures de Skyward Sword. Dans Uprising, on bouge la caméra au stylet, tout en tenant le stick analogique, et en usant du bouton latéral gauche comme gâchette pour tirer. Des esquives sont possibles si l'on redonne un coup de stick analogique, sollicitant à chaque fois un peu plus les muscles et tendons déjà bien mis à l'épreuve. Tout d'un coup, on est à nouveau ce gamin au doigt rougi de douleur, essayant de sauver la déesse Palutena.

Un pronostic ? Une boucherie

Au Japon, les années de Monster Hunter ont fait que les joueurs ont développé des réflexes quasis surhumains. Ils tiennent la PSP avec la main "en crochet". Cette "Claw Pose" permet ainsi de manipuler la croix de direction, le stick et la gâchette en même temps. Peut-être que Kid Icarus Uprising leur posera moins de problème qu'à nous. Peut-être... Car j'ai eu beau chercher, essayer toutes les positions, chaque séquence au sol entrainait des petites douleurs au poignet. Chaque boss défait annonçait un soulagement de quelques minutes. Même le "repose 3DS" conçu pour ceux qui jouent à la 3DS devant une table ou un bureau n'y a rien fait. De toute manière, quand on refourgue gratuitement un bidule en plastique pour mettre sa console portable à plat tel un Virtual Boy, c'est qu'il y a un problème. Ce n'est pas faute d'avoir cherché, la dizaine d'heures nécessaire à boucler une première fois le mode Story. Les messages autrefois risibles nous conseillant de faire une pause toutes les heures ont pris cette fois tout leur sens. Chacun va y aller de sa petite méthode, en rajoutant le Circle Pad Pro, en jouant sur le dos ou sur le ventre... Quoiqu'il arrive, on se soumet. Si "à l'ancienne" veut dire "souffrir", alors Kid Icarus Uprising est "Old School" dans toute sa splendeur. Et pourtant on s'acharne. Car à côté de cette "pénibilité du jeu", tout le reste est absolument brillant.

There must be an angel

Sakurai est connu pour être pointilleux. Tout comme dans ses Smash Bros, Kid Icarus Uprising a été imaginé avec l'ambition de devenir "un jeu total". Durée de vie, finition, succès à débloquer. Même sa bande-son magistrale, composée par des cadors comme Motoi Sakuraba, Yuzo Koshiro ou encore Yasunori Mitsuda, a les airs d'un All-Stars de ce qui s'est fait de mieux en musiques de jeu vidéo. Pas vraiment connu pour être le point fort de Nintendo, Uprising propose pourtant un mode de jeu en ligne loin d'être anodin puisqu'il permet de récupérer des armes qu'on pourra utiliser par la suite dans le mode Story. Mais avant cela, il faudra humilier quelques anges (jusqu'à six) dans une arène. La prise en main si problématique se fait alors plus discrète car il ne s'agit plus de donjons d'une demie-heure mais de joutes sur cinq minutes, environ. Même les débutants auront leurs chances car les vétérans oublient généralement que leurs supers armes entraînent des malus bien frustrants. Ces mêmes armes pourront être combinées par paire pour en créer de nouvelles, avec à chaque fois des capacités inédites, résultat de la combinaison (les deux armes disparaissent après le processus de création de la troisième). C'est si bien goupillé qu'on se demande s'il n'aurait pas mieux valu baptiser ce jeu Smash Bros featuring Pit, tant la finesse de ces duels ne paraitra pas évidente à ceux qui ne s'y investiront pas pleinement. Et puis il y a le street-pass, des oeufs d'icarons à collectionner, et surtout ce passionnant système de trésors/trophées à débloquer, qui suit pas à pas Sakurai dans chacune de ses productions. Totales.

Pari gagnant

Mais là où l'on remarque la méticulosité du créateur, c'est dans son système de difficulté qui varie perpétuellement. A chacun des exploits de Pit, le jeu évaluera le niveau idéal du joueur. Il faudra alors parier sur ses propres performances. On mise un certain nombre de cœurs récoltés avec toujours le risque de s'être un peu trop pris pour le "Umehara" de la 3DS... Il sera toujours possible de continuer malgré le mur de difficulté que l'on s'est infligé soi-même car chaque game-over rabaissera un peu la difficulté et nos envies de jouer au chaud. Evidemment, si on opte pour une difficulté AAA, de nouveaux chemins s'ouvriront et les bonus seront bien meilleurs. Un système génial où le risque est récompensé et maintient l'envie de refaire les niveaux pour tout débloquer ou pour dégommer les nombreux monstres de l'imposant bestiaire d'Uprising.

Le choc des titans

Flashback. Au moment de la sortie de Pikmin, Shigeru Miyamoto nous livrait son évidente vérité : plus que les personnages, ce qui compte, dans les productions Nintendo, c'est ce que proposent les jeux. Ce n'est sans doute pas son background d'ange qui ne sait pas voler qui a rendu culte le jeune Pit. C'est de là que vient le coup de génie de Sakurai et de l'équipe de Sora, le transformer en héros presque conscient d'être dans un jeu vidéo. Le méta-commentaire est quasi-permanent, dans chacune des lignes de dialogue ou dans le moindre blip-blip que la console nous balancera dans les oreilles. Libéré de la tutelle "Famicom", Uprising est respectueux du jeu original où, faut-il le rappeler, Pit se faisait régulièrement transformer en aubergine par un sorcier qui est heureusement de retour. Pit et Palutena vont devenir un véritable tandem digne d'un buddy movie, digressant sur le moindre aspect des rouages de leur propre aventure. C'est aujourd'hui le parfait exemple d'un parfaite utilisation de personnages archétypaux dans une histoire héroïque mais débordante de second degré. Si on n'a pas joué à l'Emissaire Subspatial de Smash Bros, si on n'a pas goûté à la narration délicatement super-héroïque de Sin & Punishment, il n'y avait donc aucun moyen de s'attendre à ce niveau d'écriture pour un shoot them up. On n'avait pas vu un tel bris du "quatrième mur", qui plus est aussi hilarants, depuis les Metal Gear Solid. En véritable jeu d'auteur, il éparpille de véritables petits moments de bravoure et de pure connivence avec le joueur. Oui, Kid Icarus Uprising est si bien écrit que ça.

Si seulement Kid Icarus était sorti sur console de salon (même pas en HD)... S'il y avait seulement un deuxième stick de série sur la 3DS... Et si... et si... Mais Kid Icarus n'a jamais été aussi excitant, passionnant et même s'il est aussi usant. C'est le prix à payer pour cette expérience jouissive qui n'est pas sans rappeler le dilemme "des caméras pourries" de Metal Gear Solid 3 : Snake Eater. Il faut faire preuve de volonté pour en affronter les donjons. C'est tout une philosophie de jeu qu'on croyait disparue, complètement à contre-courant de la sensation du flow. La machine ne fait jamais corps avec le joueur, elle le tolère, elle le défie et parfois le rejette. En soit, Nintendo produit là un vibrant hommage à ces jeux impitoyables des années 80, à leurs vieilles manettes jamais vraiment accessibles qui nous déchiquetaient les pouces mais qui sont, forcément, nos plus belles années. Alors vole, jeune Pit. La déesse Palutena reconnaitra les siens.