Avec From Dust, Eric Chahi (Another World) et Ubisoft Montpellier se sont attaqués à un projet difficile, dans un genre devenu inexistant, sur une plate-forme un tantinet inadaptée. Pas étonnant donc qu'il soulève un grand intérêt auprès des joueurs, mais aussi qu'il souffre d'imperfections regrettables. C'est néanmoins un jeu qui sort considérablement de l'ordinaire actuel, et rien que pour ça, chapeau bas.
Pour ceux qui l'ignorent encore, From Dust est donc un "God Game" qui repose entièrement sur une "simulation" de certaines forces de la nature. God Game parce qu'on y interagit avec l'environnement sur une grande échelle, et "simulation" parce que l'environnement bouge, se développe, se transforme et évolue même sans qu'on intervienne, en respectant certaines lois physiques comme la mécanique de fluides, l'érosion, les interactions de température, la propagation du feu et de la végétation, etc.
Simulation fascination
Eric Chahi est, comme beaucoup, fasciné par les mécaniques de la nature et leurs interactions. Quoi de plus magnifique qu'un volcan aux écoulements de lave pulsant de lumière rouge, formant de nouveaux paysages lorsqu'ils s'échouent dans l'eau ? Comment ne pas se sentir happé par l'image d'un océan perturbé par un raz-de-marée fonçant vers des côtes qui changeront de visage à tout jamais une fois ses eaux retirées ? C'est la principale force de From Dust : le travail impressionnant de Ronan Bel, l'architecte de la simulation du jeu, sublimé par ceux qui l'ont mise en image. Si visuellement, le titre s'avère magnifique surtout pour les effets et la traduction graphiques des différentes matières interagissant les unes avec les autres (la formation naturelle et inattendue d'un delta, par exemple), il force surtout l'admiration quand on a pratiqué un peu la programmation, les maths et la physique. La toute dernière map du jeu, dont je vous laisse la surprise, permet aussi de jouer beaucoup plus avant avec cette simulation, qui ne semble pas souffrir de limite de complexité, tant elle ne connait aucun ralentissement malgré l'ajout constant d'interactions diverses à calculer en temps réel. Mais au-delà de la fascination qui ne manquera pas de s'opérer chez tout amateur de bac-à-sable systémique, From Dust est aussi et surtout un jeu vidéo. Pour amuser ses pratiquants, il se doit donc d'offrir un gameplay et un level design associé suffisamment riches. Et c'est un peu là que le bât blesse par endroits.
Être un Dieu à la manette
Les God Games ont fait leurs heures de gloire sur micro. De l'Atari ST au PC, en passant par l'Amiga, tous avaient un clavier, et une souris, et ce n'est donc pas un hasard si les Populous, les SimBidule, les Dungeon Keeper, Creatures et autres Spore avaient tous choisi cette interface. Aujourd'hui, From Dust souffre un peu de cette manette. Une gâchette pour prendre de la matière, une autre pour la relâcher, ça permet d'être un peu plus précis grâce à l'analogique (par rapport à un bouton de souris digital), mais on y perd en navigation et précision du curseur, ce qui peut poser problème pour l'exécution rapide et précise de modifications... surtout lorsqu'il s'agit de constituer une barrière ou un chemin de roche avec de la lave en fusion qui risque de mettre le feu à une forêt si on déborde. On a donc parfois un peu l'impression de devoir faire un coloriage avec un rouleau à peinture du bâtiment. D'autant que la caméra n'est pas entièrement libre. On a en effet accès à une vue rapprochée (la vue de base), et une autre plus éloignée (d'une pression sur RB), qui aura vite les faveurs des architectes divins, mais l'une comme l'autre souffrent de leurs inconvénients. La vue rapprochée offre un peu plus de précision mais très peu de perspective d'ensemble pour les grands chantiers de la création, l'éloignée est plus adaptée à ces derniers mais perd considérablement en précision. Du coup on navigue pas mal entre les deux, et en ajoutant à cela les incessants allers-retours pour prendre un peu de matière là, et la déposer ici, l'ensemble peut devenir fastidieux. D'autant plus lorsque les villageois ne peuvent atteindre un point auquel on les a appelés, sans qu'on comprenne trop pourquoi, parfois, ou qu'il choisissent un chemin trop dangereux après de longs efforts architecturaux pour le leur épargner.
Entrevoir des possibles
Les mécaniques de base de From Dust souffrent donc déjà d'un côté parfois pénible, un écueil très dommageable à n'importe quel jeu vidéo. Il en devient d'ailleurs d'autant plus flagrant passé le premier tiers, un peu tutorial, de la campagne. En effet, dans les maps avancées, un pouvoir amplifiant le Souffle (votre curseur et incarnation sur la map, que vous manipulez avec le stick gauche, et votre seul ustensile de travail) devient disponible ; on peut ainsi prendre plus de matière à la fois pendant un temps limité, ce qui élimine un peu de cette frustration, mais je persiste à penser qu'il aurait fallu régler la manipulation de matière sur de bien plus gros volumes dès le départ. En témoigne également le pouvoir de Terre Infinie, qui permet comme nul autre à l'aspect purement jouissif de la création de s'exprimer pleinement pendant qu'il est activé... Libéré par moments par ces frustrations, on entrevoit ainsi la dimension que pourrait prendre cette magnifique simulation si elle avait lieu sur des cartes plus grandes (une limitation probablement technique, malheureusement), ou avec des dynamiques plus dramatiques, et on se reprend à penser à ce qu'était Populous, et ce qu'il serait, mélangé avec From Dust. Populous proposait une opposition personnifiée, et des pouvoirs apocalyptiques, tandis que From Dust confronte à une nature innocente quoique dangereuse, avec des pouvoirs importants mais tous limités dans le temps. Ils restent cependant assez jouissifs au début, mais il faudra attendre cette fameuse dernière map pour manipuler des forces réellement impressionnantes. De même, pouvoir jouer avec l'écoulement du temps en l'accélérant aurait été un moyen intéressant de profiter plus avant de cette fameuse simulation, tout en permettant de compresser certains moments de "vide" à attendre qu'un homme finisse son trekking d'un bout à l'autre de la carte.
Give... me... more... POWERS !
Dans From Dust, l'important reste les hommes qu'on cherche à sauver, et à transporter d'un monde à un autre. Les villageois dont nous avons la charge ont la capacité de créer des villages, transporter le savoir d'un village à un autre, et c'est à peu près tout. Les villages sont toujours créés autour d'un des Totems des Anciens. Certains Totems donnent des pouvoirs au Souffle quand ils sont entourés d'un village : les deux que nous citions plus haut, mais aussi d'autres comme gélifier l'eau (qui ne s'écoule plus), évaporer l'eau (pratique en cas de pluies diluviennes ou de multiplications de sources risquant de noyer la map), détruire la matière capturée au lieu d'avoir à la relâcher et enfin éteindre les feux. A ceux-là s'ajoutent deux pouvoirs essentiels que les tribus peuvent parfois récupérer par l'intermédiaire d'un artefact à ramener à leur village (puis communiquer aux autres villages) : repousser l'eau et repousser le feu et la lave, deux capacités fondamentales qui immunisent un village contre la noyade et les incendies. Enfin, troisième et dernier élément de gameplay : les arbres spéciaux. Il y a les arbres-phoenix qui s'enflamment à intervalles réguliers, les arbres-à-eau qui gonflent en pompant les nappes phréatiques et libèrent leur eau à proximité de feu ou quand ils sont trop pleins, et les arbres explosifs qui éclatent en créant de petits cratères au contact du feu ou de la lave. On peut ainsi arracher ces arbres et les replanter ailleurs (de quoi résoudre certains problèmes). Enfin, à mi-campagne, il est aussi possible de relocaliser des Totems des Anciens et donc les villages autour, une mécanique très utile (ne serait-ce que pour les rapprocher les uns des autres afin que le savoir se communique plus rapidement, ou les replacer à l'abri d'un volcan ou de la zone investie par des raz-de-marée). Malheureusement, on reste un peu sur sa faim, comme si l'absence d'un ennemi personnifié (autre que les forces de la nature), ou d'autres pouvoirs imaginatifs et originaux empêchait From Dust de donner la pleine mesure de son fun. Et en matière de level design, si les dernières des 13 cartes de la campagne sont assez atroces de perfidie et de difficulté, c'est surtout le mode challenge qui est intéressant.
Rien ne vaut une bonne prise de tête
En permettant à la végétation de se répandre suffisamment sur une map, en récupérant des artefacts de savoir et en réussissant les niveaux de la campagne, on débloque des cartes "défi". Il y en a 30, confrontant toutes le joueur à une problématique simple avec des pouvoirs souvent très limités (manipulation d'une seule matière par exemple). Les résoudre le plus rapidement possible, chrono à l'appui, constitue un challenge aux saveurs radicalement différentes de celles de la campagne. Il faut parfois réfléchir un peu au meilleur moyen d'y parvenir (parfois en faisant des sacrifices qu'on n'aurait pas envisagés au départ), mais surtout, souvent, il s'agit d'être habile et rapide, ce qui devient parfois un peu agaçant lorsque l'ergonomie imparfaite s'en mêle. Exemple : ce défi où il faut retarder, ou détourner une coulée de lave le temps qu'un homme rapporte le pouvoir de repousser le feu au village à protéger, à l'aide d'arbres explosifs, qu'on n'arrive parfois pas à attraper assez vite à cause d'une certaine imprécision du curseur. Malgré tout, ces défis offrent un challenge copieux, et imaginatif, qui rallonge considérablement la durée de vie du jeu dont la campagne se boucle en une dizaine d'heures peut-être, si vous êtes perfectionnistes. Mais c'est un plaisir d'une nature toute différente de ce que la simulation servant d'épine dorsale à From Dust est capable de fournir. J'en reviens une fois encore à cette sensation de toucher du doigt quelque chose qui pourrait être aussi captivant qu'un MineCraft, sans parvenir toutefois à donner le même plaisir de création : l'inclusion d'un mode "libre" dans lequel créer des maps et manipuler tout cela à loisir eût été un gros plus, d'autant plus si les joueurs avaient pu s'échanger les "états" de leurs cartes, fussent-elles de la campagne ou de ce mode libre. Découvrir les créations des autres, montrer les siennes, et peut-être permettre à une communauté de se former autour et de proposer ses propres défis aurait sans doute grandement fait grimper l'intérêt de From Dust. Peut-être pour une version PC ? Je frémis d'avance à l'idée de mods et d'ajouts développés par des passionnés.
J'ai très envie d'un From Dust 2. Une suite avec encore plus d'ambition, de créativité, de possibilités, de mécaniques différentes, de matières avec lesquelles jouer, une version avec des éléments multi, peut-être (pourquoi pas un mode au tour par tour, à s'échanger une map avec un autre joueur sur laquelle on pourra livrer une sorte de partie de conquête de X minutes par tour ?). Ce premier From Dust reste en effet un jeu particulièrement intéressant et singulier, malgré toutes ses imperfections, et les amateurs de bacs à sable auraient tort de passer à côté, je pense, mais il ne m'a malheureusement pas autant ébloui du point de vue ludique que ce que j'en avais espéré. Je repense avec émotion à ses prédécesseurs, et à ce genre en berne auquel il appartient. Il mérite qu'on s'y attarde, et qu'on aille plus loin... encore faut-il lui en donner la possibilité en soutenant cette première initiative, aussi imparfaite soit-elle.