Après quelques errances plus ou moins musicales, Donkey Kong avait effectué son grand retour dans la plateforme pure et (très) dure sur Wii. Mais contrairement au premier Donkey Kong Country, cette nouvelle virée campagnarde ne s'était pas imposée comme le plus beau voyage de sa génération, la faute à une résolution standard. En prime, les gesticulations requises ne faisaient pas toujours bon ménage avec la loi de la jungle qui s'applique traditionnellement dans ses aventures. Et en dépit d'une version revue et bonifiée sur 3DS, afin de pallier ces petits accidents de parcours, les capacités restreintes de la portable avaient encore empêché Donkey d'exprimer toutes ses prétentions. Autant dire que notre cher primate entend définitivement rappeler son statut de poids lourd du genre à travers Tropical Freeze, en s'appuyant sur la haute définition et le renfort de ses congénères pour rafraîchir les esprits. A moins qu'il ne les échauffe...
Compte tenu de ses facultés de communication primitives, Donkey Kong n'est pas du genre à se répandre en longs discours. Par conséquent, l'intrigue se résume une fois de plus en une phrase : alors que notre grand singe fête son anniversaire avec ses compères, l'île est envahie par une flotte de manchots belliqueux, les bien nommés "Givrés", qui transforment son habitat en meringue glacée tout en l'éjectant vers un archipel lointain. Voilà pourquoi ce périple étalé principalement sur six atolls se déroule au sein de paysages résolument chaleureux, les lieux les plus frisquets se situant davantage à l'approche de la fin. Mais qu'il s'agisse de la savane en flammes ou de la canopée congelée, contempler ces splendides panoramas en haute définition s'avère un vrai bonheur pour les yeux. Bien sûr, Mario a déjà réussi cette transition avec brio, en 2D puis en 3D. Tropical Freeze n'inflige donc pas un choc rétinien du même acabit que Donkey Kong Country sur Super NES, dopé à l'époque aux "Silicon Graphics précalculés". Ce digne héritier de Returns ne s'impose pas moins comme l'un des plus beaux jeux de plateforme jamais réalisés. L'exubérance des environnements va encore de pair avec un souci du détail permanent, une richesse graphique que le surcroît de résolution permet enfin d'apprécier à sa juste valeur. Si les éléments du décor sont formés de polygones, leur finesse et leurs subtiles animations les rendent vivants, voire organiques. Les arrières plans témoignent de la même opulence, parallaxes à l'appui. Ils regorgent de curiosités et de clins d'oeils, au point parfois de gêner la lisibilité. S'y ajoutent une multitude d'effets atmosphériques très esthétiques, pour ne pas dire artistiques dans le cas des sublimes contre-jours.
Jungle jazz des profondeurs
Évidemment, cette balade en milieu tropical a des airs familiers, à l'instar de ces subterfuges visuels. Retro Studios ne manque cependant pas d'inspiration pour en revisiter les différents thèmes, une remarque qui s'applique également à la bande son. On retrouve le ton jazzy de la série, décliné ici au travers d'accents folkloriques variés suivant la destination. Donkey Kong Country a toujours bénéficié d'une partition soignée, mais David Wise frappe vraiment très fort pour célébrer son come-back à la composition. Ce voyage musical nous emmène du groove de la mangrove à la rhapsodie nordique en passant par la country montagnarde, sans oublier quelques plongées absolument exaltantes dans l'ambient, jusqu'à donner l'ivresse des profondeurs. Car s'il use moins du va-et-vient avec le background, cet opus marque aussi le retour des zones aquatiques, la mélodie s'atténuant dès l'immersion. Retirées du précédent épisode en raison de leur tempo prétendument trop lent, ces phases sous-marines constituent paradoxalement une bouffée d'air frais. Bien qu'il faille à présent surveiller une jauge d'oxygène, cela change des séances de barbotage dans la première trilogie, à patauger en tapotant un bouton. Notre gorille nage désormais comme un poisson dans l'eau, ou plutôt comme le regretté espadon Enguarde, le rhino Rambi restant l'unique animal de compagnie (hormis Squawks, de nouveau relégué à la localisation des pièces de puzzle). Dirigé simplement avec le stick analogique ou la croix directionnelle, Donkey peut se faufiler délicatement entre les obstacles, ou réaliser des attaques torpilles afin de se débarrasser des ennemis. De plus, Retro Studios a le bon goût de ne pas nous noyer sous les sections inondées, qui sont distillées avec parcimonie au fil de l'aventure et renforcent ainsi sa facette exploration.
Croisière en famille
Celle-ci fait partie de Donkey Kong Country depuis le départ, en atteste le temps illimité pour achever chacun des niveaux, en récupérant si possible les lettres K.O.N.G. par la même occasion. Néanmoins, dans le sillage de la recherche des morceaux de puzzle introduite avec Returns, les stages de Tropical Freeze se veulent plus touffus et renferment une myriade de secrets. Pour les trouver, plus question de souffler, il suffit dorénavant de tirer sur des leviers ou de tambouriner par terre, naturellement. Et cette manoeuvre ne demande plus obligatoirement de secouer le Nunchuk ou la Wiimote, puisque l'on a enfin l'opportunité de l'effectuer rien qu'en appuyant sur un bouton avec le GamePad et la manette Pro. Donkey peut aussi compter sur l'aide de Dixie et de Cranky, en sus de son inséparable acolyte Diddy. Alors que ce dernier permet toujours de sauter plus loin grâce à son tonneau-propulseur, l'héli-couette de Dixie sert à planer plus haut en bout de course, tandis que la canne de Cranky autorise les rebonds sans bobo sur des sols dangereux, façon DuckTales. Comme on a la possibilité de choisir le compagnon le mieux adapté à la situation (les barils qui les abritent tournent sur eux-mêmes pour passer d'un camarade à l'autre), cette smala se substitue judicieusement à la ménagerie des précédentes itérations. Leur rôle est d'autant plus important que chaque île comporte des niveaux cachés, dont l'accès requiert souvent les talents particuliers de nos malicieux singes, par exemple la nage à contre-courant de Dixie. Quoi de plus logique que son retour soit marqué par une structure moins linéaire des mondes, à l'image de sa quête jadis aux côtés de Kiddy ? D'ailleurs le travail d'équipe demeure l'un des fondements de la saga, même si elle n'a jamais vraiment brillé avec deux joueurs aux commandes.
Une banane pour deux
Sans grande surprise, Tropical Freeze n'échappe pas non plus à cet écueil. Surtout que le GamePad n'est nullement mis à profit, exception faite de sa fonction d'écran de remplacement, un usage qui frôle le sacrilège au vu de la somptuosité des graphismes en 1080p. A la base pourtant, le principe semble idéal : les deux singes peuvent crapahuter librement et se prêter main forte dès que nécessaire, Donkey ayant loisir de prendre à tout moment son compère sur le dos pour le protéger ou profiter de ses capacités spécifiques. En pratique par contre, l'absence de zoom arrière lorsque les personnages s'éloignent l'un de l'autre suscite des téléportations aux conséquences parfois désastreuses, en dépit d'une brève période d'invincibilité. Plus globalement, les avantages apportés par la coopération sont contrebalancés par ses inconvénients. Ainsi le décès d'un des deux primates n'entraîne pas de retour direct au check point, la partie se poursuit, le temps qu'il revienne en tonneau volant. Mais en cas de disparition concomitante, notamment quand Donkey tombe en transportant son congénère, deux vies sont alors perdues. De fait, le stock de ballons rouges diminue plus vite qu'une montagne de bananes au zoo en compagnie d'un joueur débutant ! L'expérience reste en revanche amusante avec des collègues aguerris, et même le meilleur moyen d'obtenir certains bonus. On serait presque tenté de sélectionner le mode deux joueurs en solo, dans l'optique de recourir aux actions collaboratives uniquement dans ce genre de situations. Cela dit l'une des plus puissantes, le "POW Kong", est moins aisé à déclencher tout seul, sachant qu'il nécessite d'appuyer simultanément sur les boutons des deux manettes.
Gare aux gorilles
Cette nouvelle technique transforme les ennemis en différents items selon le partenaire, plus précisément des vies avec Diddy, des coeurs avec Dixie et des pièces avec Cranky. De tels coups de pouces se révèlent très utiles, même s'il faut d'abord remplir la jauge dédiée en ramassant des bananes. Idem pour les précieux objets vendus au bazar ambulant de Funky, qui a indubitablement eu raison de se reconvertir dans le commerce de proximité. L'inventaire s'étoffe de deux types de ballons supplémentaires, un bleu et un vert, respectivement synonymes de second souffle sous l'eau et de sauvetage in extremis en cas de chute. Toutefois ce charlatan n'offre pas de réduction sur l'achat groupé de ballons rouges, contrairement à Cranky en son temps. Dommage, on ne cracherait pas sur des petites économies, compte tenu de la fortune que coûte la collection de figurines, obtenues au hasard, et bien entendu du challenge élevé que propose Tropical Freeze, une tradition dans la série. Alors que les plombiers moustachus ne cessent de polir leurs tuyaux pour faciliter le transit du plus large public possible, Donkey Kong a gardé un poil rugueux, à peine plus doux qu'à l'ère 16 bits. Les objets de soutien arrondissent considérablement les angles, mais cette aventure demeure ardue dans son ensemble, d'autant qu'elle comporte de méchants pics de difficulté. En mettant Tropical Freeze entre les mains innocentes de nos gentils bambins, on risque donc de se retrouver avec un gorille enragé à la maison. D'aucuns se demanderaient d'ailleurs si une telle brutalité a encore une raison d'être de nos jours, a fortiori sans "Super Guide" en guise de garde-fou, celui-ci s'étant probablement perdu dans la brume...
Level design musclé
Au fond, c'est un peu comme la violence, tout dépend de la manière dont elle se justifie, ainsi que de l'audience à laquelle elle s'adresse. Justement, la franchise Donkey Kong se destine aujourd'hui ouvertement aux gamers, en particulier ceux qui sont en mesure de prendre les échecs à répétition avec flegme, voire à la rigolade. Et si Tropical Freeze sanctionne à son tour prestement la moindre erreur, on ne hurle jamais à l'injustice, puisque cette sévérité est légitimée par une maniabilité et un level design réglés au poil. Un véritable exploit au regard du spectacle époustouflant généré par cette épopée, qui enchaîne une nouvelle fois les inoxydables courses sur rail à bord des chariots, les séquences de voltige aux commandes de tonneaux fusée, et les incontournables pirouettes d'un tonneau explosif à l'autre, le tout associé à des mouvements de caméra vertigineux. Et ne parlons pas des Boss, sans doute les plus toqués de cette armada de givrés. Pour en venir à bout, il faut comme de coutume connaître leurs patterns sur le bout des doigts, ce qui vaut également pour la teneur piégeuse des niveaux, chacun d'eux renfermant son lot de surprises plus ou moins bonnes. En somme un apprentissage à la dure, durant lequel il arrive de perdre une dizaine de vies d'affilée. Heureusement, les ballons rouges sont distribués avec suffisamment de générosité pour que l'on ne maudisse pas trop les développeurs. Au contraire, il conviendrait mieux de saluer un tel tour de force, qui mériterait de figurer au programme de la "Mario Cram School", ces stratagèmes machiavéliques résultant d'un travail d'ingénierie et de précision franchement édifiant. En témoigne le mode Chrono, dont les temps sont désormais publiables en ligne, accompagnés des vidéos de ces performances. Une raison supplémentaire de s'entraîner à l'art de la roulade, surtout que la méthode de contrôle alternative au Gamepad permet là encore de s'affranchir de gesticulations potentiellement gênantes. En outre, Tropical Freeze réserve de copieux défis une fois l'aventure achevée, dans la lignée de son prédécesseur. Histoire de ne pas gâcher la surprise, citons uniquement le mode difficile où l'on doit se débrouiller avec un seul coeur et un seul singe. De quoi apprécier le dosage du challenge poussé à l'extrême, celui-ci incitant à persévérer sans aller jusqu'à décourager. En cela, Tropical Freeze réveille les instincts primaires qui hibernaient en nous, et démontre de la plus belle des manières que la bonne vieille école de la plateforme, quoique rude, reste encore pertinente aujourd'hui. On n'en attendait pas moins de la part de Retro Studios...