Aujourd'hui on s'attaque à Bioshock. Et plus précisément à l'idéologie de Bioshock puisque Ken Levine a formé son jeu autour d'une doctrine, l'objectivisme Randien, qu'il va critiquer tout en s'en inspirant pour fabriquer sa narration.
*Attention, cet article contient de nombreux spoil sur Bioshock
Qu'est-ce que l'objectivisme ?
L'objectivisme est une idéologie très à la mode dans l'Amérique des années 50. Dans ses principes métaphysiques la philosophie objectiviste prétend que la réalité est... objective. C'est à dire qu'elle existe indépendamment de celui qui l'observe. En clair : un pull rouge est rouge, même si atteint de daltonisme, je le voyais bleu. De mon côté je me crée une réalité subjective, le pull est bleu, mais ça n'est pas la réalité. Cela parait anodin expliqué comme ça et on a envie d'en rire et de dire "ouais... normal quoi" mais cela deviendra bien plus intéressant appliqué à la narration de Bioshock.
Ayn Rand, Philosophe de l'Objectivisme
L'objectivisme est aussi intéressant d'un point de vu économique et politique. Ayn Rand, philosophe Américaine d'origine Russe, qui a théorisé l'objectivisme, a une vision extrême du libéralisme économique. Elle prône un capitalisme brutal. L'état doit, selon elle, revenir à ses fonctions du 19ème siècle : police, armée, justice. Pas d'assistanat, pas de programmes sociaux. Elle détesterait certainement notre caisse d'allocations familiales. Miss Rand critique allègrement les lois anti-trust, le salaire minimum et même l'interdiction du travail des enfants. Bref, une méprise totale des fonctionnaires, des chômeurs et même de la philosophie altruiste. Ayn Rand s'est imposée grâce à son oeuvre comme référence culturelle forte aux USA. Une doctrine que Bioshock se fera un plaisir de critiquer.
Une critique de l'objectivisme
Avant de rentrer dans les détails, laissez moi revenir sur l'histoire de Bioshock. Bioshock c'est avant tout l'histoire de Rapture, la cité dans laquelle se déroule le jeu et qui fait office de personnage à part entière. Rapture a été fondé en 1946 par Andrew Ryan, milliardaire excentrique et visionnaire, qui a imaginé une société parfaite basée sur le libre échange. Il plaça Rapture au fond de l'océan atlantique pour se soustraire aux lois humaines. A Rapture tout s'achète, tout se vend, même l'air pur. La science, l'art et la technologie ne sont plus bridées par des organismes de contrôle, et grâce à cela, Rapture fait un bond en avant considérable et découvre les joies de la manipulation génétique conférant aux citoyen des capacités surhumaines. Le marché des plasmides, liquide embarquant un génotype amélioré de l'être humain, explose dominé par l'entreprise de Frank Fontaine. Escroc et homme d'affaire sans scrupules Fontaine ne se satisfait pas de sa nouvelle fortune et brigue la place d'Andrew Ryan. Cette lutte de pouvoir entre les deux hommes se mue en guerre civile qui ravagea Rapture en quelques semaines. C'est juste après cette guerre que le joueur fait irruption dans la cité.
Rapture, ville de tous les excès
Les références à Ayn Rand et à ses travaux sont assez évidentes dans Bioshock. Le nom d'Andrew Ryan n'est rien de moins qu'un anagramme de celui de la philosophe et les deux personnages se ressemble bizarrement. Andrew Ryan et Ayn Rand ont tout deux quitté la Russie après la révolution, ils ont tous les deux trouvé la fortune aux États-Unis, ils dénoncent tous les deux la politique interventionniste du New Deal de Roosevelt qui avait pour objectif de soutenir les couches les plus pauvres de la population après le krach de 1929. Andrew Ryan tient des propos assez violent sur les "parasites", les fainéants qui gangrènent la société, des allusions directes à l'oeuvre de Ayn Rand. Le personnage d'Atlas, le premier personnage à s'adresser au joueur, est lui aussi une allusion au livre de Ayn Rand Atlas Shrugged.
Il ne fait aucun doute que Rapture repose sur les principes Randiens. Des principes remis en cause par Ken Levine à travers l'effondrement de la cité. Un progrès sans contrôle de l'état, sans règles, sans éthique est un progrès dangereux. La création des plasmides et la manipulation génétique à engendré des monstres. La dérégulation des conditions de travail a fini par créer un monde de servitude où même les enfants sont embrigadés pour des travaux horribles. C'est les cas des "petites soeurs" personnages emblématiques de Bioshock qui, accompagnées de leur gardiens, récoltent et recycle l'ADAM des cadavres, un liquide qui sert à exploiter les plasmides et qui a provoqué une forte addiction chez les habitants de Rapture qui n'hésitent pas à tuer pour s'en procurer.
Rapture est la projection future d'une société qui aurait adopté les idéologies Randiennes et libertaristes, à travers Bioshock Ken Levine dénonce donc la principale carence du libertarisme, à savoir la concurrence pure et dure qui en l'absence d'un pouvoir tiers régulateur (en l'occurrence l'état) ne peut mener qu'à la dictature ou à l'affrontement ouvert. C'est ce qui est arrivé à Rapture où les deux partis Ryan et Fontaine ont peu à peu mis leurs principes de côté pour écraser l'adversaire, réduisant pour se faire la population au servage et menant à l'effondrement de la société.
Il est aussi intéressant de noter que le joueur pourra, tout au long du jeu faire des choix. Il pourra choisir de servir ses intérêts personnels en tuant les "petites soeurs" pour voler leur ADAM, ou bien se mettre au service des autres en sauvant ces même petites soeurs. Le dénouement du jeu dépendra de ces choix et il est amusant de constater que la fin positive est liée au sauvetage des petites soeurs. L'altruisme comme remède à l'objectivisme, c'est là, la thèse de Bioshock.
Une narration objectiviste
Si avec Bioshock Ken Levine critique ouvertement l'objectivisme Randien, il ne se prive pas pour autant d'en illustrer les principes métaphysiques en construisant sa narration.
Bioshock est ce que l'on appel un FPS pour "First Person Shooter", un jeu de tir en vue subjective. Le joueur voit Rapture à travers les yeux du personnage principal. Tout au long du déroulement du jeu, comme le heros, le joueur se forge sa propre conception de la réalité. On débarque à Rapture après un accident d'avion, à peine débarqué, Atlas nous contact en nous demandant poliment de l'aider à sortir de Rapture avec sa famille. Bon samaritain que nous sommes nous acceptons. Et c'est là que l'on progresse dans Rapture en suivant les instructions d'Atlas et en notant les exactions dont est coupable Andrew Ryan jusqu'à nourrir une haine contre le créateur de la cité.
Et pourtant... l'univers du héros, comme celui du joueur ne tarde pas à s'effondrer quand il apprend qu'il n'est en fait que le pantin d'Atlas alias Frank Fontaine. Le héros n'est qu'une création de Fontaine programmé pour tuer Andrew Ryan et conditionné pour répondre positivement à chaque demande précédée de la formule "Je vous prie". Tout le parcours du joueur n'était pas un excès d'héroïsme mais plutôt un destin auquel il a été préparé, on ne répondait pas aux demandes d'Atlas dns le but de l'aider mais parce qu'on y était obligé. La réalité que l'on a distinguée à travers les yeux du héros est tronquée, elle est en fait tout autre et indépendante de notre parcours et de nos observations. La réalité est objective.
C'est là que Ken Levine est un génie mental, il parvient à dresser une critique sans concession du libertarisme et de l'objectivisme Randien tout en utilisant les principes métaphysiques de l'objectivisme pour créer des ressorts de narration originaux.
Pour aller plus loin
Je conseille de lire La Grève ou La Révolte d'Atlas (Atlas Shrugged en VO), le plus célèbre roman d'Ayn Rand, extrêmement influent aux États-Unis il ne fut traduit en Français que récemment. Les similitudes à Bioshock y sont nombreuses et sa lecture permet de mieux appréhender le message de Ken Levine.