Carmack et Romero étaient des génies. La vingtaine et déjà millionnaires, ils étaient en passe d'inscrire leur empeinte dans l'univers du jeu vidéo. Par le biais d'anecdotes aussi nombreuses que croustillantes, David Kushner dresse un récit fascinant sur l'histoire de ces deux hommes.
C'est un peu
par hasard que ce livre m'est tombé dans les mains. Epais, rouge et à la
présentation quelque peu disgracieuse, je me demandais ce qu'un livre intitulé Les maîtres du jeu vidéo pouvait bien
contenir. Edité par L'école des loisirs, fallait-il s'attendre à une fiction ayant pour
thème le domaine vidéoludique (comme No pasaran, le jeu) ? Ou un livre
pour enfants, comme cet éditeur est accoutumé à en produire à la pelle ? Non.
Au-dessus des épais caractères blancs du titre
est exposée une photo présentant deux jeunes geeks façon années 80.
Celle-ci est commentée d'une phrase : "Cormack (sic) et Romero étaient accros aux jeux vidéo. Sans avenir,
pensaient leurs parents..."
Je peine à
le croire et pourtant la quatrième de couverture confirme que cet ouvrage
retrace l'itinéraire des deux fondateurs de id Software et créateurs de Doom. Relativement passé inaperçu lors
de sa parution en avril 2010, ce livre est en fait la traduction de l'ouvrage
de David Kushner intitulé (de façon bien plus inspirée que sa version
française) Masters of Doom et paru chez
l'oncle Sam en... 2003 !
Carmack (et
non Cormack) et Romero. Les deux John. Deux noms aujourd'hui incontournables de
l'histoire vidéoludique étant donné qu'ils ont participé à en écrire une page, et non des moindres : celle de l'invention du FPS, un des genres de jeu
sinon le genre de jeu le plus populaire et le plus vendu des années 2000. Cette
page qu'ils écrivent se déroule au milieu des années 90 et se développe en
trois étapes : Wolfenstein 3D, Doom et Quake.
Mais tout
cela commence bien avant et les deux John ne sont que deux boutonneux
passionnés par les machines et les jeux vidéo qui vivent bien loin l'un de
l'autre lorsque leur passion s'éveille. Romero grandit à Rockville en
Californie et le climat dans lequel il évolue est à des années-lumière de son
futur statut de Rock Star. Il se rend en BMX à sa pizzeria favorite non pour
déguster une margarita mais bien pour cramer quelques deniers sur son jeu
préféré : Asteroids, ce qui ne
manquera pas d'engendrer la colère de son beau-père qui ne voit en ce loisir
qu'une perte de temps. C'est dans le Missouri que Carmack grandit et développe
un intérêt pour la lecture, Donjons et Dragons et les machines en tout genre.
De même, il se passionne pour la science et fabrique ses propres bombes.
Cependant il ne vise pas la maison blanche, juste une école de quartier. Il
utilise de la termite pour se faufiler à l'intérieur avec quelques amis et
tirer quelques Apple II qu'il avait remarqués un peu plus tôt. Seulement le
casse tourne court et la fine équipe se fait embarquer par la police. Cela valut à Carmack un an en maison de correction. Difficile de voir en ces deux ados de
futurs millionnaires. Et pourtant, les destins les plus épiques ne sont-il pas
les plus fascinants ?
Commander Keen
C'est à
Shreveport, en Louisiane, que ces deux énergumènes se rencontrent. Carmack vient
pour postuler à un emploi au sein de l'entreprise Softdisk, spécialisée dans
des logiciels divers et les jeux vidéo. Frappé par le talent de Romero et de
son collègue d'alors, Lane, il choisit de réviser son jugement sur le potentiel
de cette entreprise et décide de travailler avec ces personnes qui avaient des
choses à lui apprendre, et des bonhommes de cette envergure, pensait-il, ne
devaient pas être légion. S'en suivit le développement et l'édition de Dangerous Dave qui connut un succès
retentissant. Puis ils signèrent un contrat avec Apogee afin de leur proposer
des jeux diffusés via BBS. Ils prirent sur leur temps libre puis sur leur temps
de travail afin de développer Commander
Keen, sorte de Mario Bros pour PC.
Ce qui fut un succès total. Dès lors, une nouvelle ère débuta, l'histoire
pouvait enfin commencer. En deux temps trois mouvements, les deux acolytes,
accompagnés de leurs deux comparses Tom Hall et Adrian Carmack (sans parentée
avec John), créèrent id Software.
S'en suivit
la publication de Wolfenstein 3D (1992), reboot du célèbre Castle
Wolfenstein sur Apple II que Romero avait retourné dans tous les sens. Les
petits gars de chez id en profitèrent pour inventer un genre, le FPS. Un an
plus tard, Doom frappe encore plus
fort. Les nazis ont été troqués par des démons et l'ambiance Troisième Reich
saupoudrée de portraits de tonton Adolf a été supplantée par un univers SF aux
effets stroboscopiques. Doom devient
un véritable phénomène de mode, ce que retranscrit très bien Kushner. Des
parties de Trent Reznor et de ses comparses de Nine Inch Nails lors de ses
tournées, à la récupération du jeu par les médias lors du drame de Columbine,
il n'en néglige aucun aspect. Puis vint Quake et sa 3D révolutionnaire. Plus
futuriste et plus péchu encore, il propose également un multijoueur jusqu'à 16
personnes. Bref, id vient de repousser les limites du FPS.
Doom 2. Phase finale mythique dans laquelle Romero apparaît. On entend cette phrase mise à l'envers "To win the game, you must kill me, John Romero".
Mais faire
un résumé de ces parutions paraît quelque peu sommaire, voire futile, compte tenu
de la véritable mine d'informations que propose cet ouvrage. Diablement bien
documenté, Kushner peint avec un style addictif les hauts et bas des deux John,
leur relation si forte, fusionnelle, qui s'achève comme elle devait s'achever.
Car ces deux noms, ces deux personnalités se voulaient diamétralement opposées.
Romero l'excentrique faisant face à Carmack l'introverti. Carmack le sérieux et
Romero le fêtard, le grand enfant aux ambitions sans bornes. Si celui-ci voulait
créer des jeux et devenir une véritable icône dans le domaine avec tout les à-côtés que cela engendrerait, son vis-à-vis aimait juste travailler sur ses machines
et créer des moteurs pour que son comparse puisse laisser libre cours à son
inventivité. Car chacun des deux protagonistes se révéla être un véritable
génie. Si celui de Carmack est purement technique, celui de Romero est davantage
relatif aux idées de jeu et aux éléments de gameplay. Cependant, dans l'univers
du travail, leur conception respective fut proprement incompatible, ce qui mena
Romero à quitter id pour créer Ion Storm, studio à l'origine de l'arlésienneDaikatana. Daikatana dont la déroute est tout aussi bien retracée dans ce
livre.
Finalement,
Kushner nous conte une bien belle histoire, celle de deux hommes indissociables
et pourtant si différents. Indissociables et pourtant voués à se séparer. Chacun
portant sa part de responsabilité, probablement. Romero, adepte du buzz avant
l'heure, avait le don d'irriter un Carmack peu enclin à la communication. Plus
sérieux, peut-être même un peu trop, Carmack imposa une ambiance des plus
délétères au sein d'id Software suite au départ de Romero. Désormais grand
chef, il surveilla scrupuleusement le reste de son équipe. L'heure n'était plus
franchement à la rigolade. Fini les parties jusqu'à plus d'heure, le boulot
devait être fait ! La fin d'une ère.
Les maîtres du jeu vidéo se lit d'une
traite, une véritable mine d'informations et un ouvrage culte pour
tout curieux de l'histoire du jeu vidéo, un livre injustement méconnu de la
sphère vidéoludique. On pourra certes lui reprocher qu'il date de quelques années
et la copie aurait été parfaite si de nombreuses coquilles en tout genre ne
venaient pas perturber le récit de ce petit bijou. Quoiqu'il en soit, il s'agit
là d'un incontournable.