Plus que tout autre jeu, le dernier né du studio Eidos Montréal interroge le joueur sur la notion de libre-arbitre, qu'on retrouve en arrière-fond de cet univers futuriste mais crédible.
ATTENTION, SPOILERS
J'ai beaucoup d'intérêt pour la Renaissance, ce vaste mouvement artistique et intellectuel né en Italie au début du XVème siècle et qui s'est diffusé en Europe de l'Ouest tout au long de ce siècle.
Participant à ce temps de "renaissance" après les "temps obscurs" du Moyen-Age, l'humanisme est un courant philosophique qui place l'homme au centre de l'univers. Le fait que ces philosophes humanistes aient été des hommes d'Eglise ne les a pas empêché de redonner sa place à l'homme vis-à-vis de Dieu.
On a commenté avec beaucoup d'enthousiasme la direction artistique de Deus Ex Human Revolution, qui s'est fortement inspirée de la Renaissance. Cependant, le lien avec cette période féconde n'est pas qu'esthétique. L'arrière-fond du jeu fait fortement penser, de manière délibérée ou non, aux écrits de Jean Pic de la Mirandole (Giovanni Pico della Mirandola).
Dans son (Discours au sujet) De la Dignité de l'Homme (écrit en latin), ce théologien italien posait les bases du libre-arbitre, qu'on retrouve dans de nombreux jeux, mais d'une manière d'autant plus importante dans le jeu d'Eidos Montréal, en tant que jeu mais aussi dans le jeu lui-même. Les différentes fins donnent l'occasion à Adam Jensen (et par extension au joueur) de faire un choix pour l'homme. Si vous n'avez pas fini le jeu, je vous déconseille de lire la suite de cet article.
L'homme est un microcosme
Cet extrait est évocateur sur le postulat de départ du jeu (hormis les références divines) :
L'Architecte suprême a choisi l'homme, créateur d'une nature imprécise et, le plaçant au centre du monde, s'adressa à lui en ces termes : « Nous ne t'avons donné ni place précise, ni fonction particulière, Adam, afin que, selon tes envies et ton discernement, tu puisses prendre et posséder la place, la forme et les fonctions que tu désireras. La nature de toutes les autres choses est limitée et tient dans les lois que nous leur avons prescrites (...). Nous t'avons mis au centre du monde pour que, de là, tu puisses en observer plus facilement les choses. Nous ne t'avons créé ni du ciel ni de la terre, ni immortel ni mortel, afin que, par ton libre arbitre, tu puisses choisir de te façonner dans la forme que tu choisiras. Par ta propre puissance, tu pourras dégénérer, prendre les formes les plus basses de la vie, qui sont animales. Par ta propre puissance, tu pourras grâce au discernement de ton âme, renaître dans les formes les plus hautes, qui sont divines. »
L'humanisme considère que l'homme a le choix de s'élever au niveau de Dieu ou de se rabaisser au niveau de la bête. Dans le contexte de Deus Ex HR, les humains ont la possibilité de s'élever au dessus de leur nature. Le débat porte sur le fait que ce soit un bien (dépasser ses limites physiques et intellectuelles) ou un mal.
Les détracteurs des augmentations pensent au contraire qu'elles asservissent l'homme : la technologie l'emporte sur le talent, le lourd traitement médical prive de tout libre arbitre l'augmenté, contraint de subir une dépendance à une substance et de tomber dans la bassesse pour se la procurer. C'est justement pour cela qu'Adam Jensen est si important : son ADN est porteur d'une révolution, car il est augmenté sans subir le moindre contrecoup physique.
L'homme n'est pas seulement au centre de l'univers. Il est lui-même un univers. L'homme est un microcosme, une représentation plus petite de l'univers. La place des augmentations remet en cause la marche même de l'univers. Ses partisans y voient le triomphe de la science et de la raison. La présence dans le trailer et dans certains lieux du célèbre tableau de Rembrandt, La leçon d'anatomie du docteur Tulp, démontre que les gens comme David Sarif sont sincèrement convaincus que les augmentations sont un progrès. Ils se placent donc plus loin que les humanistes qui concevaient encore la place de l'homme vis-à-vis d'une puissance divine.
L'homme est libre de bâtir son salut
A la fin du jeu, 4 fins sont proposées. Adam peut décider :
- de laisser à l'Homme son libre-arbitre en faisant disparaître la base et ses occupants au fond des océans glacés. C'est à mon sens la "vraie" fin du jeu : Adam ne se substitue pas à une puissance suprême et laisse l'Homme seul maître de ses choix, bons ou mauvais.
- de l'influencer de 3 manières :
- La technologie pervertit l'homme. Il faut mettre un coup d'arrêt aux augmentations.
- Il faut moraliser l'humanité. Il faut contrôler les augmentations.
- L'homme doit dépasser ses propres limites. Il faut encourager la recherche des augmentations.
Parmi ces 3 fins, celle où on décide de passer le message de Darrow me semble la plus morale. Sa démonstration a fait des morts, mais elle justifie la sentence qui dit que l'utopie justifie les sacrifices. Darrow neutralise le débat en renvoyant dos-à-dos les extrêmistes des 2 bords. Les 2 autres fins supposent que l'on rejette sur le camp adverse la responsabilité du massacre à Pangaea. Mais libre à chacun de se faire son propre choix.