Phénomène en pleine explosion depuis quelques années, force est de constater que, de plus en plus, les joueurs se préoccupent d'abord des graphismes d'un jeu avant de s'intéresser à l'essence du titre en lui-même. Pourquoi diable une telle sacralisation ? Il est temps d'apporter quelques réponses.
Soyons honnêtes : qui n'a jamais lu au détour d'un forum dédié au jeu vidéo des commentaires ça et là, dans lesquels les joueurs s'enfoncent dans des questions (voir des débats) interminables autour des graphismes de machin truc ? Qui n'a jamais lu une phrase du genre "é lé grafism ils sn bien ?". Difficile de savoir combien de joueurs partagent cette angoisse en l'absence de données concrètes (ouais ouais, je parle bien de sondages !). J'espère que ça ne concerne pas le plus grand monde en tout cas, mais les sempiternels débats sur la question amènent inévitablement à s'interroger sur le phénomène.
I. Une question vieille comme le monde
Cette importance démesurée donnée aux graphismes d'un jeu vidéo ne date pas d'aujourd'hui, loin de là. L'évolution technologique a fait son bonhomme de chemin et c'est aujourd'hui le vide intersidéral qui sépare Pong d'un Crysis. En tout cas, force est de constater que l'aspect visuel a bien changé. Tout porte à croire qu'au fur et à mesure que le jeu vidéo gagne en qualité visuelle, les joueurs ne cessent de comparer lesdits graphismes à un référent extérieur ; il peut tout bêtement s'agir de la réalité qui nous entoure, d'un autre jeu vidéo infiniment mieux léché, voire d'un jeu vidéo antérieur dont l'aspect visuel est semblable à celui que l'on contemple maintenant (et là, on se dit que c'est lamentable, aucun effort n'a été effectué !). A titre d'exemple, c'est arrivé à tout le monde, vous comme moi, de se dire en contemplant l'eau dans Morrowind : "wow, on dirait vraiment de l'eau, épatant !". On aurait plutôt tendance à la regarder aujourd'hui avec un sourire condescendant face aux productions actuelles (et encore. Hem). Je pourrais toujours citer une infinité d'autres exemples, mais il suffit de tapoter deux trois trucs sur Google pour en trouver une pelletée.
Personne ne se préoccupait de la beauté d'un Space Invaders ou d'un Tetris à l'époque, pas plus que Super Mario sur NES. Il est évident que cela n'est plus le cas aujourd'hui ; quand l'évolution s'est-elle opérée ? Pour le coup, c'est plutôt difficile à dire, la transition s'est certainement étalée sur quelques années. Peut-être faut-il creuser du côté des premiers représentants du jeu vidéo, les testeurs d'époque (alors aussi rares que les cactus en antarctique) qui saluaient tantôt la palette de couleurs astucieusement choisie, tantôt les décors tout mignons, ou que sais-je d'autre encore ! Et ce, jusqu'à dériver vers la situation qui nous intéresse actuellement : véritable coqueluche des gamers et de quelques testeurs blasés (rassurons-nous, je ne vise personne ici), les graphismes sont devenus le Saint-Graal du jeu vidéo.
A bien y regarder, le débat est pourtant un gouffre sans fin, avec lequel ceux qui s'y engagent s'engluent dans des démonstrations interminables pour prouver qu'ils ont raison. Bien que certaines discussions s'avèrent fort intéressantes et réfléchies sur le fond, la plupart des autres se terminent inévitablement en concours de "mais qui a la plus grosse ?", si je puis oser employer ce terme. Ce genre de débats galvaudés s'avère pourtant totalement stérile ; ancrés dans le présent, ils prennent pour référent un jeu nécessairement d'actualité (personne n'irait comparer les graphismes de Gears of War avec Medal of Honor premier du nom, sauf les imbéciles) qui, de toute façon, sera dépassé au mieux d'ici quelques années, au pire dans quelques mois. Vous souvenez-vous quand vous vous extasiez devant les décors mirifiques de Baldur's Gate ? Moi aussi. La roue tourne, et c'est ainsi.
II. De beaux graphismes ne font pas de bons jeux
L'un des principaux problèmes posé par cette sacralisation des graphismes réside dans l'extrême simplification du terme aujourd'hui : il s'utilise pour tout et n'importe quoi, si bien qu'au final, il est fréquent que la technique soit amalgamée avec la direction artistique. Les deux sont pourtant fondamentalement différents et diamétralement opposés ; si la technique représente le matériau brut, la direction artistique est quant à elle relative aux choix esthétiques opérés par le développeur (après, les goûts et les couleurs...). Si les joueurs peuvent en faire l'erreur, certains testeurs, parfois, ne sont pas exempts d'une telle maladresse. Ainsi, lorsqu'on lit : "ce jeu n'est pas beau", faut-il comprendre que l'oeuvre pue l'aliasing et fait déambuler des personnages aux polygones découpés à la hache, ou que les couleurs sont fades et ternes ? Difficile de trancher, sauf si l'exemple nous est mis devant les yeux.
Il est prouvé depuis longtemps par A + B que des graphismes bien faits ne font pas nécessairement de bons jeux, l'inverse étant également vrai. Lorsque les deux se conjuguent ensemble, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Lorsqu'un titre est pauvre visuellement mais riche au niveau du gameplay, il a peu de chances d'attirer du monde (je parle ici des productions actuelles) ; peu de gens censés iraient claquer 70 euros pour une sorte de OutRun sortant dans les bacs ce mois-ci et dont l'aspect visuel n'aura en rien été retouché. Ils hurleront à l'arnaque, et avec raison. Certains titres ont plus ou moins souffert de leur laideur, comme Deus Ex ; concédons que c'est déplorable, d'autant plus que le titre en question est une perle vidéoludique. Je pense également à Rez, dépouillé visuellement, mais incroyable expérience musicale et visuelle que l'on aime ou déteste absolument. L'inverse est beaucoup plus pervers, à savoir les beaux grands jeux creux et vides de toute substance. Si le joueur est attiré par son aspect visuel, il se fait inévitablement pigeonner.
Que l'on se rassure, je ne fais pas ici le procès des graphismes du jeu vidéo. Non, je ne milite pas pour un retour aux sources, aux consoles 8-bit et autres 32 couleurs affichées à l'écran. Je me tue cependant à démontrer que les graphismes ne font pas tout et qu'il faut tempérer son jugement, qu'un jeu s'apprécie dans sa globalité et non dans un seul de ses aspects. Il est absolument nécessaire d'aménager une place à la critique des graphismes lorsque l'on savoure un titre ; l'aspect technique seul ne doit pas primer. Pour en revenir à Deus Ex, d'accord, c'est moche et gris, mais j'ai pris un pied fabuleux à jouer dans le monde de Warren Spector. Tout semble aujourd'hui tourner autour de la technique, juste la technique, rien que la technique, au point qu'elle seule paraît décider de l'achat d'un titre (et je ne plaisante même pas). Messieurs les joueurs, les jeux ont aussi une âme !
III. Une vitrine vidéoludique
Bien évidemment, je ne mets pas tout le monde dans le même panier. Je suis bien conscient que bon nombre d'autres joueurs ont été amenés, ou seront amenés à se poser ces mêmes interrogations (si vous êtes là, levez la main et poussez un cri bien barbare). Il me semble néanmoins que cette frénésie habite surtout le coeur des joueurs les plus jeunes, et je dois avouer que je considère cette nouvelle génération avec quelque peu d'effroi. Je me rappelle encore de la fois où je voulais faire découvrir un titre à mon jeune cousin (bon, ça date un peu) et qu'il m'avait décoché un regard plein d'incompréhension en commençant à jouer, pour finalement se barrer en m'assenant un "c'est moche, il est pourrit ton jeu !". Evidemment, on se sent un peu misérable, voire en colère. J'aimerais d'ailleurs croire que cette réaction est tout à fait originale, que je suis le seul à l'avoir expérimentée, mais mon petit doigt me dit que non. Vu sous cet angle, on peut toujours se rassurer en se disant que ces jeunes gens n'ont pas encore le recul nécessaire pour apprécier un titre à sa juste valeur, outrepassant la laideur physique pour jouir d'un gameplay harmonieux.
Il faut bien l'admettre, le visuel sert maintenant, et avant tout, de véritable vitrine pour un titre. Si les jeux du début des années 90 pouvaient fort bien s'en passer, c'est aujourd'hui impossible. Telle une personne aux mauvaises manières que l'on rencontre pour la première fois, notre premier contact avec un jeu graphiquement laid ne va pas vraiment nous rassurer, ni nous donner bonne impression. Pire encore : notre jugement peut parfois être expédié de suite. Cela, les développeurs l'ont bien compris et la course au réalisme technique a déjà débuté depuis quelques années, s'avérant un atout indéniable si c'est réussi. A cause de cela, on assiste de temps en temps à de honteux déboires : images retouchées, trailers truqués. Si la propagande fonctionne le jour J, tant mieux, mais comme le disait Napoléon : "mentir ne sert à rien, puisque tout finit par se savoir", ou un truc du genre. Vous comprenez le principe quoi.
Les progrès technologiques aidant, les jeux s'acheminent de plus en plus vers un rendu visuel réaliste, fourmillant de détails et bluffants de crédibilité, comme le montre si bien la récente vidéo de 3DMark11 (utilisant DirectX 11, logique). Alors qu'on commence à entrevoir le jeu vidéo comme un art à part entière, celui-ci s'affirme comme tel de son côté, multipliant les expérimentations artistiques comme le tout récent Heavy Rain. Quant aux graphismes, ils se dirigent tout droit vers une "esthétique" du jeu vidéo, en son sens le plus littéral : le goût du beau, sans aucune utilité. Les Parnassiens du XIXe siècle auraient été enthousiastes. Cette véritable course à l'armement se finira forcément un jour, c'est inéluctable, lorsque la réalité aura été calquée telle quelle dans un titre pas aussi lointain qu'on pourrait le penser. D'ici là, nous n'avons pas fini de faire couler de l'encre sur ces sacros-saints graphismes...