Dans le monde du jeu vidéo, Tim Schafer est ce qu'on appelle un vieux de la vieille. À l'origine de plusieurs chefs d'œuvre tels que Maniac Mansion, Monkey Island ou Day of The Tentacle pendant l'âge d'or de LucasArts, il quitte la société en 2000 pour fonder son propre studio, Double Fine Productions, avec lequel il sortira en 2005 Psychonauts. Un jeu qui connaîtra un très bon succès d'estime, à défaut de réussite commerciale. Le 16 octobre sortira son nouveau jeu, Brütal Legend, un titre dans lequel, fidèle à son habitude, c'est avant tout l'ambiance et l'humour qui priment. Rencontre avec un monument.
Des questions, des réponses, une interview
Gameblog : Comment vous est venue l'idée de Brütal Legend ?
Tim Schafer : L'idée de Brütal Legend vient de mon amour pour le heavy metal. J'ai toujours aimé la musique, les pochettes d'album, les paroles... J'ai toujours pensé qu'il y avait une imbrication possible avec le jeu vidéo. Les deux vont très bien ensemble. L'imaginaire, les batailles épiques, le principe du bien contre le mal et tous ces clichés du heavy métal s'intègrent parfaitement dans le jeu vidéo. Je voulais faire un jeu qui te propulse dans le monde des pochettes d'album de heavy metal et ces illustrations folles que l'on voit avec les volcans en éruption, les mastodontes, les voitures surréalistes... Cela me semble être un univers naturel dans lequel on aimerait plonger avec une hache de guerre !
G.B. : Il s'agit donc d'un véritable hommage et pas juste d'une vaste blague sur fond de hard rock ?
T.S. : Oui, c'est un véritable hommage au heavy metal, assurément. Mais même si l'on n'aime pas le genre, ça reste un monde fantaisiste dingue, bourré d'action... Et d'humour.
G.B. : Ça n'a pas été trop compliqué de convaincre Jack Black de participer à ce projet ?
T.S. : Ça ne m'a pris que quelques instants ! Je suis allé à Los Angeles où je l'ai rencontré dans une chambre d'hôtel. J'ai étalé une poignée d'artworks sur la table, je lui ai raconté l'histoire du jeu et il a tout de suite aimé. Il m'a immédiatement dit "je signe". Non, vraiment, ça n'a pas été très compliqué.
G.B. : Et visiblement, il ne s'est pas contenté de mettre son nom sur la jaquette. Il s'est réellement impliqué dans le jeu, aussi bien pendant le développement que pour assurer la promotion, non ?
T.S. : Oui, complètement. Il nous a été d'une grande aide et il nous a toujours appuyé dès le début. Même lorsque l'on a dû changer d'éditeur, il a répondu présent. Il fait aussi des apparitions publiques déguisé en Eddie Riggs et ça c'est génial. Il aime le jeu et il aime son principe. Ça nous aide énormément.
G.B. : Des icones du heavy métal ont aussi participé au jeu en doublant des personnages. Est-ce que vous leur avez montré le résultat ? Qu'en pensent-t-ils ?
T.S. : Pour la plupart d'entre eux, on a juste pu leur montrer des artworks au moment de l'enregistrement des voix, car nous étions encore en phase de développement du jeu. Nous leur avons montré à quoi les personnages ressemblaient et comment ils s'intégraient dans le monde. Ils ont du utiliser leur imagination, mais je pense qu'ils ont compris que le jeu était un véritable hommage au heavy metal et qu'on ne se moquait pas de lui. Ils ont vu qu'on ne prenait pas les choses à la légère et qu'on s'employait entièrement pour donner vie à toutes les choses qu'ils ont chanté pendant des années.
G.B. : Ils ont compris l'humour ?
T.S. : Ah oui ! Rob Halford de Judas Priest, par exemple, s'est avéré être un type vraiment drôle qui a parfaitement compris l'humour et la ligne générale du jeu. Le fait que le personnage qu'il double ait des cheveux tellement fabuleux qu'ils le font voler l'a fait rire. Au moment de l'enregistrement, Robert s'est pointé, il a balancé ses dialogues et il était tellement bon qu'on lui a demandé s'il pouvait parler avec une voix plus grave pour qu'il interprète un autre personnage. Du coup, il a deux rôles dans le jeu.
G.B. : Eddie Riggs, le héros, est un personnage qui ressent une véritable nostalgie du passé et de l'âge d'or du heavy metal, qui pense que c'était mieux avant. Est-ce que c'est une opinion que vous partagez avec lui ?
T.S. : Dans le jeu vidéo, j'ai toujours pensé que les meilleures années étaient devant nous. Mais si tu fais référence à la musique, tu peux voir l'influence des focus groups et de la pensée corporatiste qui obligent beaucoup de groupes à sonner plus ou moins de la même manière et selon les désirs du label. Ce qui est complètement à l'opposé de la nature même de la création. Quand un groupe se forme pour exprimer quelque chose avec honnêteté, la plupart du temps, ça se voit. Quand il se forme avec pour seul but de vendre des disques, ça se voit aussi. On remarque que c'est une sorte de parodie, et en ce moment, c'est plutôt fréquent.
G.B. : Et dans le jeu vidéo ?
T.S. : Le jeu vidéo est différent... Dans le jeu vidéo, le fait que les créations soient dictées par une corporation, c'est presque la norme. Donc quand tu as l'occasion d'exprimer ne serait-ce qu'un point de vue personnel dans un jeu vidéo, ça tient déjà de la victoire. Et c'est ce que nous avons essayé dans ce jeu.
G.B. : Lorsque vous avez commencé à développer des jeux, les équipes étaient minuscules par rapport à celles de maintenant, qui sont composées de douzaines de personnes. Ce n'est pas trop difficile d'avoir à diriger une aussi grosse équipe quand on a connu l'époque du développement "garage" ?
T.S. : Je raconte cette histoire tout le temps, mais l'équipe de Monkey Island à l'époque comprenait environ cinq personnes et le jeu nous a pris seulement neuf mois à faire. C'était vraiment marrant à l'époque ! Maintenant, les équipes sont plus grandes, mais la nôtre est en phase. Elle est assez petite pour qu'on connaisse les noms de tout le monde et savoir ce que chacun fait. On fait tant de bonnes choses dans une équipe où tout le monde ajoute son grain de sel... Quand tu joues au jeu, tu vois le résultat d'une grande coopération, une sorte d'œuvre d'art où tout le monde a rajouté son coup de pinceau. C'est une situation dont je n'aimerais pas m'éloigner. C'est juste une question d'avoir la bonne équipe et de la garder la plus petite possible.
G.B. : La plus petite possible tout de même...
T.S. : Oui, mais c'est de plus en plus dur à faire avec ces nouveaux graphismes, ces aires de jeu toujours plus grandes, la profondeur du gameplay, des personnages. Chaque jour qui passe, c'est plus difficile.
G.B. : Justement, la nouvelle technologie pour vous, ça représente un véritable plus, ou c'est juste un moyen de faire de plus jolis jeux ?
T.S. : Des gens vraiment brillants seront toujours capables d'utiliser la technologie pour faire des choses innovantes. En revanche, la plupart des gens iront vers la simplicité en faisant juste des personnages qui auront l'air plus réalistes. Et c'est vrai que tu peux faire des personnages et des mondes photoréalistes, mais ce n'est pas la seule chose à faire avec la technologie. J'ai toujours été intéressé par l'idée qui se trouve derrière un jeu, l'histoire du personnage et un paquet de choses qui ne sont pas guidées par la technologie. C'est quelque chose qui ne m'a jamais empêché de faire le jeu que j'avais envie de faire. D'ailleurs, je ne sais pas si elle me rendrait plus capable de faire quelque chose de différent.
G.B. : Donc c'est quelque chose qui ne vous intéresse pas ?
T.S. : Si, ça m'intéresse... Mais ce n'est pas quelque chose que je ressens comme un besoin vital. Je n'ai pas besoin de grosse technologie et je ne me servirai jamais des limitations techniques comme excuse pour me justifier d'avoir fait un mauvais jeu... Comment m'expliquer ? (il prend quelques secondes de réflexion puis reprend) Ce n'est pas la technologie qui empêche les idées de germer. Je pense souvent à Tetris... Tetris aurait pu être développé sur l'Atari 2600. Il aurait pu être créé dans les années 70 et en un mois, mais personne ne l'a fait à ce moment là. Pas parce que l'on n'avait pas la technologie nécessaire, mais parce que personne n'y avait encore pensé. Actuellement, je suis certain qu'il y a plein de choses à faire, mais si elles ne sont pas faites, c'est parce que nous n'avons pas les idées, pas parce que nous manquons de puissance technologique.
G.B. : Que pensez-vous de la récente résurrection de Monkey Island ?
T.S. :
Je pense que c'est génial, car c'est vraiment difficile de faire tourner les anciennes versions sur les PC actuels ! (rires) Blague à part, je trouve génial que des gens puissent le découvrir maintenant.
G.B. : Vous avez jeté un œil dessus ?
T.S. : Figure-toi que non ! J'étais en plein rush avec Brütal Legend, mais maintenant que j'en ai fini avec son développement, je peux retourner jouer à des jeux vidéo. Je vais jeter un coup d'œil et voir ce que l'on ressent en y jouant après toutes ces années.
G.B. :
Vous vous voyez refaire un jeu d'aventure en point'n'click dans le futur ?
T.S. :
Si j'ai l'idée d'un monde fantaisiste qu'il convient mieux d'explorer en utilisant le style aventure point'n'click, je le ferais. Définitivement. Donc qui sait ?
G.B. :
Vous ne considérez pas que le genre est mort ?
T.S. :
Non, les fans le maintiennent vivant eux-mêmes en faisant leurs propres jeux. Ils font d'ailleurs parfois des choses intéressantes. Telltale garde le genre en vie aussi, tout en faisant du bon travail.
G.B. :
Mais est-ce que le genre ne serait pas complètement figé dans ses mécaniques et sa jouabilité que tout le monde connaît par cœur ?
T.S. :
Dans chaque jeu d'aventure que nous avons fait, nous avons toujours changé certaines choses. Que ce soit l'interface, la barre de menu, la façon d'interagir avec les objets, on essaye toujours des choses différentes. Rien n'a jamais été figé. Je suis certain que si l'on s'y essaye à nouveau, il y aura plus de choses à rajouter.
G.B. :
Dans tous vos jeux, on sent que les dialogues et l'humour constituent une pièce maîtresse. Est-ce que cette qualité d'écriture vient naturellement ou demande-t-elle beaucoup de travail ?
T.S. : Les deux. Avant le processus d'écriture, tu essayes de connaître les personnages du mieux que tu peux. Tu écris des histoires sur leur passé, réfléchis à comment leur enfance a pu être, quel genre de musique ils aiment, où est-ce qu'ils sont nés, quel âge ils ont. Je pense que cela ne peut sembler authentique à l'écriture que si on connaît ses personnages très bien. Ensuite quand tu écris, c'est plus de l'improvisation, comme un acteur improvise sur scène, ce qui vient naturellement. Mais après cela, tu relis, tu réécris, tu corriges. Tu observes la réaction des gens, tu vois s'ils rient ou pas, tu fais encore des changements puis tu testes à nouveau. Il y a beaucoup de boulot dans l'écriture quand même.
G.B. : Au tout début de Brütal Legend, une option permet de censurer les jurons et la violence dans le jeu. C'est une option amenée de manière fine et intelligente, mais êtes-vous conscient qu'absolument personne ne va s'en servir ?
T.S. :
(rire) Eh bien tu serais surpris ! Après Psychonauts, mon précédent jeu, j'ai eu plein de lettres de parents qui me remerciaient parce qu'ils adoraient jouer avec leurs enfants. J'ai moi-même pris plaisir à y jouer avec mon fils. Même si notre jeu est classé M au Etats-Unis et donc interdit à la vente aux moins de 18 ans, certains vont vouloir y jouer avec leur enfant ou n'auront tout simplement pas envie de devoir éteindre la console parce qu'il est dans la même pièce. D'autres n'aiment tout simplement pas les jurons ou la violence... Et je vais te raconter une anecdote. J'étais dans le studio avec Ozzy Osbourne en train d'enregistrer ses dialogues. En parlant du Osbourne Show, il nous racontait qu'après l'avoir regardé aux Etats-Unis, il est rentré chez lui en Angleterre où il l'a revu sur la BBC. Et là-bas, les jurons n'étaient pas bipés. Il nous expliquait que c'était vraiment bizarre de tout entendre et que, d'une certaine manière, il préférait quand c'était censuré. En fait, c'était plus drôle car lorsque l'on bipe une insanité, ton imagination y met parfois un mot encore pire que l'original, et ça devient plus personnel. L'idée dans Brütal Legend, c'était de réellement donner le choix au joueur et on a fait ça d'une manière comique. Un personnage peut en censurer un autre pendant une scène, par une voix, un geste. Une image du genre Explicit Content peut aussi couvrir une scène violente... Ce qui d'ailleurs est une blague à propos des débuts du heavy metal, au moment ou le Parent Musical Ressource Center a réussi à imposer les fameux autocollants sur les pochettes d'album. Je ne sais pas si vous avez entendu parler de ça à l'époque, mais aux Etats Unis, cette association avait créé tout un mouvement contre les albums de heavy metal et de hip hop en faisant du lobbying au Congrès. Cela fait aussi parti de l'Histoire du Heavy Metal, et on en a fait une blague... Non, vraiment, crois-moi, certains vont couper les jurons et la violence...
Rendez-vous très très bientôt pour notre test complet de Brütal Legend !