Lorsque nous avons pu voir, en avance sur sa présentation à l'E3 2011, le très attendu BioShock Infinite, nous en avons évidemment profité pour interviewer son créateur, Ken Levine. Après l'interview vidéo que vous avez pu visionner il y a quelques jours, voici l'intégralité de l'entretien. Notez que, pour mieux en comprendre le contenu, il est préférable que vous ayez lu auparavant le compte-rendu de la démo du jeu que nous avons pu voir (BioShock Infinite : nous l'avons vu avant l'E3).
Cette version de l'interview diffusée en vidéo il y a quelques jours comporte de nombreux passages inédits.
Sommaire
Gameblog : Pendant la démo, il n'y a pas eu un seul chargement...
Ken Levine : Je ne préfère pas m'engager là-dessus, j'ai déjà fait l'expérience, sur System Shock 2 et BioShock, d'être obligé au bout d'un moment de séparer les choses parce que des soucis de mémoire nous y obligeaient. Je ne veux pas promettre quelque chose que je ne suis pas sûr de pouvoir livrer. Mais bien sûr, dans ces deux titres, nous avons trouvé des moyens de rendre les chargements "organiques". Je crois que peu de personnes se souviennent d'un BioShock dans lequel ils se seraient dit "oh, mon dieu, encore un écran de chargement". Nous avons été capables de placer beaucoup de gameplay dans les zones que nous pouvions charger. Pour nous c'est important : si on veut que les gens se baladent, explorent un espace, comme le pavillon médical dans BioShock, ça doit être plus ouvert que votre shooter PC hardcore classique. Vous ne voulez pas que les gens soient coupés, se disent "oh, un chargement ça va durer des plombes". C'est donc important pour nous, mais je ne peux pas vous promettre qu'il n'y aura pas de chargements.
Les relations entre Elizabeth et Booker, ou Songbird, ont l'air complexes et importantes...
Vous l'avez vu dans la démo, notre but est de donner un sens des multiples dynamiques qui se mélangent. Vous y avez vu Booker et Elizabeth à un moment où ils commencent vraiment à se découvrir l'un l'autre, un petit peu. Quand ils se rencontrent au départ, Booker est un personnage plutôt cynique. Il croit qu'il a capté tout le monde. Et Elizabeth a cette capacité à le surprendre. A ce moment dans la démo, où elle l'arrête au sortir de la boutique, attrape sa main pour la poser autour de son cou, on perçoit Booker qui a un mouvement de recul, comme s'il venait de toucher un four brûlant. Je crois que ce qui arrive aux gens cyniques, c'est qu'ils pensent ne plus pouvoir être surpris. Qu'ils ont déjà tout vu. Et c'est très déprimant. Elizabeth réintroduit cet élément de surprise pour lui. Ce n'est pas juste "Oh ! Elle est si mignonne et gentille, elle m'a apporté un gâteau, woohoo"; même la facette la plus sombre de sa personnalité, qu'elle soit si attachée à contrôler sa propre destinée, et pour elle, avoir à retourner dans cette tour où elle était prisonnière, c'est pire que la mort. Elle demande donc à Booker, cette chose très intime : "pourras-tu me tuer ? Si cela arrive ?". Et ça va arriver... Il est tellement habitué à rencontrer des gens égoïstes et cyniques, comme il l'est lui-même, que ça le prend en défaut et change aussi l'appréciation qu'il a d'elle, d'une manière très profonde. Ça débute un changement, et au travers du partage de cette expérience, il est très important pour moi que cette relation semble naturelle et crédible. Je crois que l'un des plus gros défis, c'est que ça ne peut pas juste être une relation entre Booker et Elizabeth. Ça doit aussi être une relation entre le joueur, et Elizabeth.
Vous savez il y a ce moment dans BioShock, lorsque vous rencontrez Andrew Ryan, vous découvrez la véritable nature de votre expérience dans Rapture, et je crois que la raison pour laquelle ce moment a si bien marché auprès des joueurs n'est pas seulement le twist scénaristique. Ce n'était pas simplement un "Fuck You !" envers Jack - pardonnez langage - mais aussi un "Fuck You !" envers le joueur. Parce que ça disait : "vous savez cette expérience que vous pensiez vivre ? Ce n'est pas l'expérience que vous pensiez". De la même manière, ici, cette relation ne fonctionnera que si elle n'est pas uniquement entre Booker et Elizabeth, mais aussi entre Elizabeth et le joueur. Ressentir cette connexion avec elle. Cette intimité. Pas dans un sens sexuel, mais plutôt dans le goût de ce moment sur le pas de la porte, c'est un moment très intime. Il y a plusieurs moments très intimes de ce genre entre les deux. Et il y a de nombreuses sortes d'intimités. La plupart des jeux, et même des médias, s'arrêtent au mieux à l'intimité sexuelle. Mais il s'agit de deux personnages qui se révèlent l'un à l'autre. Que le joueur se sente connecté à cela est très important.
De plusieurs manières ?
Il y a comme deux chemins qui lient à Elizabeth et ils se rejoignent. Il est bien sûr très important que vous soyez liés à Elizabeth par l'histoire, et une part importante de cela doit venir du sentiment de se sacrifier l'un pour l'autre. De s'entraider. Car c'est ce qui construit des relations. L'un des archétypes de relation est celui qui lie un patient très malade à son médecin. Il arrive souvent que ces patients tombent amoureux de leur médecin. C'est parce que d'abord ils sont dans une situation exacerbée, stressante, tendue, et cette personne qui sacrifie pour les aider à sortir de cette situation alors que personne d'autre ne le fera. Ils se sentent très seuls au monde, presque comme si c'était eux contre le monde.
Mais nous n'avons que quelques heures pour installer cette relation. La plupart de ces relations se bâtissent sur des jours, des semaines, des mois. Dans n'importe quel média on n'a que quelques heures. Comment accélérer la mise en place de cette relation ? La rendre crédible ? On ne peut pas se contenter de balancer "oh, au fait, ces deux-là sont très attachés l'un à l'autre, faites nous confiance", vous devez le ressentir. J'ai passé beaucoup de temps à déterminer ce qui permet cette accélération dans les relations Patient/Médecin. Où ceux qui tombent amoureux sur un champ de bataille. Ou la connexion que les hommes développent au combat, cette fraternité. Et généralement, ce sont des gens qui se retrouvent ensemble dans des situations atroces. Qui doivent s'appuyer les uns sur les autres, se sacrifier les uns pour les autres. Ce genre de lien se forme rapidement. Et de manière permanente. D'une manière qui est difficile à comprendre pour beaucoup de gens. Nous voulons placer le joueur dans ce genre de situations.
Avec Elizabeth, ce qu'elle fait en combat avec vous, c'est une composante narrative, mais nous voulons aussi qu'Elizabeth ait un rôle au travers de tout le jeu. Si je lui donnais juste un pistolet, le problème, c'est qu'en donnant une arme à un personnage, qui fait 20 points de dégât à la minute, tout ce qui reste à faire c'est monter les points de vie des ennemis de 20 vous voyez ? Ça s'annule. Et ça ne m'intéresse pas. Elizabeth, au travers de l'idée des déchirures dans le monde de Columbia, et dans l'expérience du combat, vous présente des options. Vous voyez ces déchirures autour de vous, qui sont des choses qui pourraient exister dans ce monde mais n'existent pas à cet instant. Au travers d'une déchirure, vous pouvez voir... un tourelle. Des munitions. Une porte vers peut-être une autre zone, qui peut être bénéfique ou non. Un rail aérien qui n'est pas matérialisé dans votre monde. Et en gros, Elizabeth vous dit : "on peut faire l'un de ceux-ci. Lequel tu veux ?", et c'est à vous en tant que Booker de décider celui qui vous convient. Nous voulions beaucoup d'opportunités pour elle, quelle que soit la situation de combat, d'apporter sa pierre à l'édifice de cette expérience. Mais elle peut aussi vous aider en vous disant d'où arrivent des ennemis. Peut-être arriverez vous à court de munitions, et qu'elle en trouvera, vous les lancera. Il y a beaucoup de choses qu'un compagnon peut faire, autre que tirer sur des ennemis. Je pense juste que tirer sur des ennemis n'est pas si intéressant, parce qu'au final, ça passe à l'as. Ajouter tant de vie parce qu'elle cause tant de dégâts. Donc on s'est aussi concentré pour la rendre intéressante en termes de gameplay, mais pas seulement de la manière dont les gens ont l'habitude, et intéressante aussi pour l'histoire.
Et puis il y a la relation avec Songbird, qui lui veut du bien, en fait...
Avez-vous déjà connu quelqu'un qui était dans une relation de harcèlement ? Physique ?
Non, à part DSK...
(Rires) Les gens qui ont un conjoint qui les frappe... J'ai connu une fille qui avait eu une relation avec harcèlement, comme ça, et c'était très étrange. Ce type avait eu et continuait d'avoir une immense présence dans sa vie, et je savais, pendant notre relation, qu'elle allait revenir vers lui. Pas besoin d'être un génie pour le sentir venir. Il y a ce truc très étrange... parce que Songbird a été son seul compagnon... Il lui a apporté des livres, tout ce dont elle avait besoin, mais il était aussi son geôlier. Et ne la laissait pas partir. C'est une relation très étrange et très complexe. Sans compter que c'est une créature oiseau de 10 mètres de haut ! Mais il se trouve qu'ils ont une connexion. Elle n'est peut-être pas très saine, mais Elizabeth ressent quand même une connexion envers lui. On peut aussi y penser comme à la relation qu'on a avec nos parents. Il arrive un moment où vous devez partir de la maison. Vos parents ne le veulent peut-être pas, ils peuvent être jaloux de cette émancipation...
Mais les bons parents laissent leurs enfants partir !
Les bons parents. Mais ça fait partie de son conditionnement. Si vous deviez construire quelque chose. Comme le Songbird, pour qu'il s'assure qu'Elizabeth ne quitte jamais cette tour, ne le rendriez-vous pas jaloux de tout ce qui pourrait la faire quitter cette tour ? En colère ? C'est ce qu'il est. Un construct conçu et conditionné pour se sentir trahi par son départ. De la manière dont on dresse les animaux. En leur faisant ressentir des choses liées à leur comportement. Il n'est pas un ordinateur. Donc il ressent, la colère, la trahison, la rage, quand il voit Booker, il se dit "hey, tu es venu, tu a pris ce qui était mien". Il y a un sacré paquet de trucs bizarres qui se passent entre ces trois-là ! Booker essaie juste de comprendre tout cela, et Elizabeth tente de se réaliser par elle-même. Une fois cet endroit quitté, elle ne veut plus jamais y retourner. Mais ça ne veut pas dire qu'elle n'a pas de sentiment très complexe à son égard. Comme les enfants qui ont été battus par leurs parents. La plupart désirent la reconnaissance de leur parent tellement fort ! Et il semble que plus les parents sont des connards de ce type, plus les enfants désirent cette reconnaissance ! Ce n'est pas parce que c'est une créature ailée de 10 mètres de haut qu'il n'y a pas une dynamique émotionnelle entre Elizabeth et le Songbird.