Revenons un peu dans le passé. Nous sommes en 2019. Il y a trente ans environ, tu commençais à travailler sur Another World. Comment as-tu perçu l'évolution de l'industrie du Jeu Vidéo, ton parcours, depuis cette époque ?

Elle n'est pas facile ta question ! Il y a beaucoup à dire. Bon, l'industrie a beaucoup évolué. Il y a eu différentes phases. Début des années 90, c'était encore la période des auteurs qui programmaient dans leur chambre. Puis il y a eu cette industrialisation, avec des éditeurs de plus en plus gros, avec une ouverture à l'internationale progressive. Avec les évolutions technologiques et l'accroissement des équipes, c'est devenu plus complexe pour créer des jeux originaux, il y avait de plus en plus de dépendance vis-à-vis des éditeurs. Dans les années 90, ces contraintes existaient déjà, mais on pouvait se débrouiller à deux, trois personnes, il n'y avait pas forcément besoin d'un budget conséquent. Après, dans les années 2000, cela n'a été quasiment que de la grosse production...

Mais toi, comment dirais-tu que tu as évolué ?

En fait, je me rends compte que quelque chose n'a pas bougé : cette envie de créer est toujours là depuis trente ans. J'ai eu des moments où j'ai souhaité faire autre chose que du jeu vidéo. Mais l'élément moteur, profondément ancré, est toujours là : innover. Cette envie d'émerveiller avec de l'originalité, des expériences nouvelles. A côté de ça, s'adapter aux évolutions technologiques est toujours aussi difficile...

Et de façon de procéder des éditeurs, comme on peut le voir dans l'actualité...

Ah oui ! Sur la première partie des années 2000, la pression éditoriale a commencé à être très forte sur les studios. Certains ont fermés. Ensuite avec l'expansion d'Internet et la commercialisation digitale, des petits studios indés sont apparus jusqu'à aujourd'hui, cette deuxième vague indé, a été importante pour moi. Je me suis retrouvé un peu dans mon jus.

Cet essor, avec aussi des éditeurs indépendants, ça pousse à la créativité.

Oui. Complètement. C'est super stimulant pour tout le monde, y compris pour les gros éditeurs. Voir que l'une des plus grosses claques de ces dernières années c'est Minecraft... Je pense que certains éditeurs à l'époque ont eu du mal à comprendre son succès, conceptuellement parlant. Ils n'auraient jamais misé sur un tel projet. Ca prouve que tout n'est pas formaté, que tout est possible.

Malgré toutes les histoires de studios sous pression, de crunch à rallonge... Tu penses que réaliser des jeux vidéo peut encore faire rêver ?

C'est toujours compliqué de créer un jeu. Cela a été le cas pour Another World, Heart of Darkness, From Dust. C'est dur, technique. Créer un univers, le rendre crédible, ça demande du boulot. Quelqu'un qui veut travailler dans le jeu vidéo, faut qu'il se dise qu'il va transpirer pour sortir quelque chose de cool. C'est toujours aussi passionnant. Quand on arrive au bout, que le jeu est là, c'est génial. Mais ça demande des efforts de fou.

Le fait d'avoir des créatifs, producteurs, de plus en plus mis en avant de certaines créations, est-ce nécessaire pour toi qui cultive plutôt une certaine discrétion ?

C'est bien de communiquer sur les créateurs mais j'aurais tendance à dire que c'est aussi important de communiquer sur l'équipe. Par exemple, Paper Beast est avant tout le projet d'une équipe. C'est super important dans ma manière de travailler. Chacun apporte quelque chose.

L'équipe de Pixel Reef au complet

Là, par exemple, pour le look de l'univers et des créatures, Pascal Lefort (ndlr : le Lead Artist de Paper Beast, qui a également travaillé sur From Dust) a apporté beaucoup de sa personnalité. Pareil au niveau code sur la physique et la locomotion, les contrôles, François, Seb et Olivier réalisent du travail orfèvre car créer un jeu avec autant de physique est vraiment unique. Même le codage audio de Clément est inhabituel vu le contexte procédural et dynamique du jeu.

L'audio jouera aussi un rôle phénoménal, car en réalité virtuelle, la spatialisation est encore plus importante pour que l'immersion prenne dans cet univers un peu exotique - la bande son sera très originale. On travaille avec des auteurs de tous horizons qui donnent une identité vraiment à part. Floriane au sound design vient de la radio, et compose des ambiances jusque-là inédites, le compositeur anglais Roly Porter s'est complètement approprié l'univers et sort des musiques aux textures saisissantes. Et même un groupe rock japonais participe au projet, les Tsushimamire. Bref il y aurait de quoi dire !

On pourrait encore développer. J'espère que nous aurons l'occasion d'en parler plus notamment du game design.

Côtoies-tu régulièrement des personnalités du Jeu Vidéo ?

Oui, ça peut arriver. Bon, déjà, ici, on travaille au même endroit que The Games Bakers. On est à 10 mètres.

Toujours concernant les "noms", est-ce qu'il y en a qui t'on particulièrement épaté ces dernières années, dont tu admires le travail ?

Bah, ceux qui m'ont épaté, ce sont les gars de Playdead ! INSIDE, c'est juste incroyable !

Tu réalises qu'ils sont quand même énormément influencés par ton travail ?

Je sais que c'est une de leurs références. INSIDE, il y a une finition, une patte... Quelque chose d'unique qu'on ne retrouve pas ailleurs. Pour moi, c'est un des chefs-d'oeuvres du Jeu Vidéo.

Et le fait d'être constamment cité comme une influence, une référence, ça t'inspire quoi généralement, outre une envie de sourire ? C'est une forme de récompense ultime ?

Cela me fait très plaisir de voir qu'une de mes oeuvres a pu influencer d'autres créations. Je ne sais pas si c'est ultime mais c'est chouette. C'est juste chouette.

C'est très mesuré, "chouette".

Oui, c'est sûr que c'est mesuré. Le truc, c'est qu'une création peut être influencée par plein de choses. Je préfère garder une certaine distance, une humilité par rapport à ça parce que je sais que l'influence d'Another World n'en est qu'une infime parcelle.

Question de fan : tu as déjà songé à faire une suite à Another World ou Heart of Darkness ?

C'est une question piège ? Oui, sur Another World, ça m'est arrivé d'y penser. Mais je préfère pour l'instant créer d'autres univers. Cela dépend si l'on a l'impression d'être allé au bout ou non sur un projet.

C'est ton sentiment sur Another World ?

Oui, le sentiment d'avoir livré une oeuvre achevée plus qu'un départ pour de nouvelles aventures... Il y a une continuité entre mes différents projets, dans Paper Beast, il y a un peu d'Another World et de From Dust.

Merci beaucoup, Éric !