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Andrew Sheppard est le président des studios Kabam. C'est en 2009 que cet Américain a rejoint la société et il supervise les studios de San Francisco, Austin, Vancouver et Pékin. Il a auparavant travaillé chez Electronic Arts, sur la stratégie en ligne et free-to-play.
Les gens veulent des expériences connectées, ils veulent jouer sur mobile, se lancer gratuitement et découvrir ce qui leur correspond le mieux.
Julien Inverno : Sans vouloir manquer de politesse, je suis journaliste spécialisé en jeux vidéo, et avant de vous rencontrer, je ne connaissais pas votre société. Ce qui est aussi certainement le cas de la majorité des lecteurs du site pour lequel je travaille. Comment expliquez-vous cela, alors que Kabam accumule succès et bénéfices ?
Andrew Sheppard : Oui, c'est vrai. Je crois que Kabam est toujours passé sous le radar et je pense que c'est lié d'une certaine manière à notre culture en tant qu'entreprise. Nous sommes une compagnie humble, nous tendons plus à nous concentrer sur l'art et la science de faire des jeux, plutôt que de nous mettre en avant, de communiquer sur nos succès. Et puis surtout, en tant que société américaine nous n'avions pas encore eu l'opportunité de nous adresser aux médias leaders en France, en Allemagne, au Royaume-Uni.
L'une de nos prérogatives cette année et depuis l'an passé est de construire et développer nos studios de développement et nos services dans ces territoires. Ce qui commence avec l'ouverture d'un de nos départements à Berlin et d'une structure opérationnelle à Londres. Aujourd'hui, à voir la manière dont les joueurs traditionnels se tournent vers le free-to-play, ils ont besoin d'être guidés. Je suis très excité par ce qui nous attend car de nombreux aspects du milieu ont mûri. La presse spécialisée traite désormais le jeu mobile d'une manière qui fait sens. C'est important, je pense, d'aider les joueurs à trouver les meilleurs jeux, il y en a tellement qui leur sont proposés.
Nos jeux sont comme des séries télévisées alors que les jeux traditionnels seraient plutôt comme des films.
C'est vrai mais il y a aussi des exemples récents de sociétés, américaines ou japonaises, qui comme vous sont parties à la conquête du monde et de l'Europe et s'y sont cassés les dents. C'est un projet semble t-il très ardu, on n'est pas forcément prophète hors de son pays...
C'est difficile, oui. (Il réfléchit) J'y accorde beaucoup d'attention car ma situation personnelle est singulière. Je me permets une digression : je suis à moitié américain, à moitié japonais, et cette identité mêlée me permet de savoir que dans le monde, il n'y a pas que les Etats-Unis.
Je travaille depuis le début à l'internationalisation de la compagnie et à la question "existe-il un jeu qui rencontre un succès absolument partout dans le monde ?", la réponse est qu'il y en a très peu. Peut-on proposer quelque chose qui apparaisse comme "natif" à chaque région du monde ? L'un des points très important dans notre réflexion, c'est que nous nous concevons comme une société de services, nos jeux sont plus comme des séries télévisées et les jeux "traditionnels" sont plutôt comme des films. Ce qui signifie que vous avez une histoire, un développement qui évolue avec le retour du public, des utilisateurs, et si le public est global proposer une expérience locale pertinente est un vrai défi. Nous devons créer à un niveau local des concours, des compétitions dédiées, des missions qui reflètent la culture des utilisateurs et qui répondent aux standards du marché aujourd'hui. Nous couvrons une centaine de pays, en douze langues. Oui, il y a de multiples exemples de compagnies américaines ou japonaises qui n'ont pas réussis en Europe mais nous pensons humblement qu'avec notre propre conception nous pouvons réussir car nous démarrons dans une perspective différente.
Outre la comparaison que vous venez de faire entre le jeu mobile et le jeu "traditionnel", quelles différences majeures y a-t-il entre vous et des sociétés historiques comme Konami, Capcom, etc. ?
Chez Kabam, notre approche du développement et du business des jeux est très différente. La manière dont je comparais plutôt l'industrie traditionnel au cinéma vient du fait que les budgets des jeux sont très élevés, ceux du marketing sont justes un peu moindres et surtout tout se passe au moment du lancement du jeu. C'est deux ou trois ans de cycle de développement pour mettre tout ce qu'on peut dedans, dans la boîte, et espérer que ça prenne.
De notre côté, c'est après le lancement du jeu que viennent les frais de développement majeurs. Avec Kingdoms of Camelot, sur lequel nous étions pionnier sur réseau social en 2009 / 2010, c'est une petite équipe de joueurs hardcore, de passionnés qui ont fait le jeu et sont ensuite devenus des développeurs. Depuis la sortie du jeu, nous avons investi... (long silence)... 20 millions de dollars pour améliorer le jeu au fur à mesure. Si vous réfléchissez à ça dans le contexte du jeu traditionnel, un quart du jeu avait été developpé au lancement, et les trois quarts après le lancement et meilleurs car entièrement conçus avec le retour des joueurs, de ce qu'ils désiraient.
Être développeur pour un free-to-play, c'est se placer dans une perspective plus humble, en construisant quelque chose qui prend en compte les désirs de votre audience. Il n'est donc pas question de "je suis le développeur, je vais faire le jeu que je veux" mais plutôt "je suis un développeur et je vais faire le jeu que veulent les joueurs".
C'est l'utilisateur qui détermine le divertissement qu'il souhaite.
Et c'est pour ça que vous avez quitté EA, parce que vous pensez que le futur tient dans cette nouvelle conception du jeu vidéo ?
Je l'ai fait, oui, en effet. Merci pour vos recherches, j'apprécie. Je me suis intéressé très rapidement au free-to-play, dès 2006 en fait, en Asie. Et j'ai travaillé dans le free-to-play aux Etats-Unis à partir de 2007. J'ai travaillé sur environ 50 produits free-to-play et ce que j'ai vu au fur à mesure du temps passé auprès des équipes, c'est que c'est vraiment la manière la plus démocratique d'offrir du jeu pour les raisons dont nous avons discuté précédemment.
Ça répond nécessairement à ce que veut le consommateur dans son jeu et lui propose un service au-delà de nouveaux contenus, d'extensions, car c'est beaucoup plus social, c'est une expérience connectée. La seule chose qui a changé pour moi dans ce domaine, c'est de passer du PC au mobile. Je suis vraiment content d'avoir pris assez tôt cette décision car, et bien que ce soit vrai avec les autres médias, télévision, radio, c'est l'utilisateur qui définit le divertissement qu'il souhaite et je suis très heureux d'être dans une société qui met en avant ceci dans la catégorie du jeu vidéo.
J'aime la Xbox One, la PS4, j'ai toujours joué, aussi sur PC, mais l'augmentation du temps de jeu se fait sur jeux mobiles.
Êtes-vous tout de même intéressé par les dernières consoles en date, PS4 et Xbox One ?
Je les ai toutes les deux. En suivant le parallèle entre séries et films, je regarde la télévision et je vais aussi au cinéma. Et comme les Etats-Unis ont diversifié leur offre télé comme jamais auparavant, les gens n'ont jamais autant regardé la télé. Et nos jeux, comme regarder la télévision, c'est ce que les gens font quand ils ont du temps. Les films, c'est plutôt un événement, on n'en regarde pas tout le temps, c'est plus occasionnel. On peut le voir aujourd'hui, les gens s'engagent plus avec ce que nous leur proposons et si les studios hollywoodiens font appel à nous, c'est parce qu'ils souhaitent voir le public s'investir avec leurs propres licences (NdR : Le Hobbit, Fast & Furious, etc.). J'aime la Xbox One, la PS4, j'ai toujours joué, aussi sur PC, mais l'augmentation du temps de jeu se fait sur jeux mobiles.
Le jeu portable, sur 3DS, Vita, retourne-t-il aussi du "jeu traditionnel" ou le percevez-vous de manière plus concurrentiel ?
Il est traditionnel dans le sens où il dépend lui aussi de la cartouche, du disque, et même en téléchargement, il n'y aura pas ou peu de nouveaux contenus par la suite. La différence, c'est que nos productions demandent elles d'être connectées, ce qui n'est pas nécessaire sur PS Vita et 3DS. Ce qui est important car il y a une vrai implication sociale de nos joueurs. Très tôt nous avons cru à la puissance sociale de nos jeux et il est intéressant de voir que ça s'étend désormais à d'autres productions que les nôtres. Les gens veulent des expériences connectées, ils veulent jouer sur mobile, se lancer gratuitement et découvrir ce qui leur correspond le mieux.