Un autre voyage sans fin

Tous les Adeptes du Vent sans exception disent que vous ne pouvez jamais savoir ce qui motive une reprise du voyage. Un jour, soudainement, vous abandonnez votre vie citadine et vous vous mettez à marcher. Ce n'est pas toujours parce que vous avez rencontré un Adepte du Vent qui vous a donné envie d'être sur la route. Beaucoup de gens décident soudainement de partir seuls. Les enseignements des Adeptes du Vent stipulent que tous les êtres humains nourrissent le désir d'un voyage sans fin. Ils ne sont probablement pas conscients de ce désir parce qu'il est enfoui plus profondément que la mémoire. A un moment donné, quelque chose fait remonter ce désir à la surface et vous devenez un Adepte du Vent.

« Même vous, avez ce désir », dit la femme à Kaïm.
« Je ne sais pas... »
« C'est vrai » dit-elle « ça ne fait aucun doute. »
Son regard est aussi franc et déterminé que la dernière fois où il l'a vue. Les yeux rivés sur lui, elle montre son ventre.

« Je n'ai pas totalement perdu ce désir. »
« Je suis sûr que ta vie actuelle te rend heureuse. »
« Bien sûr... »
« Penses-tu vraiment que le jour viendra où tu voudras te remettre à voyager même si tu dois renoncer à ce bonheur ? »

Au lieu de répondre, elle esquisse un doux sourire.

Plusieurs années se sont écoulées, mais de temps en temps, Kaïm se souvient des mots de la jeune fille : chacun nourrit le désir d'un voyage sans fin. Pour Kaïm, vivre représente déjà un voyage sans fin. Au cours de ce préiple, il a été témoin d'un nombre incalculable de morts et aussi de naissances. La vie humaine est bien trop courte, trop fragile et fugace. Pourtant, plus il médite sur l'évanescence de la vie, plus il sent étrangement que les mots comme « éternel » et « perpétuel » s'appliquent plus à la vie, aussi limitée soit-elle, qu'à toute autre chose.

Voyageant dans le Courant Perpétuel pour la première fois depuis tant d'années, Kaïm regarde discrètement les funérailles d'un Adepte du Vent. Un jeune garçon en tenue de deuil se tient près de la route, distribuant des fleurs sauvages aux passants en les encourageant à « offrir une fleur à une âme noble qui a réussi à voyager jusqu'ici. » Kaïm prend une fleur et demande au garçon : « C'est un membre de ta famille ? »
« Oui, ma grand-mère », acquiesce le garçon, son visage rappelant à Kaïm une personne qu'il a connue il y a longtemps.

La vieille femme allongée dans le cercueil est sans doute la jeune fille. Kaïm en est persuadé.
« Grand-mère a voyagé très longtemps. Elle a emmené mon père avec elle quand il était tout petit. Vous voyez cette colline là-bas ? Elle a commencé son voyage bien plus loin et elle est arrivée jusqu'ici. » Finalement, la jeune fille avait repris la route. Elle s'était détournée de sa vie en ville, avait pris son enfant par la main et elle s'était lancée dans ce voyage sans fin. Son souhait d'atteindre l'endroit où le vent naît avait été transmis à son fils, puis à son petit-fils et ainsi de suite de génération en génération. Se diriger vers une terre que personne ne peut espérer atteindre et le faire de génération en génération, c'est un autre voyage sans fin.

Est-ce une tragédie ? Une comédie ? Le sourire serein sur le visage de la vieille femme dans le cercueil est peut-être la réponse. Kaïm dépose la fleur à ses pieds comme une offrande. Les membres de la famille qui ont voyagé avec elle chantent en cœur pour la disparue :
Ce vent, d'où vient-il ?
Où commence-t-il son voyage ?
Vient-il de l'endroit où la vie émerge ?
Ou commence-t-il là où la vie s'éteint ?

Le vent se met à souffler. Il balaie la vaste prairie. Kaïm avance lentement vers sa destination.
« Bon voyage ! », lance le garçon. Ses joues rouges et sèches comme celles de la femme il y a bien longtemps, s'adoucissent alors en un sourire qu'il adresse au voyageur sur le départ.

- FIN -