Sommaire
Un ingénieur né
Ken Kutaragi voit le jour en août 1950 dans la capitale japonaise. Ses parents, d'origines taïwanaises, étaient les modestes propriétaires d'une imprimerie de Tokyo. Cet aspect de sa vie familiale est particulièrement important. Le jeune homme semble très vite attiré par le côté technique de ce qui l'entoure et démonter les objets pour découvrir leur mode de fonctionnement devient une habitude chez lui.
Ses journées se terminent dans l'entreprise de ses parents, au milieu des machines d'imprimerie. Il a ainsi l'habitude de travailler énormément pour que l'entreprise familiale se développe. Excellent élève, Kutaragi confirme sa curiosité intellectuelle au fil des années et ira étudier à l'université d'électro-communication. Cette université tokyoïte est spécialisée dans les sciences physiques, les télécommunications, l'ingénierie et bien sûr, l'informatique.
Pour vous donner une idée du niveau de cet établissement et des personnes qui l'ont fréquenté, on trouve parmi les anciens élèves des PDG d'entreprises comme JVC, des cadres de NTT Docomo (l'opérateur de télécoms nippon leader), et de nombreux scientifiques primés et reconnus de leur communauté à travers le monde.
Tout juste diplômé à 25 ans, il entre chez Sony. C'est d'ailleurs la seule compagnie à laquelle il aura postulé. A l'époque, Sony fonctionne selon un système de méritocratie et non seulement en fonction d'une hiérarchie établie. Il considère cette entreprise comme atypique. Cela lui correspond. Son père sera d'ailleurs particulièrement fier de ce parcours, considérant que la société japonaise est trop basée sur un système vertical et non sur la mise en avant des compétences et du travail.
C'est un ingénieur sérieux et compétent, qui fait forte impression sur son entourage. Et pas n'importe quel entourage ! C'est Masako Ibuka lui même, (le cofondateur de Sony) qui l'encourage. Ses capacités créatives et son habilité à trouver des solutions innovantes aux différents problèmes qui lui sont posés, étonnent. Son travail sur les écrans LCD est utilisé notamment sur les produits audio de la marque. Pendant une dizaine d'années, il développera aussi bien des solutions physiques (réduction des coûts du LCD en utilisant des afficheurs à LED), que logicielles (un algorithme de retraitement du signal afin de corriger les erreurs dans le domaine du son). Sony tient là une petite perle. Serais-ce un ange ?
Kutaragi donne des ailes à Sony
Fasciné par le monde du jeu vidéo, il réalise tout le potentiel de ce média en observant son enfant jouer à la Famicom et en ayant assisté à des démonstrations du système G. Ce système permet de générer d'impressionnantes images 3D au prix de longs calculs. Il prédit un grand avenir à ce média s'il parvient à se développer vers la 3D. Aussi, lorsqu'il apprend que Nintendo cherche quelqu'un pour développer la partie sonore de sa prochaine console, il se lance immédiatement dans le projet avec les moyens de son entreprise. C'est la toute première incursion connue de Sony dans le monde du jeu vidéo.
La puce sonore de la Super Famicom est estampillée du célèbre fabriquant d'électronique et signée par Kutaragi. Son fonctionnement est déjà orignal pour l'époque. La puce se comporte plus comme un co-processeur que comme un chip sonore classique. Elle dispose de sa propre ROM de démarrage et s'utilise de la même façon qu'un processeur central. Si vous avez encore gravé dans vos esprits les magnifiques mélodies de certains titres SNES, c'est en partie grâce à un ingénieur de Sony !
La collaboration entre les deux sociétés se poursuivra pour un projet de lecteur CD-ROM. La SNES en est dépourvue et l'expertise de Sony devait permettre de combler ce retard par rapport à NEC (pour la PC Engine) et SEGA (Pour la Megadrive et son Mega-CD).
Un fin négociateur
On présente souvent le père de la PlayStation comme un personnage égocentrique et imbu de lui même. C'est une erreur en partie imputable à ses affirmations, qui peuvent passer pour de l'arrogance. La façon dont il a mené sa barque pour faire naître la PlayStation en est un bel exemple.
Le projet avec Nintendo capotera, mais ce qu'il est intéressant de noter ici, c'est que Kutaragi, lui, n'abandonnera rien et utilisera même cet événement pour servir ses desseins. Malgré une aversion affichée des cadres dirigeants de Sony pour le jeu vidéo, il veut continuer dans cette voie. Plus fin négociateur que prévu, Kutaragi joue de cette humiliation en demandant au président s'il va laisser passer l'attitude de Nintendo. Il lui promet de pouvoir créer un processeur avec un nombre de portes logiques s'élevant à un million, alors que le meilleur matériel de l'époque ne culmine qu'à cent mille.
C'est en jouant sur le sentiment de revanche et en mettant en avant ces chiffres incroyables, que l'ingénieur parvient à faire prononcer ces mots désormais célèbres de Ohga : "Do it !". Le plus marquant reste encore la façon dont ils ont été prononcés. Car c'est avec rage que le président de Sony avait tapé du poing sur la table, pour que son interlocuteur puisse prouver ses dires.
Ces premiers événements auront été de véritables détonateurs, pour une bombe qui fera exploser le paysage du jeu vidéo, alors dominé par Nintendo et SEGA.
La PlayStation, le saint Graal de Sony
Cette bombe, c'est la PlayStation qui va bénéficier d'une vision géniale et d'une conception innovante. Tout est misé sur la 3D. La machine sera optimisée pour atteindre ce but et rien d'autre. Son processeur central était performant, mais loin de justifier tout l'engouement qu'allait susciter la console. C'est un circuit spécialisé de transformation 3D qui allait faire tout le boulot. Pour le clinquant, un circuit de décompression vidéo allait permettre d'économiser des coûts sur les performances du lecteur CD. Il faut minimiser les accès en lecture au maximum pour fluidifier l'expérience.
Le CD-ROM de la machine n'est pas utilisé de façon classique. Il n'est pas destiné à stocker d'énormes quantités de données à lire comme sur un PC. Kutaragi le voit plutôt comme un moyen peu onéreux de fournir les données de base pour que la console génère les images. Aussi, les temps de chargement n'ont rien de commun avec les autres CD-ROM de l'époque (Mega-CD et PC Engine). A tel point que Ridge Racer, l'impressionnante adaptation du succès d'arcade éponyme, n'occupait que 2Mo sur le CD...
Pendant la phase de conception de la PlayStation, Kutaragi va rencontrer les développeurs pour leur demander ce dont ils ont besoin pour leurs jeux. Quantité de mémoire, forme de la manette... Il s'attarde en particulier avec les graphistes de Namco pour les capacités 3D. Une approche qui n'est pas sans rappeler le discours d'un certain Mark Cerny à propos de la PS4, conçue avec le conseil de nombreux éditeurs et développeurs.
Important les méthodes utilisées pour les artistes des labels musicaux de Sony, les développeurs et éditeurs de jeux sont traités avec égards. En conséquence, il cherche à leur fournir le meilleur environnement créatif possible ; kits d'outils et bibliothèques logicielles (le "framework"), sont ainsi mis à disposition et un support permanent est mis en place. Cela leur facilite le travail, réduit notablement les temps de développement et donc les coûts de production.
Baisser les coûts, une autre idée géniale pour les développeurs et, in fine, les consommateurs. Les uns bénéficient de conditions plus avantageuses pour éditer leurs jeux, les autres seront frappés en plein coeur lors de l'E3 de 1995 : la Playstation sera moins chère de 100$ que sa concurrente directe, la Saturn. Même si la machine sera vendue à perte, ce sera le coup de maître qui tuera SEGA.
Si tous ces concepts ne sont pas forcément à mettre systématiquement au seul crédit de Kutaragi (il souligne lui-même que c'est un travail d'équipe), il en aura été l'architecte principal et soutiendra toujours ses idées avec obstination. Il a surtout un point commun avec nombre d'illustres personnages de l'histoire : une vision.
Un visionnaire
Avec plus de 60% des revenus de Sony générés par la Playstation, Kutaragi est désormais en odeur de sainteté pour la direction. Aussi, lorsque son nouveau bébé, la PlayStation 2 est annoncée, ce sera en grandes pompes et avec moult superlatifs. Il avait déjà réussi en misant tout sur la 3D, il continuera dans cette voie, mais en y ajoutant le DVD et un nouveau processeur maison : l'Emotion Engine.
Encore une fois, la PS2 est très atypique pour son époque. Sa RAM est très faible, mais incroyablement rapide. Paradoxalement, ce ne sont pas vraiment les capacités techniques de la machine (nous y reviendrons en descendant vers les enfers) qui font son originalité. Rétrospectivement, c'est une vision très avant gardiste qui se cachait derrière la PS2.
Certains s'en souviennent peut être, mais Kutaragi disait que la PS2 était "plus qu'une console". Un credo depuis usé jusqu'à la corde, puisque chaque constructeur a, à un moment ou un autre, tenté de placer sa machine en point central du salon. Kutaragi voulait déjà en faire de même, en proposant des contenus téléchargeables avec toute la puissance de Sony à l'appui. La PS2 était à ce titre un cheval de Troie à placer dans le salon pour envahir les foyers.
Ironie du sort, c'est aujourd'hui Microsoft qui veut occuper ce terrain et la PS4 qui se recentre sur le jeu. Si ces fonctionnalités n'ont pas remporté le succès escompté à l'époque, la PS2 s'est tout de même beaucoup vendue grâce à sa capacité à lire les DVD. En ce sens, elle était effectivement "plus qu'une console".
La vision de Kutaragi n'a jamais changé au fil des consoles. Il a toujours voulu fournir un monde entier de divertissements numériques à la maison. Pas seulement des jeux. Sur ce point, il a vu juste mais trop vite et trop loin.
Atypique jusqu'au bout des processeurs
Bâtie sur la réputation de la première PlayStation, la seconde itération de la console est également un franc succès. C'est Sony dans son ensemble qui profite des excellents résultats de sa branche jeux vidéo, alors que les autres activités sont sur des pentes dangereusement négatives. Kutaragi n'a cependant pas réellement réussi son coup en la transformant en centre multimédia pour tous les foyers. Le lecteur DVD a convaincu certains indécis d'en faire l'acquisition, mais les fonctions connectées sont presque inexistantes.
Qu'importe ! L'homme est persuadé qu'il faut poursuivre dans cette voie et va même plus loin. Le coeur de la Playstation 3 sera pensé pour être un processeur tourné vers le réseau. C'est le développement et la conception du CELL, qui devra équiper la toute nouvelle génération de console du géant japonais. Plus qu'un processeur dédié uniquement au jeu, Kutaragi voit encore plus grand et rêve d'aller concurrencer Intel sur ses propres terres. Pour ce faire, il s'est allié à IBM et Toshiba. Grâce au capital confiance bâti sur les fondations PS1 et PS2, il va peaufiner le développement du CELL pendant de longs mois.
Encore une fois, le CELL est très atypique pour son époque. Alors que les processeurs s'orientent vers plus de simplicité et facilitent la vie des programmeurs, le CELL nécessite un travail important pour être exploité pleinement. De plus, alors que les cartes graphiques des PC se chargent de plus en plus des calculs 3D et montent en puissance, le processeur graphique de la PS3 est très modeste. Pour bien exploiter la machine, il faut maîtriser son coeur principal (le PPE) et ses 7 coeurs spécifiques (les SPU).
L'idée de Kutaragi est pourtant impressionnante sur le papier. Les performances brutes du CELL sont deux fois supérieures à celles de la Xbox 360 (sortie un an auparavant tout de même). Mais cela concerne des opérations particulières ; les calculs à virgule flottante. Même si le CELL de la PS3 ne comporte que 7 SPU (pour des raisons de coûts de production), contre 8 pour la version "professionnelle" IBM. C'est d'ailleurs dans les applications scientifiques que le CELL brillera particulièrement, même si seulement deux équipes au monde auront pu l'optimiser et l'exploiter pleinement. Seulement voilà, les joueurs et les développeurs ont autre chose en tête que des recherches scientifiques. Avec le CELL, Kutaragi s'éloigne de ce qui a fait le succès de la marque PlayStation ; des consoles pour faire des jeux et pour les joueurs. Mêmes si des signes avant coureurs sont présents depuis longtemps, c'est le début de sa descente aux enfers...