Lorsque des auteurs cherchent à stimuler leur public en leur présentant différents points de vue valides, au travers de personnages aux pensées, aux émotions, et aux connaissances différentes, ils peuvent ainsi "facilement" transposer la perspective du public pour que celui-ci, indépendamment de ses propres sensibilités, se retrouve dans la peau d'un autre personnage et y découvre, potentiellement, une autre façon de voir ou de ressentir les choses.

Si on peut facilement considérer que les oeuvres narratives traditionnelles (i.e. passives) ont bien plus d'efforts à fournir, en théorie, pour transporter leurs audiences dans la peau de leurs personnages, là où le jeu vidéo permet pour se faire de les incarner directement, ils y gagnent en revanche une flexibilité des points de vue, des perspectives. Dans le jeu vidéo, il semble que ce genre de technique narrative soit nettement plus complexe à mettre en place, justement parce que joueuses et joueurs sont actifs dans l'expérience. Là où dans un récit passif, les personnages dictent leur perspective des événements qui s'y déroulent, dans le jeu vidéo, tout passe tôt ou tard par le joueur, ce qui complique considérablement les choses dans la mesure où toute réflexion ou toute réponse émotionnelle est vécue subjectivement par la même personne, et non exprimée par les personnages eux-mêmes.

Plus exactement, la notion de tâche, d'objectif, de mission à accomplir s'avère tellement présente dans la plupart des jeux, qu'il est difficile pour leurs auteurs de changer la perspective de leur audience en les mettant dans la peau de ceux qui en font les frais, de l'opposition, de l'antagoniste, et d'offrir par cet intermédiaire un autre point de vue qui pourrait équilibrer la réflexion autour de la situation présentée.

La force d'une perspective "vécue"


Papers, Please - un jeu de Lucas Pope.

Une des forces du jeu vidéo comme medium narratif reste donc cette interactivité, cette immersion. L'excellence, de ce point d'un vue, d'un jeu comme Papers, Please (2013), le démontre. Le jeu de Lucas Pope, sous ses atours de puzzle articulé autour de la vérification de pièces d'identité à la frontière d'une république soviétique fictive, établit admirablement la situation morale précaire d'un fonctionnaire sous-payé, aisément corruptible, et débordé par un système sans cesse compliqué par de nouvelles procédures ; une démonstration par l'exemple qu'il n'y a rien de trivial dans les relations entre intégrité, survie, humanisme, éthique, et autres valeurs de nos sociétés.

Autre exemple, moins subtile, mais plus percutant : la sulfureuse séquence de l'aéroport dans Call of Duty : Modern Warfare 2 (2009). Sa valeur réside non seulement dans le fait qu'elle nous met dans la peau du terroriste abattant froidement des civils innocents (ce qui n'a pas manqué de soulever la polémique, affirmant au passage son intérêt), mais aussi et surtout qu'elle renverse absolument la perspective des autres niveaux du jeu, et même de la série tout entière, dans laquelle on joue d'ordinaire les gentils soldats massacreurs de vilains porteurs de kalachnikovs.

Mais globalement, la perspective qu'un jeu offre sur ces sujets reste celle des joueurs, unique, même si elle est teintée narrativement par l'histoire des personnages qu'ils ou elles incarnent. Dès lors, il semble difficile de les surprendre en créant une dissonance de perspective capable de les faire réfléchir, d'élargir leurs horizons. Sauf, peut-être, par un subtil jeu de désinformation... ou de mensonge par omission.

Tu n'es pas ce que tu crois


Leon et Claire de Resident Evil 2.

Il existe bien entendu bon nombre de jeux qui offrent, dans une certaine mesure, des différences de points de vue en proposant d'incarner des personnages différents. Soit comme un choix au début du récit, soit alternativement pendant son déroulement. On peut citer comme premier exemple Resident Evil 2 (1998), qui propose de commencer à jouer Claire Redfield ou Leon Kennedy, avant de passer à l'autre - altérant quelques détails du sa seconde section en fonction de ce qui a été fait au cours de la première. Cependant, il s'agit plus d'altérer des éléments de jeu (tels que la présence d'objets ayant été ramassés auparavant par le premier protagoniste), que d'exposer des perspectives différentes sur un même sujet.

Parmi les jeu qui usent, eux, de leurs multiples protagonistes comme d'un outil narratif ouvrant la réflexion, il faut citer Suikoden III (2002), qui explore les conséquences de la guerre au travers de trois personnages aux perspectives différentes, dont les chemins se croisent plusieurs fois pendant le récit - lequel ne révèle toute sa valeur que lorsqu'on a joué ses cinq chapitres avec les trois personnages en question. On peut choisir de jouer toute l'histoire avec un seul personnage, trois fois, ou chaque chapitre avec les trois personnages avant de passer au suivant.

Mais il reste difficile de trouver des exemples de jeux où on commence à jouer un personnage, intégrant son point de vue, ses buts, ses luttes, avant de passer à un autre voyant et faisant les choses à l'inverse - avec de bonnes raisons.


Cette séquence d'Assassin's Creed III reste une des plus marquantes de la série.

Le dernier exemple relativement récent qui me vienne à l'esprit reste Assassin's Creed III (spoilers pour ceux qui ne l'ont pas fait) : toute la séquence d'introduction, dans la peau de Haytham Kenway, fut sans conteste un pivot majeur dans la saga, établissant les Templiers comme une idéologie certes opposée à celle des Assassins, traditionnels "héros" de la série, mais bien moins manichéenne que dans les volets précédents. Ignorant jusqu'à la fin de cette séquence des allégeances du personnage de Haytham, le joueur y découvrait ainsi une autre façon de voir le conflit central de l'univers d'Ubisoft, entre liberté et chaos côté Assassins, et Loi & Ordre côté Templiers. Ces derniers n'étaient plus des vilains assoiffés de pouvoir, mais des bienfaiteurs d'une humanité incapable de subvenir à son propre équilibre sans être guidée par leur main. Promoteurs d'une paix forcée, les Templiers sont passés du statut de méchants décérébrés à celui d'un autre camp idéologique. Le script du jeu prend grand soin d'éviter que les personnages ne prononcent le mot Templier ou le mot Assassin avant la séquence charnière révélant qu'Haytham, dont nous savions qu'il était le père de l'Assassin Connor Kenway ornant la jaquette et tous les matériels promotionnels, était un Templier.

Les personnages parlent ainsi des méfaits de l'autre camp, dont on découvre alors qu'il s'agit, évidemment, des Assassins et de leurs méthodes brutales et déstabilisantes, semant le chaos à une époque déjà caractérisée par son instabilité politique. Le jeu fut un des premiers de la série à souffrir de vives critiques à cause d'un état technique déplorable à sa sortie, mais du point de vue scénaristique, il reste à mes yeux un des meilleurs de toute la série (sans compter que j'ai eu la chance de le finir à l'époque sans rencontrer un seul bug handicapant, à la différence de bon nombre d'infortunés).

De même, c'est en trompant le joueur sur un aspect central de son histoire qu'Uncharted 4 parvient au même résultat - la perspective vécue (jouée), se révèle être erronée, ou incomplète, plus tard, grâce à cette astuce, mais il s'agit plus dans le jeu de Naughty Dog d'une surprise rattachée à une description des faits, qu'à l'exposition de deux perspectives valides mais conflictuelles. Pareil pour Heavy Rain, au passage, qui use du même stratagème, pour le seul bénéfice d'un "twist" scénaristique.

Un jeu ultime restant à concevoir

Pour revenir sur la réflexion motivant cette colonne : à ma connaissance, il n'y a presque pas de jeux ayant réussi à faire incarner au joueur alternativement plusieurs perspectives dynamiques et conflictuelles autour d'un seul sujet - du genre qui ouvre au débat ensuite, comme peuvent le faire des séries comme The Wire (cultissime). Dans les médias passifs, on peut développer ces perspectives différentes pour nuancer leur interprétation et enrichir le récit, chaque personnage évoluant "à même distance" de l'audience qui l'observe. Dans le jeu vidéo, on serait tenté de croire qu'il y aurait moyen d'aller plus loin en confrontant les joueuses et les joueurs aux conséquences de leurs propres actions, simplement en leur faisant jouer "l'autre camp"...


Defiance clôt brillamment la course-poursuite des rivaux Raziel (gauche) et Kain (droite) dans la série Legacy of Kain.

Mais bien évidemment, les questions d'équilibrage, de grammaire structurelle du jeu, rendent cela difficile, comme en témoigne par exemple l'adaptation de Game of Thrones par Telltale, qui a choisi, et ce n'est pas innocent, de placer tous les personnages de son récit dans une seule et même Maison, là où les livres et donc la série confrontent les perspectives de plusieurs Maisons luttant pour le Trône de fer. Il faut, trop souvent, que les personnages incarnés dans un jeu convergent à un moment où à un autre vers un but singulier, un objectif commun.

Même un Legacy of Kain : Defiance (2003), dans lequel les rivaux Raziel et Kain sont incarnés alternativement au sein d'une brillante histoire dans laquelle ils se poursuivent l'un l'autre, se retrouvent finalement à suivre une destinée commune, liée à un personnage tiers, Moebius, et facilitée par de futées manipulations du temps. Même si le jeu de Crystal Dynamics reste à mon sens un des exemples (si ce n'est le seul) approchant le mieux ce que je cherche à caractériser ici.

Tout en ayant conscience, donc, des entraves inhérentes à la nature du jeu vidéo narratif, je reste convaincu qu'un jour, nous pourrions découvrir une création parvenant à nous faire jouer plus viscéralement des perspectives différentes, tout en ne se détournant pas de leurs conséquences sur le gameplay ; peut-être même en parvenant à nous faire jouer contre nous-mêmes d'une manière qui fonctionne. Mais en attendant, je vais devoir me contenter pour ce genre d'expérience, de la littérature, de la TV et du cinéma.