Les jeux en Monde Ouvert, autrefois rares, sont aujourd'hui non seulement courants, mais particulièrement appréciés.
Au-delà du fait que le Monde Ouvert n'est pas vraiment un genre à part entière, mais plutôt une approche de level design et de contexte de jeu, beaucoup de créateurs n'ont manifestement pas encore maîtrisé les contraintes ou les dissonances qu'ils représentent, mais il est devenu indispensable de se pencher dessus.
Incontestablement, Zelda Breath of the Wild a posé une marque importante sur le Monde Ouvert ; sans pour autant introduire de véritables nouveautés en termes de mécaniques, le blockbuster de Nintendo a su montrer, mieux que tout autre avant lui, quels étaient les forces du Monde Ouvert au travers d'un design transcendant les propositions faites auparavant. Car tout n'est pas fait pour lui.
Grégory Szriftgiser, alias RaHaN, est un ancien journaliste jeux vidéo qui a fait ses armes dans la presse papier (Joypad, Joystick, PlayStation Magazine, Gaming) avant de fonder avec ses anciens compères le site Gameblog. Il quitte cette aventure en 2013 pour embrasser une carrière de l'autre côté du miroir, du côté des développeurs de jeux, tout en allant à l'autre bout du monde, au Canada. Il travaille actuellement sur différents projets, mais revient nous voir régulièrement pour publier ces billets d'humeur ou participer à des podcasts.
Les limites du jeu en Monde Ouvert
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, les jeux en Monde Ouvert existent depuis très longtemps maintenant. A vrai dire, depuis avant même la démocratisation de l'informatique personnelle.
Par Monde Ouvert, j'entends une liberté de déplacement quasi-absolue, sans régulation de direction ou découpage en niveaux ou en mondes à traverser dans un ordre spécifique. Colossal Cave Adventure, un jeu d'aventure 100% textuel développé originellement sur PDP-10 en 1976, offrait déjà aux joueurs la possibilité d'aller comme bon leur semblait au Nord, Ouest, Est ou Sud. Plus récent et plus connu, et surtout encore vivant aujourd'hui dans sa dernière version, le Elite de David Braben (1984) proposait déjà tout un univers riche de multiples systèmes à explorer à bord d'un vaisseau, dans n'importe quelle direction ou n'importe quel ordre (tant que les moteurs supraluminiques équipant le vaisseau le permettaient).
30 ans séparent Elite (à gauche), d'Elite Dangerous (à droite).
Mais bien évidemment, ce n'est que ces dix dernières années que l'approche a pu éclore pleinement en 3D d'un point de vue technique, même si les technologies de streaming de données permettant une expérience libérée de tout chargement (donc interruption) avaient déjà été introduites bien avant par des titres comme Legacy of Kain : Soul Reaver (1999). Je sais que je mentionne le titre de Crystal Dynamics très souvent, mais du strict point de vue technologique, à l'époque de la première PlayStation, il avait introduit tant de révolutions qu'on en reparlera sans doute encore.
Une fois la question technologique résolue, celle du design devient prédominante ; qu'on parle de mécaniques, de narration, ou plus globalement d'expérience de jeu. Et c'est là que de nombreux titres usant du procédé sont confrontés à des problèmes.
La quadrature du cercle narratif
Indubitablement, cette tendance du monde ouvert n'a vraiment émergé que récemment. C'est fin 2012, pour ma part, qu'il m'est devenu apparent que ce type d'approche, encore trop complexe technologiquement à l'époque pour dominer la production, allait se démocratiser massivement.
Ce fut bien le cas, mais comme bien souvent lorsqu'une tendance éclot, il est plus courant qu'elle finisse par souligner ses propres défauts que transcender ses codes. Qui plus est, avec le succès de ses ambassadeurs les plus connus, comme Grand Theft Auto ou Assassin's Creed, les autres copient plus qu'autre chose, défauts compris.
Le premier casse-tête qui plombe beaucoup de jeux à monde ouvert est celui de la narration. Car le jeu vidéo reste encore particulièrement tributaire des approches narratives classiques issues de la littérature ou du cinéma, il conte ses histoires de manière plus ou moins linéaire. La construction d'une narration repose sur des éléments classiques, tels que l'exposition qui sert à placer un contexte et donner de l'information, les enjeux, conflits et autres catalystes qui introduisent une dimension dramatique à l'histoire et rendent le tout intéressant, etc. Quand on ne sait pas où le joueur sera exactement à tel ou tel moment, s'il regardera tel ou tel détail, ou trouvera tel ou tel élément d'exposition important, on a tendance à tomber facilement dans les codes des médias linéaires, et à user de la cinématique. Seulement cette dernière semble intrinsèquement limitative par rapport à la promesse de liberté qui accompagne le design en monde ouvert.
Si aucune différence mécanique ne sépare Michael (à gauche) de Trevor (à droite) dans GTAV, le second s'aligne bien plus harmonieusement narrativement avec le gameplay classique de GTA que le premier.
Pire, les postulats de certains titres, comme Assassin's Creed ou même Grand Theft Auto, s'attachent à décrire des personnages aux objectifs précis, qui sont souvent embarqués dans des missions claires, parfois "urgentes" nous dit-on, qui vivent, dans le cas des assassins, dans la poursuite d'objectifs précis. Du coup, s'installe trop souvent une dissonance narrative entre, d'un côté, l'invitation du jeu à aller où l'on souhaite, pour profiter de toutes ses délicieuses possibilités, et de l'autre, la montée en épingle d'enjeux souvent immédiats dont on nous dit qu'ils requièrent notre attention. C'est tout particulièrement perceptible dans Grand Theft Auto V : le personnage de Trevor, complètement barré, soutient le postulat de la liberté et du bac à sable à merveille, tandis que celui de Michael, le criminel père de famille, conte une histoire linéaire en opposition avec ce qu'on lui fait vivre, à zoner dans la ville et faire tout sauf régler les problèmes que les conteurs de GTA lui ont écrit.
La manière la plus simple de se débarrasser de ce problème, c'est de ne pas conter d'histoire alambiquée, voire pas d'histoire du tout. C'est le postulat des MineCraft ou autres Don't Starve. Moins extrême, Breath of the Wild pose ses briques narratives sans leur donner d'urgence quelconque, et minimise considérablement leur importance. Libéré de ces impératifs artificiels, les joueuses et les joueurs profitent du monde ouvert de manière cohérente, plutôt que d'alterner des phases "je suis l'histoire" et des phases "j'explore le monde". Les mécaniques, situations et découvertes de ces titres suffisent à maintenir un engagement intrinsèque, là où d'autres échouent misérablement, comme No Man's Sky, à se montrer intéressants de ce point de vue.
Ouvert mais figé
Puis vient le pan de l'immersion qui s'incarne dans l'impact possible du protagoniste sur le monde qui l'entoure. En dehors des modifications du monde intervenant à l'issue de cinématiques qui font progresser l'histoire linéaire, trop de jeux à monde ouvert n'offrent en vérité aucune persistance, aucune sensation que le monde est autre chose qu'un décor inamovible. C'est notamment l'un des écueils de l'autrement très bon Horizon Zero Dawn, dans lequel même marcher au travers d'herbes hautes ne les fait pas bouger. De même, dans la plupart des titres à monde ouvert bourrés de NPC, comme GTA ou AC, ces derniers sont interchangeables, inconséquents sur le monde dans lequel ils évoluent. Ils réapparaissent dès qu'on a le dos tourné.
L'apparition d'une Lune Rouge est synonyme de réapparition des monstres dans Breath of the Wild. Mais l'événement, tout aussi récurrent qu'imprévisible, sert également à d'autre découvertes.
De ce point de vue, Breath of the Wild a su trouver une parade intéressante. Ses monstres ne réapparaissent qu'au passage d'une lune rouge, lui-même semi-aléatoire : l'intérêt renouvelé d'interagir avec eux reste donc bien présent, tout en ménageant ces espaces entre les lunes rouges où l'impact du protagoniste est immédiatement visible, avec des campements vidés, des zones nettoyées et pacifiées de manière durable. Par-dessus, il est aussi celui qui a su capitaliser le mieux sur des mécaniques émergentes qu'il n'a pas inventé, telles que la dynamique du feu, en interfaçant ses conséquences de plusieurs manières différentes avec ses piliers d'action et de puzzle. En prenant soin de ne pas saupoudrer sa carte d'une tétrachiée d'icônes, et en offrant au joueur la mécanique spécifique de la longue-vue et des marqueurs, il ménage également un aspect tragiquement sous-estimé par la majeure partie des autres jeux en monde ouvert : le plaisir de l'exploration.
Mais c'est encore une fois un jeu comme MineCraft qui parvient le mieux à éviter cet écueil du monde figé, le coeur de son expérience reposant sur la modification même du monde.
Un long chemin
Si le genre a déjà pris conscience de certaines règles importantes, comme le fait qu'un large monde ouvert n'a aucune valeur s'il est vide de contenu ou d'activités (hein, No Man's Sky ?), mais aussi de variété et de découverte, il reste donc encore beaucoup de travail à faire pour que le jeu en monde ouvert dépasse les limitations actuelles dont il souffre.
Il faut aussi insister sur le fait qu'il n'est pas la meilleure approche pour tout type d'expérience, même si je ne vois pas la tendance diminuer de si tôt. Passé l'étape que fut Breath of the Wild pour cette approche, et qui ne manquera pas d'être décortiquée puis recopiée, il reste une marge de progression gigantesque dans la maîtrise de toute la complexité inhérente à cette approche, et surtout dans la réalisation de son potentiel encore inexploité. Si certaines des problématiques posées semblent difficiles à résoudre sans solutions radicales (notamment pour la narration), je ne désespère pas que ce que nous tolérons encore aujourd'hui dans ses plus gros ambassadeurs devienne totalement désuet et inacceptable d'ici quelques années.