Vous avez sans doute entendu parler de la technologie blockchain, qui a fait et fait encore le buzz ces derniers temps. Si la révolution annoncée par cette technologie reste encore très loin de nous pour de nombreux domaines de la vie de tous les jours, il y a une industrie qui pourrait s'en retrouver profondément changée très bientôt : celle du jeu vidéo.
Grégory Szriftgiser, alias RaHaN, est un ancien journaliste jeux vidéo qui a fait ses armes dans la presse papier (Joypad, Joystick, PlayStation Magazine, Gaming) avant de fonder avec ses anciens compères le site Gameblog. Il quitte cette aventure en 2013 pour embrasser une carrière de l'autre côté du miroir, du côté des développeurs de jeux, tout en allant à l'autre bout du monde, au Canada. Il travaille actuellement sur différents projets, mais revient nous voir régulièrement pour publier ces billets d'humeur ou participer à des podcasts.
Les blockchains, révolution du jeu vidéo ?
Comme avec beaucoup de technologies qui "buzzent" dans l'actualité et se retrouvent sur toutes les lèvres des intervenants de conférences variées pour montrer qu'ils sont "à la page", les blockchains ne datent en fait pas d'hier. En vérité, le principe derrière la technologie fut décrit en 1991 et raffiné en 1992, avant d'être utilisé pour la première fois à des fins publiques dans la création, en 2008, des fameuses Bitcoin. Mais pour ceux qui ne savent pas encore de quoi il s'agit, commençons par une brève explication.
Un système décentralisé et sécurisé
La manière la plus simple de décrire les blockchains est de parler d'un livre de comptes, ou d'un registre, tenu à jour et vérifié sans l'aide de comptables ou de notables. Plus précisément, c'est une technologie de stockage et de transmission de données distribuée, sécurisée sans organe de contrôle.
Son nom décrit lui-même ce que c'est : une chaîne de blocs. Chaque bloc contient des données, une clef protégée par chiffrement, et la clef du bloc précédent dans la chaîne. Cette base de données de blocs est distribuée et vérifiée en peer-to-peer entre tous les utilisateurs de la blockchain, qui servent, tous, à vérifier la validité de la chaîne et des nouveaux blocs qui lui sont ajoutés. Si quelqu'un tente de "pirater" les données d'un bloc, il se heurte d'abord au chiffrement qui le protège, puis à l'ensemble des personnes qui en ont une copie exacte ; si 50% ou plus de ces personnes renvoient au système que le bloc altéré n'est pas le même que dans leur copie, ou qu'un nouveau bloc n'est pas conforme, ces derniers sont invalidés. Chaque transaction entre les utilisateurs de la chaîne donne naissance à un nouveau bloc que chaque noeud (ordinateur d'utilisateur utilisant la chaîne) du réseau vérifie et valide.
Par ailleurs, pour garantir que le système ne puisse être pris de vitesse par des ordinateurs aux capacités de calcul sans cesse grandissantes, il intègre ce qu'on appelle une "preuve de travail" (parfois remplacée par une "preuve de participation" pour gagner du temps) : il est impossible de créer un bloc dans une copie de la blockchain sans y investir plusieurs minutes, consacrées à la résolution algorithmique de problèmes mathématiques extrêmement complexes. De cette manière, falsifier plus de 50% des copies d'un nouveau bloc prend bien plus de temps que de les vérifier, car il faudrait changer, en même temps, une majorité des copies de la base de données avant qu'elle ne puisse elle-même invalider le changement ; on ne peut pas prendre de vitesse la sécurisation du système pour le "hacker". Le système n'est pas à proprement parler inviolable en lui-même, et il présente d'autres inconvénients (son coût énergétique par exemple), mais c'est indubitablement le système distribué le plus sécurisé existant à ce jour. On peut raisonnablement affirmer, aujourd'hui, qu'une blockchain largement utilisée est presque impossible à falsifier (mais il est toujours possible de pirater un de ses utilisateurs avant qu'il ou elle ne contribue un nouveau bloc à la chaîne, et de lui faire entreprendre à son insu une transaction dont le récipiendaire n'est pas celui ou celle choisi au départ ; en bref, on falsifie la demande de transaction, pas la transaction elle-même).
Applications au jeu vidéo
S'il ne fait aucun doute que cette technologie promet de profonds changements de société en nullifiant, à terme, le recours à des organismes de contrôle (comme les banques, les notables, etc.), elle est d'ores et déjà utilisable, et sérieusement explorée, par l'industrie du jeu vidéo ; en effet, sa nature numérique en fait un candidat parfait pour l'utilisation de blockchains dans la sécurisation de ses données, sécurisation qui est la clef des applications dont nous allons parler ci-dessous.
Concrètement, cela veut dire qu'il est possible par exemple de s'échanger, entre joueurs et de manière sécurisée, des données de valeur dans le contexte d'un jeu. Qu'il s'agisse du jeu lui-même (dématérialisé) ou de DLC qu'on pourrait ainsi revendre à d'autres joueurs, ou encore de valeurs internes au jeu lui-même ou à une plate-forme (monnaie virtuelle, butins, personnages, etc.). Mais ce n'est pas tout. Grâce à la sécurisation des données et de leur détenteurs, de manière distribuée, on peut imaginer toutes sortes d'autres choses, ou des versions de mécaniques existantes qui n'ont plus besoin d'être gérées, validées, vérifiées par les développeurs ou les éditeurs eux-mêmes.
- La conservation de personnages ou d'objets d'un jeu à l'autre. Si ces données sont sauvegardées via blockchain, un développeur pourrait permettre à sa communauté de conserver, échanger, vendre ou donner tout élément de valeur d'un jeu au travers de tous ses univers, toutes ses itérations, tous ses serveurs, tous ses jeux. Imaginez pas exemple une série de jeux en ligne massivement multijoueurs utilisant un seul type de monnaie, ou permettant à des personnages de naviguer librement d'un univers à l'autre.
- Permettre la spéculation au sein de la communauté. Les blockchains sécurisent le détenteur d'un élément décrit sous forme de données, quelle que soit sa nature (personnage, arme, argent virtuel, etc.). Associé à sa rareté au sein de l'univers du jeu et de sa communauté, l'objet en question peut donc être revendu dans l'univers du jeu au plus offrant, avec une totale confiance concernant la dite rareté puisque chaque utilisateur dispose d'une copie de tout ce que contient la blockchain, et que celle-ci sait très exactement qui détient quoi.
- Augmenter la valeur d'éléments de jeu. En corollaire du point précédent, cette sécurisation de la valeur détenue par une blockchain fait qu'un objet détenu par un joueur ou une joueuse peut être utilisé, ou détenir une valeur en dehors du jeu. Par exemple, on pourrait imaginer que la détention d'un élément de jeu pourrait servir d'accès à la beta d'un prochain jeu, de preuve de statut quelconque, ou même d'invitation à un événement spécifique, comme un tournoi. De même, ce que Nintendo avait implémenté avec le streetpass sur 3DS devient possible simplement depuis une application de smartphone et peut surtout potentiellement transcender les jeux et les plates-formes. Plus besoin du coup d'être dans le jeu pour faire des transactions sécurisées avec d'autres joueurs ou joueuses !
- L'éradication de certaines formes de triche et de marché noir. Naturellement, tout système de sécurisation efficace permet de prévenir certaines formes d'abus. En premier lieu, lorsqu'on interdit un certain bien, cela ne fait très souvent que créer un marché noir continuant les transactions autour du bien en question. Avec la technologie blockchain, ce n'est plus possible, ce qui permet aux développeurs de garantir les mêmes règles pour toute leur communauté, tout en conservant le contrôle absolu sur les transactions qui y sont possibles ou permises.
- Valoriser les capacités d'un joueur, et son investissement dans un jeu. Dès lors que les transactions elles-mêmes sont sécurisées et distribuées, elles peuvent être appliquées non seulement aux biens (aussi virtuels soient-ils), mais aussi aux services. Dans un jeu en ligne, un joueur ou une joueuse pourrait ainsi se consacrer à une compétence spécifique, l'utiliser pour améliorer les objets d'autres joueurs ou joueuses, et monnayer cette compétence en toute sécurité à la fois pour lui ou elle-même, et le détenteur ou la détentrice de l'objet amélioré.
- Rendre les micro-transactions plus justes et intéressantes. Dès lors que ce qui est acquis via micro-transaction dispose d'une certification de propriété, je l'ai déjà mentionné plus haut, l'élément acquis peut être transféré sans perte de valeur, entre plates-formes, et sans sortir le développeur ou l'éditeur de la boucle, mais en transférant sa propriété à l'utilisateur (en réalité, les éléments de jeux appartiennent aujourd'hui bien souvent aux éditeurs et développeurs quand on signe les fameuses EULA, ce qui doit donc être vérifié au niveau légal). L'argent investi ne le serait donc plus "à fond perdu". Par ailleurs, pas besoin de dédier des ressources à la vérification des transactions, puisque c'est la communauté qui l'assure automatiquement et de manière distribuée.
Ce point particulier permettrait aussi un changement de paradigme majeur dans l'économie des free-to-play. Alors qu'à l'heure actuelle, un jeu free-to-play n'est rentabilisé que par une poignée de ses pratiquants (les "whales") qui paient pour tous les autres, et perdent leur investissement lorsqu'ils cessent de jouer, demain, il n'y aurait plus besoin pour les développeurs de concevoir leur jeu avec cette réalité en tête, ni donc d'en pervertir les mécaniques pour séduire les "whales". Les jeux en ressortiront grandis. - Communauté auto-gérée. Une autre utilisation des blockchain peut être introduite via les "smart contracts". En gros, des contrats sécurisés, signés sans intervention tierce via le système. On peut ainsi utiliser des smart-contracts au sein de systèmes de vote dans les jeux. Par exemple, la modération, le bannissement, ou même en mécanique de jeu, comme des élections au sein d'une guilde, ou du Président d'un pays fictif d'un jeu en ligne. La nature distribuée du système rend la manipulation des votes et certaines formes de corruption impossibles.
- Prêter ses personnages, ses objets, etc. C'est tout bête, mais la "location" ou le "prêt" d'éléments de jeux, voire de jeux eux-mêmes peut être auto-sécurisée en utilisant les blockchains. Si vous partez en vacances une semaine, vous pourriez par exemple céder l'utilisation de votre super personnage à un pote, ou lui permettre de jouer en votre absence sans recourir aux jeux physiques. On pourrait aussi imaginer ainsi des personnages presque toujours en ligne, joués à chaque tranche horaire par une personne différente, chacune vivant dans son propre fuseau horaire (pour ceux qui ont toujours rêvé de jouer un schizophrène amnésique, c'est maintenant possible).
- Contenu personnalisé. Associée à des techniques procédurales, ou même à du bon vieux labeur traditionnel, la persistance de la valeur stockée via blockchain rend des idées autrefois absurdes potentiellement monétisables et applicables. Une tenue personnalisée pour un personnage de joueur d'élite devient imaginable car sa valeur peut persister tout autant que celle du maillot d'un joueur de foot bien réel. De même, avec l'UGC (user generated content), via blockchain, les joueurs pourraient créer des quêtes, ou des contrats pour d'autres joueurs, transférables, reproductibles, et sécurisés.
Vous l'aurez compris, l'introduction de la technologie blockchain dans le jeu vidéo aura bien lieu, et modifiera fort probablement le champ des possibles pour les joueurs comme pour les développeurs. Il existe d'ores et déjà des jeux usant de certains avantages des blockchains, l'un des plus connus étant CryptoKitties. Apparaissent également des plates-formes de téléchargement de jeux permettant de les revendre ou de les échanger grâce aux blockchains (Robot Cache, par exemple), ou de financement, participatif ou traditionnel (Game Machine).
Pour l'instant, nous en sommes aux balbutiements, et de nombreuses sociétés sautent à pieds joints dans le grand bain des blockchains. Il conviendra de patienter un peu avant de s'investir dans ces nouvelles plates-formes, car bien entendu, les acteurs traditionnels comme Kickstarter, Steam, ou autres, surveillent d'un oeil très attentif l'émergence de ces nouveaux venus bâtissant leurs modèles autour de cette technologie, et les nouveaux pionniers qui veulent leur faire concurrence n'auront probablement pas le champ libre très longtemps (et pour certains, peut-être pas les reins de perdurer non plus). Mais indubitablement, on n'a pas fini d'entendre parler.