Star Wars Battlefront 2, Forza 7, Shadow of War, Destiny 2... tous ont été montrés du doigt récemment pour leur inclusion de loot boxes, cette fameuse méthode de monétisation calquée sur les boosters des trading card games à la Magic : the Gathering, que certains assimilent à une méthode digne des bandits manchots de soutirer des sous aux joueurs ayant déjà payé leur jeu.
Beaucoup a été dit et écrit sur le sujet ces derniers mois, mais je m'en vais quand même en rajouter une couche et exprimer mon opinion à cet égard, quitte à me faire des ennemis.
Grégory Szriftgiser, alias RaHaN, est un ancien journaliste jeux vidéo qui a fait ses armes dans la presse papier (Joypad, Joystick, PlayStation Magazine, Gaming) avant de fonder avec ses anciens compères le site Gameblog. Il quitte cette aventure en 2013 pour embrasser une carrière de l'autre côté du miroir, du côté des développeurs de jeux, tout en allant à l'autre bout du monde, au Canada. Il travaille actuellement sur différents projets, mais revient nous voir régulièrement pour publier ces billets d'humeur ou participer à des podcasts.
La loot box, symptome d'une maladie plus large
Car, moi, les Loot Box, ça m'en touche un peu l'une sans faire bouger l'autre. Je ne partage pas l'indignation généralisée à l'égard de la pratique. Je ne pointe pas le doigt en beuglant : "J'ACCUSE !".
Mais avant que vous ne me sautiez sur le paletot, laissez-moi développer un peu. Je vais laisser de côté l'argument massue qui consiste peu ou prou à dire que toute ma capacité à m'indigner est monopolisée depuis trop longtemps par l'état de la politique moderne pour qu'il puisse m'en rester à attribuer au jeu vidéo, et rester dans les clous.
Deux poids, deux mesures
D'abord, soyez assurés que j'ai bien entendu tous les arguments qui s'attachent à crucifier les éditeurs et développeurs sur le sujet : le côté "en fait, je ne sais pas ce que j'achète, si ce n'est une chance d'obtenir ce que je veux", les implications du modèle quand il se fait pernicieux en représentant un passage obligé pour progresser plutôt qu'un bonus cantonné au cosmétique ou à une accélération facultative pour ceux qui veulent torcher leurs jeux à la vitesse de l'éclair, l'exposition des méthodes discutables de boucle compulsive du genre qui favorisent les probabilités pour une première loot box super satisfaisante afin de provoquer les circuits cognitifs de la récompense, etc.
Et je suis d'accord avec la plupart d'entre eux. Oui, les loot boxes, ça peut être moche. Mais pour tous ceux qu'on pointe du doigt dernièrement, combien semblent passer sous le radar de la foule en colère (oui, ce sont les Overwatch , les FIFA Ultimate Team, les CS:GO que je regarde) ? Le problème n'est manifestement pas lié aux loot boxes elles-mêmes. Surtout pour les free-to-play comme Hearthstone et ses clones, DotA 2, Clash Royale ou d'autres, évidemment, puisque c'est là l'entièreté de leur modèle économique. Non, le problème survient lorsque ce sont des jeux premium, payés normalement sur le modèle classique, qui incluent ces mécaniques de monétisation supplémentaires - tout comme la critique, par le passé, des autres modèles que les loot boxes cherchent plus ou moins à supplanter : DLC, Season Pass et j'en passe. Pire encore, le problème survient lorsque les jeux en question ne sont pas d'ores et déjà pardonnés et adulés. Une sorte de passe-droit dont jouiraient certains ? En quelques sortes, il semble bien qu'il y ait au moins une notion de "bonne lootbox et mauvaise lootbox". Parce que, tu vois, la bonne lootbox, bin, elle est bonne quoi. Alors que la mauvaise...
Les loot boxes d'Overwatch, souvent citées comme "la bonne manière de faire de la loot box".
Tout ça, au final, ce sont un peu des foutaises. Si les loot boxes sont véritablement insoutenables pour ceux qui s'en plaignent, la solution est simple et sans équivoque : n'achetez pas les jeux qui ont recours à cette monétisation. En tout cas pas ceux qui l'implémentent "mal", mais dans l'immense majorité, n'oublions pas que ces loot box, tout comme les DLC et autres monétisations a posteriori, sont facultatives, optionnelles. Implémentées de la "bonne" manière, elles n'entravent en rien l'expérience de jeu. Vous restez indignés parce que vous aviez quand même vachement envie d'y jouer et que ces salauds d'éditeurs vous ont ruiné votre potentielle expérience de jeu en pratiquant la monétisation loot box ? Bouhou, pauvre de vous, on vous a cassé votre jouet. N'achetez pas et arrêtez de ronchonner, il y a encore des tonnes de super jeux qui n'en usent pas. Mais surtout, pour le coup, on est dans une situation idoine à celle des pré-commandes - si votre opinion sur le sujet était l'opinion dominante, croyez-moi que les lois du marché prendraient rapidement le relai et enterreraient le système parce que les gens ne l'alimenteraient pas.
Ah... oui... mais il semble que pour l'instant du moins, ce ne soit pas le cas. Il y a donc des tas de joueurs et de joueuses qui ne sont pas indignés, et/ou qui cèdent à ces tentations, puisque les systèmes critiqués restent en place. C'est donc la preuve qu'il ne s'agit que de points de vue et d'opinions, et qu'en tant que tels, celle des indignés n'a pas valeur de vérité. Leur vision de ce que ça devrait être n'a pas plus de raisons de s'imposer à toutes et tous que celle du camp des consommatrices et consommateurs de pré-commandes et de loot boxes. Alors, on pourra toujours re-cibler son indignation vers celles et ceux qui ont permis ce changement de paradigme ; mais on ne pourra plus accuser les éditeurs et développeurs de profiter d'un système qui fonctionne. D'autant plus que, figurez-vous, le contexte économique de l'industrie reste la partie immergée de l'iceberg pour beaucoup de joueuses et de joueurs qui ne se rendent pas compte du problème sous-jacent, de la "maladie plus large" qui titre cette chronique. Ou, tout du moins, de son étendue.
Les AAA et leur économie non durable
C'est ça, le fond du problème. Et les joueuses et joueurs le connaissent en vérité. Tout le monde commence à savoir qu'un gros AAA qui tâche, c'est 100, 120 millions de dollars d'investissement en développement et marketing. Simplement, ils préfèrent l'ignorer. Le beurre, l'argent du beurre, et les fesses de la crémière : on veut des jeux AAA toujours plus vastes, toujours plus à la pointe visuellement, des suites plus grandes, plus belles, plus longues, plus profondes, mais surtout, on ne veut pas avoir à payer plus. Et c'est compréhensible, hein, c'est aussi bien la faute des créateurs, quelque part, si cette idée que toute suite, toute nouvelle IP, doit faire considérablement plus à chaque sortie, aller toujours plus loin. Cette habitude s'est bien installée parce qu'on l'a flattée dans le sens du poil à un moment ou à un autre, il faut bien s'en rendre compte également, à force d'annualiser des licences qui marchent, et de presser les équipes de production comme des citrons pour qu'ils crunchent afin de livrer du plus et du mieux à un rythme toujours plus soutenu à chaque année fiscale qui passe.
Alors, il y a bien des améliorations des méthodes de production, des pipelines, des outils, pour réduire les coûts de tel ou tel aspect d'un jeu AAA, mais le fait demeure : les capacités technologiques des supports, comme les demandes du public, s'envolent plus vite que l'optimisation des coûts des productions qui se doivent de livrer à hauteur pour satisfaire l'exigence du public. Le résultat, c'est ce qu'on pourrait appeler une bulle inversée : la valeur demandée augmente plus rapidement que la capacité du marché à y répondre tant en volume qu'en qualité (oui, il y a de plus en plus de joueuses et de joueurs, mais ça ne grandit plus aussi vite qu'il le faudrait), et des développeurs à livrer ces derniers. Sauf que les prix restent fixes. Si nous étions dans le contexte de l'immobilier, ce serait comme si tous les acheteurs/locataires payaient toujours le même prix depuis 20 ans, tout en demandant de plus en plus d'inclusions. "Quoi ? Il n'y a pas de jacuzzi et de home-cinéma pré-installés, et seulement 25 pièces ? Scandale !".
Mark Cerny expliquant déjà, dans sa keynote du DICE Summit de 2011, que les budgets devraient revenir à des niveaux plus décents sous peine d'effondrement. (Photo © Elisabeth Caren/AIAS)
Dans la vraie vie, évidemment, ça n'existe pas, les bulles se forment dans l'autre sens : on paye plus que la valeur réelle, jusqu'à ce que la bulle éclate et que les valeurs s'effondrent. Mais là aussi, dans ce cas de bulle inversée, l'éclatement menace : c'est bien à cause de cette inflation de la demande de valeur pour le même prix payé que tant de plus petits ferment ou sont rachetés, que de nouvelles tentatives de monétisation secondaires émergent, qu'on "shippe" des jeux moins bien finis, qu'on tue des projets dans des genres qui ne sont plus assez porteurs, et que, d'ores et déjà, les gens achètent moins de jeux, concentrent leurs heures de loisirs vidéoludiques sur des expériences multijoueurs au long cours, etc.
D'aucuns pourraient y voir un cercle vicieux qui risque de mener à un effondrement du secteur - si ce dernier ne trouve pas des solutions viables. Peut-être bien qu'à force, en effet, les jeux AAA traditionnels seront confrontés à un choix ineluctable : les loot boxes (ou la prochaine astuce de monétisation), ou la mort. Ce n'est pas faute de l'avoir dit et répété, comme tant d'autres d'ailleurs. L'économie du AAA est malade. Elle doit bien chercher des remèdes, s'en offusquer peut peut-être assouvir un besoin cathartique de gueuler, mais guère plus.
Si des éditeurs comme Activision développent des méthodes puantes pour chercher à sous-tirer de la thune aux joueurs, comme avec son brevet sur l'utilisation du matchmaking pour pousser des achats in-game ? Hé bien ma foi, soit on n'achète pas/consomme pas et le système ne fonctionnera pas, donc sera abandonné, soit on cède parce que tout en maugréant, on tient quand même à continuer à jouer aux titres qui en feront usage alors que non seulement des alternatives existent, mais qu'en plus, franchement, ça reste un problème de joueuses/joueur pourri-gâté(e) qui se plaint qu'on touche à son petit confort et à ses petites habitudes. A un moment, il faut bien qu'on se rende à l'évidence : le pouvoir reste et restera toujours dans les mains de celles et ceux qui tiennent les cordons de la bourse, et si celles et ceux-ci n'ont pas assez de volonté pour consommer autre chose, tant pis pour nous.
Mais, comme je l'espère, cette situation préoccupante menant entre autre à ces politiques de monétisation contestables, mais aussi au design de jeu gouverné par la capacité de vente et non la volonté créative, ou encore, plus généralement, à la jugulation de l'innovation par le spectre du risque financier, a toutes les chances d'aboutir à une redistribution des cartes en faveur d'une offre alternative (déjà existante chez les indies), et de l'éveil critique des consommateurs (qui semble déjà avoir lieu si on considère les dynamiques d'achat des jeux). Bref, plutôt que de se plaindre qu'on se sent pas bien, il faut aller chez le médecin.
Quoiqu'il arrive... Che sera, sera.