Je me suis accroché, et je ne le regrette pas. Au début pourtant, je ne faisais que lui trouver des défauts : l'esthétique bariolée, le rendu et les shaders grossiers, les myriades de menus, de sous-menus, de manipulations compliquées à effectuer en plein combat pour utiliser tel ou tel objet, et surtout, le système de jeu multi, une véritable galère au début pour jouer avec les copains. J'avais cette impression pesante de ne rien comprendre, d'affronter un UX déplorable, et de devoir démêler une pelote de fils récalcitrante sans savoir de quel fil j'avais besoin. Mais à présent, j'en vois l'intérêt tout autrement : cette complexité et tout ce que le jeu ne dit pas sur ses mécaniques en font une oeuvre à part, dont la profondeur ne se laisse certes pas apprivoiser facilement, mais qu'il est devenu difficile de trouver sous cette forme dans les jeux d'aujourd'hui.

Du jeu japonais comme on fait plus (beaucoup)

Puisque je place la chronique de cette semaine sous le signe des aveux, je ne vais pas m'arrêter en si bon chemin : je suis devenu, à certains égards, un peu paresseux avec toute une frange de la production japonaise. En grande partie, j'impute la fin de mon idylle avec les menus et sous-systèmes complexes à ce que je considère comme le lent déclin des Final Fantasy (personnellement, pas un seul n'a su me captiver depuis le IX, avec l'exception peut-être du XII, et j'ai détesté les suivants), et la disparition d'autres licences du RPG japonais que j'affectionnais tant dans les années 90, comme Grandia, Suikoden, ou Secret of Mana, du devant de la scène. A ce jour pourtant, l'un de mes jeux préférés de tous les temps reste Final Fantasy Tactics, précisément à cause de la complexité de ses systèmes qui restent à mes yeux ce qui s'est fait de mieux en matière de Tactical RPG.


Bêtement, j'ai cru au départ que leveler up une pièce d'armure revenait aussi à monter le niveau de la compétence qu'elle octroyait. Pas du tout : il faut équiper plusieurs fois la même compétence, sur différentes pièces, pour qu'elle monte de niveau.

Pour autant que Monster Hunter World m'ait fait m'arracher les cheveux dans les premières heures, et m'agace même encore sur certains trucs à présent, il est pourtant celui qui m'a fait renouer avec ces plaisirs d'alors, et pas seulement parce qu'il les a efficacement transposés au genre de l'action. Il y a quelque chose, un je-ne-sais-quoi que je n'arrive pas à définir précisément, qui rend l'exploration de ses systèmes tout aussi savoureuse que dans ces jeux d'il y a 25 ans. Un truc peut-être typiquement japonais, dont la forme n'est peut-être pas la plus grande force, mais dont le fond ne cesse de fournir d'incessantes compensations.

Complexité contre Profondeur

Pourtant, la complexité est souvent à éviter, tant elle est confondue avec la profondeur. La complexité, c'est le nombre d'opérations qui est demandé à une joueuse ou à un joueur pour parvenir à jouer. La profondeur, c'est le nombre de choix qui lui sont accessibles dans une situation donnée. En théorie, un bon jeu offre un maximum de profondeur avec un minimum de complexité ; c'est presque, même, le boulot d'un game designer que de tirer le maximum de profondeur du minimum de règles et de "features".

C'est, en tout cas, une philosophie de design courante, et un des gros axes de raffinement des jeux de ses vingt dernières années, qui ont aussi beaucoup cherché, au travers de tutoriaux, de level design futé, d'une courbe d'apprentissage plus douce, et donc de progrès en matière d'UX et d'UI, à minimiser l'impact potentiellement négatif de leur complexité. On pourrait aussi définir la complexité simplement comme l'ennemie de l'accessibilité.


La myriade d'objets à crafter est listée presque intégralement (13 pages) dès le départ. Les lignes descriptives de leur utilité ne sont pas toujours salutaires.

Mais Monster Hunter World, lui, nous balance dès les premières minutes une douzaine de types d'armes différents, chacun avec des combos spécifiques, avec juste une petite vidéo, une voix off résumant l'arme, et un nombre d'étoiles indiquant la difficulté de sa maîtrise pour les débutants. Dès les premières minutes, on accède à des listes et des listes d'objets à fabriquer, sans trop savoir exactement à quoi tous servent. Dès les premières minutes, les pièces d'armure nous affichent des myriades de statistiques, et des compétences dont la fonction véritable reste souvent obscure, tout comme la manière d'en monter le niveau.

On se surprend à apprendre des trucs fondamentaux en lisant les tips des écrans de chargement, habituellement si ridiculement inutiles ("Astuce : n'oubliez pas de visiter les marchands, ils vendent souvent des objets."), puis à taper fébrilement des recherches sur Google pour le reste ("c'est quoi exactement, l'affinité d'une arme ?"). Certaines mécaniques semblent inutilement lourdingues, comme l'obligation de rengainer ses armes pour avaler des potions de soin. Mais en vérité, ce sont tous ces petits éléments qui rendent le jeu, en sus bien entendu de la galerie de monstres à chasser et de territoires à explorer, si intéressant, tactique, et profond.

Même après une vingtaine d'heures assidues, on découvre encore une tonne de subtilités, dans l'utilisation de telle ou telle arme, dans la valeur de telle ou telle compétence sur telle ou telle pièce d'équipement, dans les recoins de zones déjà visitées des dizaines de fois, ou même dans le "moveset" du personnage (j'ai découvert qu'on pouvait courir sur certaines parois façon Yamakazi pour faire des pirouettes lorsque j'étais déjà au rang 6 de chasseur).


Le fameux "wall jump" découvert par hasard en explorant le Rotten Vale.

Maso ?

Je considère personnellement que l'élégance d'un design est inversement proportionnelle au ratio entre complexité et profondeur. Par exemple, le jeu de Go offre un design d'une élégance si extraordinaire qu'il est tout simplement le plus vieux jeu de plateau encore joué par l'humanité aujourd'hui, après 2500 ans - au point de figurer parmi les quatre Arts majeurs de la culture chinoise, aux côtés de la musique, de la calligraphie et de la peinture. Ses règles sont d'une simplicité désarmante, sa profondeur infiniment supérieure à celle des échecs.

Monster Hunter World est aux antipodes de ces principes. Et même si beaucoup s'accordent donc à dire qu'il s'agit de l'épisode le plus accessible de la série, il reste à mon sens un anachronisme dans le jeu vidéo d'aujourd'hui. Pourtant, c'est peut-être le seul jeu dans lequel j'ai autant envie de m'investir depuis Zelda : Breath of Wild (pas *du tout* la même expérience).

Est-ce que c'est ce vieux côté maso du jeune joueur au cerveau et à l'emploi du temps disponibles qui ressort bizarrement maintenant, passé la quarantaine ? Je l'ignore. En tout cas, alors que j'ai très consciemment évité le train des MOBAs et de leurs centaines de héros différents, et abandonné l'idée de m'investir vers la maîtrise des shooters modernes comme Overwatch, je crois que ce Monster Hunter représente pour moi un excellent équilibre entre l'envie de renouer avec les sensations des raids de boss d'un MMO, à plus petite échelle, et l'exigence de préparation qu'ils représentent dans ce genre, le tout sans nécessiter l'appui d'une guilde complète, mais juste d'un ou deux copains disponibles pour une (assez) courte partie de chasse.

Bref, je suis ravi d'avoir réveillé le masochiste en moi, et tout en restant fermement convaincu que la profondeur d'un gameplay ne se mesure pas à sa complexité, le contre-exemple du dernier hit de Capcom reste pour moi une découverte tout à fait savoureuse.