Vous aurez noté, je l'espère, les guillemets dans le titre de cette chronique. Ils dénotent une phrase prononcée par quelqu'un d'autre que moi-même, une citation fictive... celle d'un costard quelconque chez un gros éditeur.
Car si la logique de surface voudrait que pour vendre ses jeux, un éditeur a besoin qu'ils soient de qualité, on sait déjà tous que qualité ne rime pas forcément avec succès commercial. Mais, si cette semi-sagesse populaire est connue de tous, la vérité de la question réside surtout dans l'adverbe "très"... et peut-être que la question de la qualité s'avère plus complexe qu'il n'y paraît.
Grégory Szriftgiser, alias RaHaN, est un ancien journaliste jeux vidéo qui a fait ses armes dans la presse papier (Joypad, Joystick, PlayStation Magazine, Gaming) avant de fonder avec ses anciens compères le site Gameblog. Il quitte cette aventure en 2013 pour embrasser une carrière de l'autre côté du miroir, du côté des développeurs de jeux, tout en allant à l'autre bout du monde, au Canada. Il travaille actuellement sur différents projets, mais revient nous voir régulièrement pour publier ces billets d'humeur ou participer à des podcasts.
"A-t-on vraiment besoin de très bons jeux ?"
Or donc, c'est enfoncer des portes ouvertes que de dire que du "jeu de qualité" ne suffit pas à la prospérité commerciale. Pourtant, de très nombreux studios conditionnent de nombreuses mécaniques financières aux résultats critiques de leurs jeux. L'attribution des bonus aux employés, par exemple, est souvent sujette, en partie, aux résultats critiques. C'est aussi un indicateur qui apparaît dans les réunions d'actionnaires, pour ces studios/éditeurs qui sont cotés en bourse. Et puis il y a l'autre facette de la pièce "qualité" : c'est, bien entendu, le spectre du ridicule et de la mauvaise presse, toujours tenaces, qui sont souvent des motivateurs plus efficaces pour le report d'un titre ayant besoin de plus de travail, que la simple et noble envie de sortir un jeu à la qualité supérieure. Aucun éditeur ou développeur ne souhaite se retrouver dans les tourmentes de sorties controversées de ce point de vue, comme l'ont été des Assassin's Creed Unity, des Diablo III, ou d'autres, qui ont fait les frais d'une qualité d'expérience médiocre à leur sortie, chacun pour des raisons différentes. Mais en réalité, rares sont les acteurs du marché à aller jusqu'au bout de la démarche, et ce pour une bonne raison : l'investissement en temps et en ressources nécessaire à couvrir les 10 derniers pourcents qui amènent un projet au top sont parfois bien plus importants que le bénéfice (lire, le profit) qu'on en tire. Dit autrement, le risque financier et/ou humain devient exponentiellement plus important sur ces derniers efforts, pour une récompense qui n'est pas toujours perceptible par ceux à qui on demanderait cet effort supplémentaire, ou même ceux à qui ils se destinent.
Metacritic et le public
L'indicateur critique unanimement surveillé dans l'industrie, c'est bien entendu celui de l'agrégateur de notes Metacritic. Les plus grosses publications y figurent (disclaimer : c'est le cas de Gameblog), et quand on conditionne une partie du bonus des employés au succès critique, ce qui est entendu, c'est une note minimale sur Metacritic. Souvent, entre 80% et plus et 90% et plus, suivant les ambitions.
Seulement voilà : si on étudie la question d'un peu plus près, l'extrême qualité n'est pas toujours un succès financier - tout du moins, sorti des constructeurs qui en ont un besoin plus important pour vendre leurs machines, il n'y a plus grand nombre de prétendants. Sur 2017, par exemple, 10 jeux dans l'année ont obtenu un metacritic de 90 ou plus (sur au moins un des supports sur lesquels ils sont sortis).
On remarquera avec amusement que seul Breath of the Wild parvient à occuper deux places dans cette liste, avec ses deux versions. Par exemple, What Remains of Edith Finch n'est pas parvenu à un tel score sur les versions PC et PS4 ; un état de fait certainement plus dû à d'autres facteurs divers, variés (et absurdes) qu'à une qualité moindre de ces versions, mais laissons ça de côté.
Bien entendu, ce qui frappe en premier lieu, c'est que c'est Nintendo qui tire le mieux son épingle du jeu critique récent. C'est un constructeur : comme évoqué plus haut, c'est tout particulièrement dans son intérêt, surtout alors que sa machine est tout récemment arrivée sur le marché, de pousser les curseurs à fond. Mais c'est aussi, sans contestation possible, un, si ce n'est le meilleur développeur de jeux de la planète (en tout cas dans son style), qui sort toujours des jeux remarquablement bien finis. Ensuite, on a 3 portages de jeux précédemment établis. Enfin, Persona 5 n'a pas volé sa place ici (c'est d'ailleurs le seul qui dépasse également les 90 en "user score", c'est à dire la note moyenne des utilisateurs, traditionnellement plus basse que celle des critiques), puis Undertale, beaucoup mieux salué par la critique que par les joueurs, et les deux véritables sensations indie de l'année, What Remains of Edith Finch et Divinity Original Sin II.
En termes de ventes, en revanche, les titres non Nintendo de ce top sont sans commune mesure bien en-deçà d'autres titres qui n'y figurent pas. Et pour cause : les titres qui se vendent le mieux n'ont manifestement pas besoin d'atteindre un tel niveau de qualité (si on accepte que Metacritic est un indicateur valable de ce point de vue, disons).
Le cas EA
Si on pousse un peu plus loin nos observations sur le sujet, il convient de mentionner la présidence de John Riccitiello à la tête d'EA il y a 10 ans, probablement le premier éditeur à avoir publiquement mentionné Metacritic comme un métrique important de son fonctionnement. À l'époque, Riccitiello avait pour objectif de pousser la qualité des productions EA, et l'aggrégateur allait servir de jauge à cet effet. Il voulait des jeux à 90 ou plus, et y a mis les moyens, repoussant des sorties de jeux pour qu'ils soient mieux finis. Ca a plutôt bien marché : dans les 5 années qui ont suivi sa déclaration, EA a sorti 15 jeux qui ont reçu 90 ou plus en metacritic sur au moins une version (parmi lesquels Mass Effect 2 et 3, FIFA 10, 12, et 13, Dragon Age : Origins, et Dead Space 2). Pourtant, pendant sa présidence, l'action d'EA a chuté de 52$ à environ 19$, ce qui a précipité sa démission en 2013.
C'est aujourd'hui Andrew Wilson qui est à la tête d'EA, à la suite de Riccitiello, et sous sa présidence à lui, EA n'a pas sorti un seul jeu, dans aucune version, dépassant le score de 90 metacritic. Pour autant, l'action est remontée à plus de 124$ (à l'heure où j'écris ces lignes), un quasi-record. Il y a un an, elle était à un peu plus de 80$.
Mais ne nous en tenons pas à EA. Chez Activision, le dernier gros jeu à avoir passé les 90, c'est Call of Duty Modern Warfare 2, en 2009 (je ne compte donc pas Geometry Wars 3 : Dimensions et Skylanders Trap Team sur iOS en 2015 et 2014 respectivement). Pareil, l'action n'a pourtant pas cessé de monter, ils se portent très bien. En 2009, elle était environ à 13$ ; aujourd'hui, elle est montée à plus de 74$. Chez Ubisoft, le dernier titre à avoir passé les 90, c'est Rayman Legends (le plus récemment avec ses versions PS4 et Xbox One, en 2014) : il est loin d'avoir été le meilleur vendeur du français, quelle que soit sa version.
Tout est relatif
Le fait est que, sur la génération actuelle de consoles, a eu lieu une baisse généralisée des moyennes de l'agrégateur. La majeure partie des scores Metacritic des gros jeux se joue plutôt entre 80 et 85 désormais, plutôt que 90 et 95 sur la génération précédente. On peut imputer ce différentiel à plusieurs facteurs. Une baisse généralisée de la qualité des jeux sur cette génération ? Peu probable. Une sévérité accrue des organes critiques intégrés à cet agrégateur ? Possible, mais compte-tenu de son adoption effrénée de nouveaux contributeurs dans la moyenne, il serait sans doute plus juste de parler d'une plus grande difficulté à obtenir un consensus critique très positif et très précis. Plus probablement que tout ça, reste un dernier facteur : la manière dont Metacritic calcule ses moyennes, car quoiqu'on en dise le site continue de faire sa propre tambouille dans le plus grand secret.
Dans l'absolu, cela ne change pas grand chose à la discussion cependant : les notes n'ayant finalement de valeur que les unes par rapport aux autres, si tout le monde baisse de manière linéaire, ça ne fait pas de différence.
La question demeure : est-ce que viser stratégiquement une qualité plafond de la production est une bonne idée pour les business men du jeu vidéo ?
Le top des ventes face à la critique
Si les meilleurs vendeurs de l'année sont pour la plupart des jeux bien voire très bien notés (à l'exception de Star Wars Battlefront 2 qui s'est fait défoncer entre autres pour sa monétisation scandaleuse), ça crève les yeux : ça ne ressemble pas au top des meilleures notes.
Certes, les jeux Nintendo, et le phénomène qu'on n'arrête plus, GTAV, figurent dans les top 10 ci-dessus, mais il y a plus de manquants que de présents parmi les jeux du top Metacritic. Encore une fois, on peut aussi imputer ce phénomène à des raisons simples, quoique difficilement quantifiables : le déclin de la presse spécialisée et son manque global de rayonnement auprès du large public des consommateurs de jeu vidéo, par exemple, voire des décalages entre l'opinion de la critique et celle du public. Ou encore, la loyauté des consommateurs à des marques fortement établies, indépendamment de la qualité des itérations (Star Wars en étant le meilleur exemple dans les listes ci-dessus).
Quoiqu'il en soit, malgré toutes les données manquantes (ventes digitales, semaines de mises en vente les uns par rapport aux autres, données de Noël parfois absentes ou incomplètes, etc.), on peut tout de même constater une chose : ce ne sont pas que les mieux notés qui arrivent sur les podiums, aux USA ou en Europe. Loin s'en faut. Voire pas du tout si l'on prend en compte le fait que GTAV n'est pas sorti en 2017, et qu'on l'exclut des tops 3 allemands et anglais.
La qualité compte toujours... un minimum
Maintenant que j'ai bien détaillé les portes ouvertes que j'ai enfoncées jusqu'ici, il me reste à conclure. Quel que soit le regard que l'on porte sur ces données, perfectibles à bien des égards, nous avons établi les disparités existant entre résultats critiques et commerciaux. Pour autant, les éditeurs et développeurs continuent activement et massivement d'utiliser Metacritic au coeur de leur activité, et de leur définition d'objectifs. Les fourchettes de notes qu'ils utilisent se jouent généralement à 5 points, avec des grosses barrières psychologiques à 80+ (la plus décisive, toute note inférieure étant souvent considérée comme médiocre), et 85+ (le synonyme actuel de grande qualité).
Si des jeux aux notes inférieures parviennent toujours à se classer dans les tops 10 de ventes partout dans le monde, ils restent minoritaires ; la plupart des meilleurs vendeurs arrivent à se hisser au-dessus des 80 de Metacritic. Mais ceux qui passent la barre des 90, voire des 95, ne parviennent pas forcément à des résultats considérablement supérieurs à leurs petits camarades qui se trouvent 10 points en dessous. Par ailleurs, la situation de 2017 qui sert de référence dans cette colonne reste aussi particulière que révélatrice, à cause de la Nintendo Switch et de son année hors-normes. Avec ses deux titres unanimement salués par la critique, on se rend bien compte que même avec le phénomène Nintendo, celui du lancement d'une nouvelle console qui monopolise une bonne partie de l'attention médiatique, le différentiel entre les efforts investis (financiers, humains, médiatiques), et le succès commercial, tend à montrer que passé un certain point, si d'autres raisons ne justifient pas l'investissement (image, place sur le marché, intérêts particuliers d'une compagnie par rapport à ses concurrentes), il n'est peut-être pas judicieux d'y consentir.
Il faudra observer de la même manière les chiffres critiques et commerciaux de cette année 2018, laquelle verra des sorties particulièrement attendues comme celle de Red Dead Redemption 2, Pokémon Switch, peut-être Death Stranding, Last of Us part 2 et Beyond Good & Evil 2. Les différences entre les appréciations de la critique, des joueurs et des marchés restent toujours, à mon sens, intéressantes à suivre... Mais n'en déplaise aux ayatollahs de la qualité comme principal argument de vente, j'ai bien peur que dans les réunions d'actionnaires, on ait compris depuis longtemps que du "suffisamment bon (bien marqueté)" est souvent ce qui reste le plus rentable.