C'était il y a 10 ans. Ou presque. À la faveur d'une splendide opération de communication, Microsoft lançait Braid en fer de lance du bien nommé « Summer of Arcade », et achevait de convaincre les joueurs les plus réfractaires du bien que pouvait apporter le format dématérialisé au jeu vidéo. Une quasi-décennie plus tard, force est de constater que les choses, comme les mentalités, ont bien évolué : devenue incontournable dans la distribution d'un jeu, la version numérique (ou « digitale » pour les busy men qui benchmarkent pour impacter le prochain forecast) n'est plus aujourd'hui contestée par qui que ce soit... ou pas. Quid des collectionneurs ? Ces fétichistes de l'objet qui ne se satisfont que d'une version matérielle, bien rangée sur une étagère ? Qu'ils ne perdent pas espoir, le vent est peut-être en train de tourner... À l'heure où l'annonce d'une version physique de l'acclamé Wonder Boy : The Dragon's Trap a enflammé le web vidéo-ludique, il est grand temps de se pencher sur ce phénomène !
Live and reloaded
Live and reloaded
Le numérique a cela de fabuleux qu'il permet de s'affranchir des coûts inhérents à la production physique d'un jeu : pressage, mise en boîte, expédition, marge du revendeur, toute cette liste de joyeusetés fond comme neige au soleil dès lors que l'on propose au joueur de télécharger kilooctet après kilooctet sa source d'amusement directement sur son disque dur. Non content de faire baisser le prix moyen d'un jeu, la distribution en ligne permet aussi (et peut-être surtout) à de petits studios de développement de proposer le fruit de leur labeur à un tarif compétitif, une mission impossible dès lors qu'il faut se fader la liste susmentionnée.
Cette nouvelle forme de distribution s'est ainsi accompagnée d'un réveil du jeu indépendant. Un véritable retour en grâce qui profita surtout aux vieilles consoles, cantonnées depuis la Famicom (et son service de Disk réinscriptibles en magasin) à payer plein pot une nouveauté vous faisant de l'oeil. Si le génialissime Braid n'est évidemment pas responsable à lui seul de ce soudain attrait pour « l'indé », il est indéniable que la mise en avant et le succès critique du premier jeu de Jonathan Blow via le « Summer of Arcade » originel du Xbox Live (qui portait avant cela le doux sobriquet de « Xbox Live Arcade Wednesdays ») a largement contribué à faire décoller le support auprès d'un public auparavant peu au fait du genre. La formule était ainsi entérinée par le constructeur, et serait reconduite plusieurs étés durant : en 2008 sortiront donc notamment Braid et Castle Crashers, l'année suivante verra débarquer Splosion Man ou Trials HD, tandis que 2010 restera dans les mémoires pour Limbo ou Lara Croft and the Guardian of Light.
Le roi est mort... Eviv Bulgroz
Tout cela semble néanmoins appartenir à un passé proche, car personne ne songe à remettre aujourd'hui en cause ce principe qui a déjà permis à des millions de consoleux de sortir des sentiers battus bardés de superproductions AAA. Mais aussi bénéfique soit-il, ce mode de distribution ne satisfait évidemment pas tout le monde : quid de la disponibilité de ces perles numériques à la fermeture du service, ou pire, à la mort physique de la machine qui l'héberge ? Puisque l'on sait aujourd'hui que nous ne sommes malheureusement pas propriétaires de ces versions mais simples détenteurs d'un droit de jubilation, la pertinence du format physique semble s'imposer de nouveaux pour les collectionneurs, mais aussi les vieux cons (et je m'inclue largement dedans). Mais si, ceux qui souhaitent conserver leurs vieilleries pour les ressortir de temps à autres, un sourire candide aux lèvres.
Car tous les joueurs ne sauraient se satisfaire d'une bête consommation de la seule nouveauté : il est une frange d'irréductibles qui n'hésite pas à ressortir du placard des antiquités trop souvent chassées par une actualité brûlante. Ces futurs conservateurs du patrimoine vidéo-ludique mondial se gargarisent de leurs pièces de collection, tout comme ils craignent de ne plus pouvoir un jour lancer ces pépites sur leur vieil écran plat. Certes, le support physique est dégradable et soumis à l'usure du temps aussi bien qu'aux chutes et autres calages de table basse, mais pour peu qu'on en prenne un minimum soin (et les collectionneurs font partie de cette catégorie), il perdure, là où le dématérialisé disparaît avec le compte en ligne, voire la machine qui héberge le fichier...
La compil' de l'été
Filon bassement mercantile ou véritable volonté de préserver notre brève histoire, certains développeurs ont senti que le vent tournait peu à peu au fur et à mesure que montait l'attente des joueurs. Et c'est ainsi qu'apparurent dans un second temps de bonnes vieilles versions physiques de hits d'abord disponibles uniquement sur les différentes plateformes de téléchargement, à commencer par la première compilation de l'emblématique Xbox Live : Xbox Live Arcade Compilation Disc. Vous apprécierez au passage le travail titanesque qui aura permis d'accoucher d'un nom aussi original.
Mais aussi anodine soit-elle, cette initiative eut néanmoins le mérite de rendre véritablement pérenne des jeux éternellement en sursis sans cela. En effet, les possibilités de voir son titre chéri disparaître du jour au lendemain comme un candidat éliminé dès le premier tour sont légion. Sachez qu'il existe notamment une règle édictée par Microsoft qui veut qu'un jeu disparaisse du service s'il n'atteint pas après six mois le score minimum de 65 sur Metacritic et un taux de conversion de plus de 6%. Dure, la culture. Mais ce n'est pas tout ! Pour d'évidentes raisons de droits, certains éditeurs peuvent se voir contraint de faire de même : c'est ainsi que Double Dragon, Marvel vs. Capcom 2, TMNT : Turtles in Time Re-Shelled ou de nombreux jeux Midway furent introuvables après un certain temps de commercialisation. Et je ne prendrais pas la peine de remuer le couteau P.T. dans la plaie, ce serait faire preuve d'une cruauté vraiment gratuite.
Car on l'ignore trop souvent : en acquérant une copie numérique d'un jeu, vous ne disposez finalement que d'une licence d'utilisation, l'éditeur conservant pour sa part les droits de distribution. Au delà de la mort clinique de votre console, c'est l'existence même de la plate-forme de distribution qui pourrait remettre en cause tout ce bel équilibre. Prenons par exemple le cas des jeux XNA (la frange la plus indé du service de Microsoft) : une connexion permanente au réseau Xbox est exigée pour les lancer. Qu'adviendra-t-il de ces pauvres petits programmes une fois qu'aura retenti le coup de sifflet final ? Et si je vous entends rire sous cape du sort de ces gagne-petits, sachez, jeune malotru, qu'il n'y a pas de petit jeu au regard de l'Histoire !
Run Limited, Run !
Ce problème, une jeune société a décidé d'y remédier. En partie, du moins. Spécialisée dans l'édition physique de jeux purement dématérialisés, Limited Run Games s'est retrouvée devant le fait accompli, comme nous l'explique Douglas Bogart, son co-fondateur :
« Limited Run Games est né de Mighty Rabbit Studios. Nous allions mettre la clé sous la porte et Josh [Fairhurst] ne voulait pas voir ses jeux n'exister qu'en format numérique si l'entreprise venait à fermer. Du coup, il m'a demandé de cofonder Limited Run avec lui pour que l'on puisse d'abord préserver les jeux de Mighty Rabbit Studio. Finalement, nous avons réalisé que nous pourrions aider d'autres développeurs. »
Depuis octobre 2015, la firme édite donc de (très) faibles tirages, toujours uniques, de perles indépendantes qui trouvent là une manière pérenne de survivre au temps qui passe. Les fabuleux Thomas Was Alone, Ocotodad : Dadliest Catch ou encore FireWatch ont ainsi eu droit à leur édition physique, qui plus est jamais avare en contenu.
« Quand nous avons commencé, nous avons établi une liste de jeux avec lesquels nous souhaiterions démarrer. Nous surveillons également avec attention tout ce qui sort et qui nous plait. Au départ, c'était difficile de convaincre les développeurs, mais maintenant que notre nom et notre réputation se répandent, c'est devenu bien plus facile. Le processus peut prendre un mois si tout se passe bien pour les jeux PlayStation 4, et deux mois pour les jeux Vita. Généralement, nous demandons de toute façon deux mois de délai pour faire face à d'éventuels délais de production. »
Produits par des collectionneurs pour des collectionneurs, ces tirages ont été rendus possibles par la politique de Sony, qui propose un tirage minimal bien inférieur à son concurrent américain. Pour Douglas Bogart, le support physique n'est pas encore à l'agonie :
« Je pense qu'il y a une chance que les jeux en boîte continuent à se raréfier, mais en attendant qu'Internet accélère vraiment son débit, le support physique sera de la partie pour une décennie au moins. »
Enfin, le co-fondateur explique ce qui motive selon lui les joueurs à dépenser parfois plus du double du prix demandé en ligne (sans compter les soldes) pour ces exemplaires, éloge du matérialisme :
« Cela veut juste dire qu'ils ne possèdent pas ces jeux et que, lorsque la plate-forme qui les héberge fermera, ils en seront dépossédés. Les gens semblent oublier que le PSN a été inaccessible pendant 23 jours en 2011. Que se passera-t-il si cela dure plus longtemps la prochaine fois ? »
Une interrogation à méditer, chers lecteurs.