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Craignant tels un Dutronc, un Bedos ou un Gainsbourg le préjugé du « fils de », le J‑RPG Bravely Default de Square Enix a donc choisi de se présenter à nous incognito. Pourtant, si l'on gratte à peine le vernis de cet anonymat, un lien évident avec une marque de légende nous apparaît alors. À l'origine conçu comme la suite d'un spin-off, The 4 Heroes of Light, ce Bravely Default est un parent lointain de Final Fantasy. Le sous-titre de sa version japonaise (Flying Fairy) renvoie d'ailleurs par ses initiales à la saga l'ayant inspiré - un clin d'oeil sympathique qui a néanmoins disparu avec la localisation pour le marché européen, sans aucun doute du fait que notre version est basée sur Bravely Default : For The Sequel, mouture plus récente éditée en décembre au Japon. Le jeu témoigne malgré tout quelques attentions particulières aux amoureux des Final Fantasy : le scénario dépeint un univers régi par quatre cristaux élémentaires (un thème récurrent de la saga) ; deux boss issus de The 4 Heroes of Light ont été intégrés grâce aux fonctionnalités StreetPass, ce mois-ci ; l'un des personnages principaux se nomme Édéa (prénom familier aux adeptes de FF VIII) ; on peut trouver dans l'inventaire des objets comme des queues de phoenix ou des éthers (des ustensiles aux mêmes propriétés que dans un Final Fantasy) ; l'armure de la classe des chevaliers noirs ressemble étrangement à celle de Cecil de FF IV, etc., etc.. Des exemples, il y en a foison, et je laisse le soin aux fans de les débusquer tous.
Un étrange désaveu
Ce n'est donc pas un leurre : un lien existe bel et bien entre Bravely Default et Final Fantasy. La question se pose alors : pourquoi avoir renoncé à la filiation avec la série phare de Square Enix ? Étrange, tout de même ! Square Enix a déclaré officiellement que la décision de donner un titre original à Bravely Default avait été prise en vue de mieux satisfaire les différents publics : Final Fantasy devient ainsi la branche moderne des RPG - un terrain d'expérimentation pour le genre - alors que Bravely Default s'inscrit dans la catégorie des jeux de rôle traditionnels. Il n'en reste pas moins que FF est la marque historique, et que les nostalgiques sont davantage attachés à ce nom qu'enclins à découvrir une nouvelle « propriété intellectuelle ». Voilà qui semble d'autant plus étrange que les éditeurs s'échinent habituellement, par tous les moyens imaginables, à relier les nouvelles productions aux franchises les plus rentables. Citons à ce titre les épisodes annexes de Resident Evil pour Capcom (Operation Racoon City, Gun Survivor), certains titres estampillés Tom Clancy pour Ubisoft (Hawx, Endwar) ou même les multiples déclinaisons de l'univers de Mario pour Nintendo (Dr. Mario, Mario Tennis, Mario Golf, Mario Kart, Super Smash Bros.). Par ce simple tour de passe-passe du titre, un parc de fans se trouve acquis à un jeu avant même sa sortie. Magique, non ? S'agissant de Bravely Default, cependant, c'est totalement l'inverse qui s'est produit, alors que la commande même à l'origine du jeu était de réaliser une suite à un Final Fantasy et que Square Enix est passé maître dans l'art d'accoler des jeux d'appoint à ses grandes sagas - Kingdom Hearts en tête ! Un vrai mystère...
Suis-moi, je te fuis ; fuis-moi, je te suis
La première explication qui me soit venue à l'esprit alors que je réfléchissais à cette épineuse contradiction, c'est que Square Enix pourrait par là chercher à prendre une certaine distance par rapport à sa série reine, dont l'image s'est trouvée un brin entachée par le treizième volet. Soit, les ventes cumulées des deux premiers épisodes de FF XIII ont dépassé les dix millions dans le monde, un chiffre honorable, comparé aux six millions d'exemplaires vendus pour FF XII et aux dix millions de FF X. Néanmoins, ne nous leurrons pas, c'est essentiellement à son premier volet que FF XIII doit ses bonnes ventes : 7,04 millions d'exemplaires, alors que FF XIII‑2 n'a convaincu que trois millions de joueurs, au moins d'en faire l'achat - pardon pour cette averse de chiffres ! Si toutefois Final Fantasy XIII s'est bien vendu, c'est avant tout parce qu'il s'agissait du premier épisode HD de la saga. Toutefois, ni l'accueil des critiques ni celui du public ne se sont vraiment montrés chaleureux, et le volet suivant, incontestablement, a pâti de ce désamour certain. Le succès assez mitigé au Japon du troisième et dernier volet de la trilogie (Lightning Returns) confirme cet état de fait - précisons au passage que le titre a été très peu distribué. Espérons qu'il fonctionne mieux en Europe, qui, historiquement, est un continent friand de J‑RPG, fidèle à Square Enix. La désaffection du public pour FF XIII pourrait en tout cas expliquer le choix de l'éditeur de s'éloigner de ce patronyme naguère « divin » qu'était Final Fantasy. Cependant...
Le Japon se rebelle
... une deuxième hypothèse me paraît plausible. Et si c'était l'équipe des concepteurs elle-même qui avait milité pour donner naissance à une nouvelle série ? C'est du reste ce que l'on pourrait conclure à l'écoute des propos du producteur du jeu, Tomoya Asano, pour qui le titre de Bravely Default véhicule des valeurs fortes, qu'il synthétise en deux phrases : « Ayez du courage, renoncez aux promesses et aux responsabilités qui reposent sur vous. La solution ne vient pas seulement de l'application aveugle de ce que l'on vous dicte, mais de l'écoute de sa propre volonté. » Il est aisé de traduire cette déclaration par : « Même si notre public attendait une suite à Final Fantasy, nous nous sommes battus pour imposer notre vision et nos ambitions. Nous n'avons écouté que nous-mêmes, en ignorant les pressions extérieures et les directives de nos supérieurs. » Personnellement, j'ai un peu de mal à croire à cette version héroïque du petit bonhomme à l'imagination fertile, s'érigeant ainsi face au bridage de sa créativité par ses vils patrons, uniquement intéressés par le chiffre d'affaires. De ce que nous savons des développements japonais, c'est rarement la fête foraine (ou le bal masqué pour rester dans le thème), et chacun est gentiment prié de se plier aux directives, sans quoi il pourra continuer de faire ce qu'il lui chante, mais dans une autre entreprise.
Je n'en pense pas moins cette déclaration sincère ; cependant, elle a été grimée au moyen d'un joli discours commercial (ça fait toujours bien de dire que les artistes sont libres). La volonté de Tomoya Asano, résumée ici par une simple phrase, n'a pas vraiment su trouver d'écho au sein même du développement de son jeu. Néanmoins, c'est avec une authentique habileté que cette énergie provocatrice s'est dissimulée dans le scénario et le profil des personnages de Bravely Default, un peu comme pour The Legend of Zelda : Majora's Mask, où le contexte de création avait eu des répercussions sur le jeu. Rappelez-vous, Eiji Aonuma avait dû enfanter dans la douleur, avec la pression d'avoir à donner un héritier à l'éblouissant Ocarina of Time. Son idée de génie fut de traduire cet état de stress par un concept de jeu en étroite relation avec l'intrigue du scénario : l'approche d'une lune menaçante dont la collision avec la planète entraînerait la fin du monde. C'est de même plutôt dans l'intrigue du jeu que dans sa genèse que l'on retrouve l'ardeur du producteur de Bravely Default.
Ennemi d'État
Troisième et dernière supposition : la théorie du complot ! Dans ce cas de figure, la manoeuvre aurait tout simplement été orchestrée par Square Enix lui-même. L'éditeur nippon aurait modifié le nom du jeu afin de créer artificiellement une nouvelle licence (et non dans une logique de segmentation visant à s'adapter aux différents publics). Manoeuvre mesquine, habile manipulation des esprits ? Ce qui aux yeux de certains s'apparente alors peut-être à de la fainéantise est en réalité selon moi un bel acte de courage. Une bonne dose d'audace est en effet nécessaire pour lancer sur le marché un titre vierge de toute attache alors qu'il aurait pu être affilié à la marque la plus populaire au monde en matière de jeu de rôle japonais. Une conduite remarquable en ces temps de prudence, où aucun éditeur ne prend plus aucun risque.
J'ajoute que Bravely Default a su faire parler de lui, et cela depuis des mois ! Square Enix est parvenu à recréer le contexte d'attente que nous connaissions à l'époque que tout fan de J‑RPG comme moi désigne comme « l'âge d'or ». Patienter entre la sortie japonaise et européenne de Bravely Default s'est avéré insoutenable ! Internet a remplacé les pages glacées des magazines spécialisés ; et c'est à travers les écrans que nous avons découvert par bribes les premières informations sur le scénario, les captures d'écran et autres tests import ; la frustration ressentie, l'embrasement du désir ont été semblables à ceux éprouvés pour les sorties de FF VI, VII (poursuivez la liste en fonction de votre âge). À mon avis, c'est plutôt du côté de cette dernière interprétation qu'il faut chercher la vérité sur le nom de baptême original de ce Bravely Default.
Qu'on se le dise, Bravely Default est une petite merveille, c'est mon jeu de l'année 2013. Il souffre pourtant d'un certain classicisme, et il faut bien avouer que son gameplay s'inscrit toujours dans le canon des Final Fantasy. Même si de fantastiques subtilités viennent agrémenter une formule déjà bien rodée (notamment avec fonctionnalités en ligne et l'utilisation de la réalité augmentée), difficile de nier sa paternité. L'artifice de simulacre que nous avons décrit plus haut a plus d'un précédent : plusieurs éditeurs se sont déjà prêtés avec succès à la même manipulation (Secret of Mana est devenu Secret of Evermore, Fire Emblem s'est transformé en Advance Wars, alors que Banjo-Kazooie s'est mué en Donkey Kong 64). Sur les machines de la génération précédente (PS3, Xbox 360 et Wii), Ubisoft s'est particulièrement bien distingué en matière de recours à cette fourbe pratique : la saga Assassin's Creed a pleinement fait sien le processus (une même formule se voit réutilisée puis agrémentée, seuls le théâtre et le héros changent à chaque épisode), et le squelette mis en place en 2007 s'est même greffé à des jeux d'un genre radicalement différent comme Far Cry 3. Watch_Dogs semble aussi proposer un nouvel habillage à l'architecture de base instaurée par AC I. Bien que très efficace, ce subterfuge n'est pas employé par tous... Le récalcitrant s'appelle Nintendo ! Toujours lui, le seul, l'unique marginal qui ne se soumet à aucun diktat. Ce refus de Nintendo semble totalement volontaire. La maestria du gameplay de ses jeux suffit à créer de l'innovation.
À travers sa thématique comme son système de jeu, Majora's Mask est un épisode de Zelda qui a revêtu puis exploré le thème du masque. Si je ne devais retenir qu'un seul chapitre de la saga, ce serait sans la moindre hésitation aucune celui-ci. Son histoire, son atmosphère ont su me surprendre tout en faisant corps avec un gameplay traditionnel, bien que pour une large part revisité. Tout comme Majora's Mask, Bravely Default s'est démarqué en avançant le visage dissimulé. En présentant des atouts inédits, ce titre a redynamisé la scène agonisante du J‑RPG, à laquelle il promet un nouvel avenir. À l'instar d'Ubisoft avec son Assassin's Creed, Square Enix souhaiterait voir paraître un jeu par an pour cette nouvelle franchise. Un second épisode de Bravely Default, intitulé simplement Bravely Second, est par conséquent déjà en développement.