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Le phénomène du crowdfunding a évidemment ses limites. Mais il est symptomatique du nouvel ordre qui s'est établi ces dernières années, qui a vu le basculement des valeurs traditionnelles, les joueurs récupérant la prise de décision et les créatifs faisant voler en éclat leur encadrement, sans plus vraiment personne à qui rendre compte. Ce surplus de pouvoir peut, contre toute-attente, s'avérer néfaste pour l'industrie, et préjudiciable pour tous au final.
Du côté des développeurs
La plate-forme Kickstarter a remplacé auprès des développeurs modestes la traditionnelle recherche de budget, majoritairement accomplie auprès d'un éditeur après d'intenses démarchages. Désormais, ce sont les joueurs qui mettent directement la main à la poche, devenant producteurs si d'aventure le projet les tente suffisamment.
Un studio comme Double Fine, dont le financement de son Broken Age a atteint les 3,4 millions de dollars et mis en lumière ce nouvel eldorado, a été la figure de proue de cet affranchissement des éditeurs. Pourtant, parmi les attributions de ces derniers, la gestion de la manne financière apparaît en bonne place. Ainsi, malgré le plafond largement explosé atteint par le budget de Broken Age - 8 fois la somme demandée ! - , la bande à Schafer a trouvé le moyen de procéder à une seconde levée de fonds. La récolte initiale ne parvenant visiblement pas à combler la nouvelle ambition du projet. Double Fine aurait-il eu les yeux plus gros que le ventre ? Assurément. Ce manque de rigueur au niveau de la gestion financière a interloqué de nombreux backers, voire en a indigné certains. A raison ! Ils n'auront d'ailleurs pas oublié le lancement d'un second Kickstarter pour Double Fine dans le même intervalle, alors que la date de sortie de Broken Age restait floue, pour un titre qui se verra finalement scinder en deux - là encore afin de récolter un surplus d'argent sur la vente du premier épisode pour peaufiner le développement du second.
Le studio Revolution Software a lui aussi profité de l'engouement pour le crowdfunding en relançant sa saga culte, Les Chevaliers de Baphomet. Une bénédiction pour les fans de point and click à l'ancienne (j'en fais partie), qui n'auraient sans doute jamais été rassasié sans l'émergence de ce nouveau système de financement. Pourtant, là encore, le développement a subi de nombreux couacs, des reports en pagaille, pour, au final, voir l'aventure elle aussi scindée en deux (un découpage d'ailleurs parfaitement artificiel, qui dessert le jeu au final). Et alors que le second épisode devait suivre juste après le premier, le mystère plane encore sur sa date de sortie.
Dernier exemple récent : The Banner Saga, réussite incontestable, si l'on en croit les tests qui ont accompagné la sortie du tactical de Stoic. Vendu comme un contenu épisodique, le titre laissait sur sa faim une fois la quête achevée - les développeurs eux-mêmes ne sachant pas si suite il y aura !
La question financière reste évidemment cruciale dans le cadre du développement d'un jeu et représente la source de tous les soucis exposés plus haut. Pour pallier encore plus à ce manquement, un nouveau service a fait son apparition sur Steam il y a un peu moins d'un an : l'Early Access. Ce système permet au joueur d'acheter des jeux encore à des stades peu avancés de leur développement. Des titres comme DayZ par exemple en ont profité. Le joueur y passe à la caisse pour s'essayer au titre, mais joue également au beta testeur bénévole. Si le terme n'existait pas vraiment à l'époque, Minecraft représente le plus bel exemple "d'accès anticipé" réussi. Encore une fois, si les bienfaits sont évidents, ils ne sont représentatifs que des expériences réussies. Et les quelques errements rencontrés par Double Fine ou Revolution, figures de proue du mouvement, ne risquent-ils pas d'engendrer une défiance vis-à-vis des projets à venir ? Ils démontrent en tout cas qu'un développeur reste compétent dans son domaine d'expertise, et que les problèmes de gestion d'argent, de date de sortie ou de communication sont souvent confiés aux éditeurs - vraisemblablement à raison.
Du côté des joueurs
Le web 2.0 et sa philosophie du "tout-communautaire" ont placé le joueur au centre de l'échiquier. Et de fait, nous avons droit de vie et de mort sur nombre de projets. Sur Kickstarter évidemment, où chacun choisira de soutenir un titre dans lequel il croit, en y contribuant financièrement. Mais aussi à travers des initiatives comme Greenlight (Steam, encore), qui incite les joueurs à valider directement si tel jeu mérite sa place sur le store (cette fois-ci, sans débourser un centime). Une bonne solution qui vient dégorger le travail de Valve, débordé par la demande. Des intentions louables, donc.
Pourtant, est-ce une bonne solution au final ? Les joueurs sont-ils les mieux placés pour décider ainsi de tout ? Pour déceler le potentiel d'un projet encore peu avancé ? N'y a-t-il pas des personnes plus compétentes, et dont c'est le métier, aptes à choisir quel jeu doit voir le jour, ou quel titre doit rester dans l'ombre ? Et une fois que seront identifiés les paramètres qui remportent l'adhésion des joueurs, il sera alors facile pour le développeur peu scrupuleux de présenter son projet sous son meilleur jour pour en obtenir le financement ou sa place sur Steam.
Lorsqu'ils investissent, les joueurs deviennent producteurs, et donc légitimement plus exigeants vis-à-vis de la conduite d'un projet. Pourtant, là où dans un cadre professionnel, une voix forte trace la route à suivre, comment écouter ou accorder celles de milliers de joueurs, aux goûts et attentes forcément différents ? Et si le phénomène venait à s'amplifier ? Rappelons nous des polémiques sur la fin de Mass Effect 3. Les joueurs doivent-ils avoir le droit de immiscer dans le contenu même des jeux ? Leur avis doit-il prévaloir sur celui des auteurs ? Assurément, non.
Les nouveaux modèles économiques engendrés par le crowdfunding, ou l'implication de la communauté sont, dans la majorité des cas, salvateurs et partent d'une bonne intention. Pourtant, des dérives peuvent être perçues : placer ainsi autant de pouvoir entre les mains d'une seule des trois composantes de cette trinité dont je parlais dans l'introduction ne peut que déséquilibrer la balance globale.
Et si les éditeurs ont de tous temps existé, c'est peut-être pour une bonne raison. Si on peut déplorer certaines méthodes de management ou leur frilosité, il ne faut pas, là encore, généraliser. L'édition est un métier, une compétence, qui permet de déceler ce que le quidam ne verra pas. Cela consiste en une prise de risque ; au fait de parier sa chemise quand on croit dans un projet, dans un créatif. Au final, il y a donc besoin de l'éditeur, comme interface entre le joueur et le développeur ; chargé d'exciter l'un, tout en canalisant l'autre. Et en tant qu'éditeur moi-même (de livres, pour le coup), je ne pouvais finalement pas vous dire le contraire...