Les réseaux à la japonaise

La question de l'identité d'un utilisateur et de son avatar en ligne est un sujet particulièrement sensible au Japon. À l'inverse des occidentaux, les japonais sont moins enclins à communiquer sur les internets à visage découvert ou en utilisant leur réelle identité. Cela se remarque notamment dans leur utilisation des réseaux sociaux. Ainsi, quand le taux de pénétration de Facebook est de 63% aux Etats-Unis, contre seulement 27% pour Twitter en 2018, le Japon se distingue en arborant des chiffres diamétralement opposés la même année, Twitter devançant Facebook avec un taux de pénétration de 63% contre 39%.

Cette spécificité japonaise s'explique de la manière suivante : Twitter autorise ses utilisateurs à communiquer derrière une image de profil et un pseudonyme, permettant à ses utilisateurs japonais de faire valoir leurs opinions et d'échanger sur des sujets de manière plus ou moins respectueuse sans avoir à en subir les conséquences. À l'inverse, Facebook pousse ses utilisateurs à interagir en utilisant leur véritable identité, au risque d'être reconnus et jugés par des proches et inconnus en ligne, situation inconcevable pour nos amis japonais.

Il faut comprendre que la société japonaise met plus d'emphase sur le maintien de l'harmonie du groupe que sur les désirs et envies individuels. Afin de garantir un fonctionnement efficace de la société, il est nécessaire pour chacun de respecter les règles du groupe et de ne pas remettre en cause sa dynamique. Être vocal sur les réseaux concernant des revendications sociales et politiques, ou même exhiber sa passion pour des loisirs considérés futiles, est perçu comme une nuisance qui dérange le bon fonctionnement dudit groupe. Il est donc important de ne pas "perdre la face" et de se plier aux attentes du plus grand nombre.

Les activités extra-scolaires ou extra-professionnelles, qu'elles soient la pratique d'un sport, d'un instrument de musique, des jeux vidéo ou de la lecture par exemple, ne sont plus de simples loisirs, mais de réels exutoires permettant de faire valoir son individualité. C'est là où entre en jeu l'avatar virtuel, qui permet à leur créateur de se libérer des carcans de la société japonaise.

Vtubers ou exutoires virtuels

Ainsi, là où les Youtubers japonais traditionnels se doivent de respecter un ensemble de règles implicites lorsqu'ils réalisent une vidéo, notamment concernant leur gestuelle, les éléments de langage qu'ils utilisent ou les sujets abordés, les V-Youtubers s'expriment sans se soucier des principes de politesse basiques japonais. Le style de langage utilisé se veut également beaucoup plus familier, voire grossier. Beaucoup enchaînent les "fuck" et "shit" comme s'ils se croyaient dans un épisode de The Wire.

Le physique et le design des V-Youtubers se veut également plus aguicheur par rapport aux styles arborés par leurs compères humains, certains avatars n'hésitant pas à exhiber des décolletés plongeant qui auraient plus leur place sur des sites pour adultes que sur Youtube...

Question langage et grossièretés, les V-tubers japonais se lâchent

Mais c'est justement ce qui rend les Vtubers aussi populaires sur l'archipel nippon. Ironiquement, à l'inverse de figures populaires bridées dans leurs faits et gestes par la pression des médias et de la société, les Vtubers sont perçus non pas comme des avatars, mais comme des confidents dont la voix ne subit aucune censure. Les fans ne sont pas dupes et sont conscients que des acteurs, voire des agences entières travaillent afin de mettre sur pied les chaînes de ces V-Youtubers, mais ils apprécient la sincérité des échanges qu'ils expérimentent avec leurs Vtubers préférés.

Le cas du Vtuber Nora Cat illustre bien cette situation. Ce Vtuber, à l'apparence d'une Gothic Lolita et aux oreilles de chat, s'est créé une base de fans fidèles en diffusant régulièrement des vlogs dans lesquels elle parle de jeux vidéo. Pendant ces lives, elle n'hésite pas à inviter ses followers à lui confesser leur amour, expliquant qu'elle fera tout son possible pour leur rendre la pareille. Jusqu'au jour où, lors d'un live show, son logiciel de motion capture se déconnecte pour laisser place à... un trentenaire japonais. Ce dernier utilisait un modulateur de voix pour personnifier son avatar féminin. Contre toutes attentes, les réactions des fans de Nora Cat furent très positives, indiquant que l'identité et le genre de "l'acteur" leur importait peu, tant qu'ils peuvent continuer à profiter du contenu de leur Vtuber préférée.

Youtubers virtuels, argent réel

Non contents de s'inspirer du contenu des Youtubers les plus célèbres, les V-Youtubers s'invitent également dans l'univers du partenariat et de la commercialisation de goodies. Kizuna AI (encore elle, décidément !) en est le parfait exemple. Serviettes, t-shirts, figurines et autres produits dérivés à son effigie se vendent comme des petits pains. Lorsqu'elle ne publie pas de vidéos, elle se produit sur scène lors de concerts à guichets fermés dans des performances similaires à celles d'Hatsune Miku. D'ailleurs, son succès et son influence sont tels qu'elle a été sélectionnée comme ambassadrice de l'office du tourisme japonais en 2018.

Bien évidemment, le succès de Kizuna fait des envieux, et de nombreuses entités et corporations japonaises se sont lancées dans la création de leur propre chaîne de V-Youtubers. Le développeur japonais de jeux vidéo GREE est en tête de file et aurait déjà investi 10 milliards de yens d'après le Japan Times, soit la coquette somme de 80 millions d'euros, dans le développement de produits et services liés aux Virtual Youtubers. Gumi, un autre studio japonais spécialisé dans le développement de jeux mobiles (Brave Frontier, FF: Brave Exvius...), s'est lancé également dans la partie en investissant avec la société hong-kongaise Makers Fund 600 millions de yens, l'équivalent de 4,8 millions d'euros, dans Activ8, la start-up en charge de Kizuna AI.

Ces investissements peuvent sembler exorbitants, mais il faut comprendre que les retombées économiques pourraient être colossales si la popularité des Virtual Youtubers continue à se développer à travers le monde. Les Vtubers ont l'opportunité de devenir les porte-paroles ultimes de marques et grands groupes prêts à dépenser des millions afin d'être directement connectés avec leur clientèle. Vous pourriez consommer leurs contenus sur Youtube, puis les retrouveriez après le 20h en tant que présentateur télé (ce qui est déjà le cas pour Kizuna) avant de vous coucher en demandant à votre assistant personnel incarné par votre Vtuber préféré de vous réveiller à 7 heures du matin, et ainsi de suite.

Je vous invite d'ailleurs à regarder l'épisode "The Waldo Moment" de la série Black Mirror, qui développe plus en détail l'avènement potentiel des avatars virtuels dans un contexte politique.