Deux ou trois notes. En général, il ne nous en faut pas plus. Deux ou trois notes qui éveillent en nous tout un faisceau de souvenirs. Deux ou trois notes, puis survient le désir presque irrépressible d'accompagner la mélodie, de tapoter en rythme, de fermer les yeux un instant afin de voir resurgir un monde sous nos paupières.
La musique, au départ résignée à n'être qu'une alternative au silence angoissant des premières expériences interactives, s'est peu à peu imposée comme étant l'un des éléments substantiels du jeu vidéo, à l'instar du gameplay ou de la direction artistique. Au même titre que le média dont elle tient sa source, la musique de jeu vidéo a mué au fil des décennies, se réinventant sans cesse au gré des innovations techniques pour atteindre finalement une certaine maturité. Cependant, ne sommes-nous pas en droit de nous demander, au regard du parcours accompli, si cette musique ne s'est pas égarée en chemin, empruntant des voies sensiblement différentes de celles qu'elle arpentait à ses origines ?
Des mélodies qui imposent
Mélodies, elles sonnent
La musique de jeu vidéo, c'est avant tout un vaste répertoire constitué de mélodies connues des joueurs du monde entier. Bon nombre d'entre elles ont contribué à façonner notre patrimoine culturel vidéoludique : le « Overworld » de Super Mario Bros. (Koji Kondo), le « Main Theme » de la saga Zelda (idem), le « Prelude » de Final Fantasy (Nobuo Uematsu)... Tous ces thèmes sont ancrés dans la mémoire collective et certains compositeurs, tels que les deux précités, suscitent tout autant l'admiration chez les amateurs de VGM (acronyme de Video Game Music) qu'un Ennio Morricone ou un John Williams. La musique occupe une telle importance au sein de la communauté des gamers que certains d'entre eux n'ont pas besoin d'avoir joué aux jeux dont sont tirés les morceaux pour les identifier. Ainsi, il ne faut pas plus d'une fraction de seconde pour que votre serviteur, qui n'a jamais touché à Street Figthter II, reconnaisse les thèmes de Ryu ou de Guile (Yoko Shimomura).
Certains morceaux se paient même le luxe de dépasser le simple cercle des joueurs. Bon, ne nous leurrons pas : au-delà de Super Mario Bros. et de Tetris, c'est une affaire d'initiés ; il y a peu de chances en effet pour que votre voisine du 3ème âge se mette à chantonner le boss theme du Dr Robotnik de Sonic the Hedgehog 2 (Masato Nakamura).
L'une des questions que l'on pourrait se poser, lorsque l'on se penche un peu plus sur les morceaux déjà évoqués, est la suivante : qu'est-ce qui fait que ces mélodies imaginées dans les années 80 se soient inscrites dans le temps et la mémoire des joueurs ? À mon sens, une grande partie de la réponse se situe du côté des contraintes techniques liées aux consoles et aux ordinateurs personnels de cette époque. En effet, du fait des capacités restreintes de ces machines, les compositeurs ne disposaient que de peu de canaux pour élaborer leurs morceaux. Il fallait donc se contenter en général d'une ligne de basse et d'une ligne mélodique, auxquelles on adjoignait des effets et des percussions. Cet aspect « rudimentaire » de la musique a permis d'octroyer à la mélodie une place essentielle, puisqu'elle était alors au coeur de la composition. Par la suite, les consoles 16-bit disposeront de plus de canaux pour permettre aux compositeurs d'exploiter davantage leur potentiel. Pour plus de détails techniques sur la question, je vous renvoie à l'excellent ouvrage de Damien Mecheri, VGM - Histoire de la musique de jeu vidéo, paru aux Editions Pix'n Love.
Ainsi, un Koji Kondo ou un Kōichi Sugiyama se devaient de composer - c'est le cas de le dire - avec les contraintes de ces machines. Étant donné que les morceaux fonctionnaient selon un système de loop (le morceau recommence une fois la boucle achevée), le joueur serait amené à entendre et réentendre les morceaux. Il était donc nécessaire que les compositeurs rivalisent d'ingéniosité afin de proposer des mélodies qui flattent l'oreille du joueur sans pour autant le lasser. À cette époque, cela relevait du véritable tour de force.
Le tournant
À partir des années 90 s'est opérée, progressivement, une mutation de la musique de jeu vidéo, liée, on y revient, aux capacités toujours plus performantes des machines. Ainsi, déjà sur la 16-bit de Nintendo, certains compositeurs poussaient la console dans ses derniers retranchements. C'est le cas de Nobuo Uematsu qui, avec son opéra en quatre actes composé pour Final Fantasy VI, parvient à simuler les choeurs d'opéra, parfaitement crédibles au cours de cette scène mémorable du jeu.
L'arrivée du CD par l'intermédiaire de la Saturn de Sega et de la PlayStation de Sony marque un véritable tournant dans le secteur. En effet, ce support dispose d'une mémoire bien plus importante que la cartouche ou la disquette. Les compositeurs bénéficient alors d'une plus grande marge de manoeuvre pour mettre en musique les jeux parus à cette période et c'est à partir de ces multiples avancées technologiques successives qu'a émergé chez certains d'entre eux le désir de proposer une autre approche de leur art.
C'est à cette époque notamment que la musique de jeu vidéo s'est peu à peu émancipée du carcan du « genre », au sens où elle serait codifiée, classifiée autrement que par son appartenance au média. Ainsi, nous avons vu apparaître tout au long de la décennie 90 des bandes sons empruntant à divers genres musicaux, tels que le rap funky de PaRappa the Rapper (Masaya Matsuura), la musique baroque de Castlevania : Symphony of the Night (Michiru Yamane), le jazz de Grim Fandango (Peter McConnell), l'ambient industrial de Silent Hill 2 et 3 (Akira Yamaoka), la techno-pop acidulée de Katamari Damacy (Yū Miyake)...
Quand la musique de jeu vidéo rêve de cinéma
Les moyens alloués à la musique s'accroissent considérablement, à tel point que quelques compositeurs n'hésiteront pas à composer de véritables symphonies pour certains morceaux, voire pour toute la bande originale du jeu. Ainsi, Garry Schyman, qui officiera par la suite sur la série Bioshock, est le premier en 1993 à faire appel à un orchestre pour le compte de l'expérience narrative Voyeur sur la CD-i de Philips. Par la suite, de plus en plus de jeux se verront dotés de morceaux orchestraux : on se souvient de l'intro mémorable de Final Fantasy VIII (Nobuo Uematsu), des percussions et des choeurs magistraux du Main Theme de Halo (Martin O'Donnell) ou de l'orchestration intégrale de Dragon Quest VIII (Kōichi Sugiyama), une première pour la série au moment où elle aspirait à s'implanter sur le vieux continent.
Ces jeux ambitionnaient alors de rivaliser avec le cinéma, de proposer, d'une façon ou d'une autre, une musique qui ne ferait plus seulement qu'accompagner le joueur mais qui aurait pour objectif de sublimer l'expérience de jeu, à la manière d'un film hollywoodien. Ainsi, cette sophistication dans la composition va de pair avec les nouvelles façons d'aborder la narration dans le jeu vidéo, en se rapprochant de celles proposées par le grand écran. Dans ce même ordre d'idée, la saga Metal Gear, chapeautée par le féru de cinéma qu'est Hideo Kojima, s'est adjoint à partir de l'épisode Sons of Liberty les services d'un transfuge du cinéma, Harry Gregson-Williams, en complément de Norihiko Hibino. Ce dernier est d'ailleurs à l'origine du song theme éponyme de l'épisode suivant, Snake Eater, véritable hommage aux génériques des films James Bond.
Ces transferts entre le monde du cinéma et le jeu vidéo s'avèrent de plus en plus fréquents au cours des années 2000, avec les participations de Danny Elfman pour le main theme de Fable, Steve Jablonsky pour Gears of War 2 et 3, Hans Zimmer pour les thèmes principaux de Call of Duty : Modern Warfare 2, Clint Mansell pour Mass Effect 3... Michael Giacchino semble avoir effectué le chemin inverse, lui qui s'est chargé de la bande son des premiers Medal of Honor (multiples supports) avant d'oeuvrer pour les films d'animation Pixar et les créations de J.J. Abrams. À ce titre, on peut également citer l'américain Richard Vreeland, plus connu sous le nom de Disasterpeace, coupable de la mémorable bande son de Fez et qui est par la suite aux manettes d'une des dernières pépites du film d'horreur indépendant, It follows.
Quoiqu'il en soit, par les commandes qui sont faites auprès de ces compositeurs qui n'ont, a priori, aucune connaissance dans le domaine, ces rapprochements entre les deux médias dénotent d'une volonté chez les producteurs de singer les codes des films hollywoodiens, de faire comme au cinéma, tout en bénéficiant de l'aura d'un nom prestigieux. Il faut bien le reconnaitre, un Danny Elfman sera plus vendeur qu'un Russell Shaw, quand bien même celui-ci aurait composé la quasi-totalité de l'action-RPG de Peter Molyneux.
L'essoufflement du tout-symphonique
Cette démarche des jeux à gros budgets, qui consiste à piocher allègrement dans les codes de la musique de film, a malheureusement montré ses limites. Alors que la VGM a cherché dans le courant des années 90 à s'éloigner du modèle de la musique dite "de jeu vidéo" (bien que nous l'ayons vu, cette appellation demeure obsolète), elle s'est en partie engluée depuis une dizaine d'années dans une sorte de moule, vouée à se calquer sur la production musicale cinématographique.
Je vous mets au défi de fredonner un thème issu des derniers blockbusters vidéoludiques en date. La raison ? Elle est toute trouvée : ce qu'elle a gagné en qualité, la musique de jeu vidéo l'a malheureusement perdu en âme, à savoir en mélodie. Celle-ci, discrète voire totalement absente, peine à émerger des productions récentes. Ces dernières jouissent de bandes originales pour l'ensemble parfaitement soignées, mais qui peinent à s'installer durablement dans l'esprit du joueur.
Parmi les grands noms, seuls quelques compositeurs, à mon sens, parviennent encore à se démarquer par leur style, parmi lesquels Jérémy Soule (Secret of Evermore, The Elder Scrolls III à V), Christophe Héral (Beyond Good & Evil, Rayman Origins) ou bien Yoko Shimomura (Street Fighter II, Kingdom Hearts, Final Fantasy XV).
Au service de la narration
Depuis quelques années cependant, la musique de jeu vidéo tend à se rapprocher de plus en plus de l'expérience vécue par le joueur. Ainsi, certains jeux comme Journey (Austin Wintory) disposent d'une bande son en adéquation avec l'univers qui entoure le personnage muet du jeu, et les déplacements effectués par le joueur ont une influence directe sur les notes entendues, de telle façon que l'on pourrait qualifier cette musique de "dynamique". Olivier Derivière, qui a opté pour ce même type d'approche sur Remember Me (Xbox 360, PS3), évoque l'objectif de créer un "dialogue entre le joueur et le jeu" (Podcast 299, disponible sur le site et que je vous enjoins à regarder ou écouter). De ce fait, ces compositeurs sont amenés à élaborer des pistes indépendantes qui se superposent, se fondent, permutent au gré des actions du joueur. Cette façon de procéder, séduisante au coeur de l'expérience, contraint néanmoins le compositeur à ne pas proposer de mélodie fixe mais plutôt à apposer des nappes de synthé ou de cordes, auxquels on adjoint des percussions ou quelques notes issues d'accords joués. La vision de ces compositeurs a le mérite de s'éloigner du modèle cinématographique en puisant dans l'essence même du jeu vidéo : l'interactivité.
Paradoxalement, lors des premières générations de consoles, alors que la narration était plus en retrait et que les visuels laissaient libre cours à la suggestion, les musiques se voulaient au contraire imposantes, remarquables. Aujourd'hui, bon nombre de compositions participent davantage à l'immersion plutôt qu'à la sublimation de l'expérience. Dans l'ouvrage de Damien Mecheri déjà évoqué, Garry Schyman résume très bien la chose : "Il ne faut pas que la musique s'impose. Il ne faut pas que le joueur soit conscient de la musique à un degré où il fait plus attention au morceau qu'au jeu. [...] Quand on compose, on essaie d'améliorer l'expérience et les émotions ressenties par le joueur. La musique ne doit pas interférer, elle doit mettre en valeur".
Ce constat peut être mis en parallèle avec ce que l'on observe au cinéma : des compositeurs tels que John Williams ou Hans Zimmer ont su faire évoluer leur art. Ce dernier s'est dernièrement détaché des thèmes pimpants qui ont fait sa renommée (Gladiator, la saga Pirates des Caraïbes) et la marque de fabrique de son écurie de compositeurs (issus de la Remote Control Productions) afin de proposer des morceaux amélodiques et plus expérimentaux sur la saga Dark Knight ou Interstellar, par exemple. Finalement, l'itinéraire emprunté par le cinéma et le jeu vidéo s'avère assez similaire.
L'indé à la rescousse
Si l'on omet certaines productions japonaises (Xenoblade Chronicles, Bravely Default, NieR Automata), c'est surtout du côté de la scène indépendante que la mélodie parvient à retrouver une seconde jeunesse. Alors que la musique des jeux AAA s'achemine doucement vers l'expérimentation et l'interactivité, l'essor fulgurant depuis une dizaine d'années des jeux indépendants permet de constater l'émergence de petites pépites musicales renvoyant à cet Eden qu'était la VGM des années 90 : l'électro décomplexé de Furi (multiples artistes), les morceaux diablement entraînant de Jake Kaufman pour Shovel Knight ou les mélodies enivrantes de Gareth Coker pour Ori and the Blind Forest peuvent en témoigner.
Aujourd'hui encore, lorsque vous demandez au profane à quoi ressemble une musique de jeu vidéo, il y a de fortes chances pour qu'il vous réponde quelque chose qui s'apparente à "Bip, Bip Bip Bip !". Les clichés ont la vie dure. Car de toutes les formes qu'a prises la musique au cours de ces trois dernières décennies, c'est certainement dans le domaine du jeu vidéo qu'elle a fait montre de la plus grande inventivité, ceci afin d'aboutir à un véritable éclatement des genres. En parallèle, elle s'est souvent accoquiné avec le cinéma, oubliant parfois qu'elle pouvait très bien se passer de lui. En a résulté une certaine uniformisation, regrettable, qui n'est pas sans rappeler celle qui touche une partie de la production musicale hollywoodienne.
Non, la musique de jeu vidéo n'est pas nécessairement moins "bonne" qu'avant, au sens qualitatif du terme. Elle est simplement autre. Ce qui faisait l'une de ses grandes spécificités, à savoir la prégnance de ses mélodies, tend aujourd'hui à s'estomper au profit d'une musique plus ingénieuse, plus en phase avec l'interactivité propre au média mais aussi, il faut bien l'admettre, moins mémorable pour le joueur. Non pas que les mélodies aient définitivement disparu du paysage vidéoludique, comme en témoigne l'émergence d'une partie de la scène indé, désireuse de revenir à un âge d'or de la VGM. Au final, tout dépend de ce que vous recherchez. L'univers du jeu vidéo est bien assez vaste pour que vous y trouviez votre compte. Et si, comme moi, vous êtes nostalgiques de ce temps où la mélodie prévalait sur la majorité des compositions, vous savez vers quoi vous tourner.
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