Braid. Tout le monde en parle. Jonathan Blow, son créateur, reste discret sur son histoire et ses codes, alors chacun y va de son interprétation. Nous aurions pu en parler plus tôt, c'est vrai... Mais ce qui me ronge le plus, depuis sa sortie, ce n'est finalement pas de n'avoir pas pris le temps d'en écrire une critique. C'est de n'en avoir pas lu une seule depuis qui insiste sur ce qui est pour moi le plus important...
L'an zéro
Peut-être que ce qui fait les grands chefs-d'œuvre, c'est leur unique capacité à modifier la réalité. Les Grandes Choses modifient nos réalités, dès qu'elles s'y invitent. Elles ont le pouvoir de rester dans nos vies, et d'en changer sinon le cours, du moins la perspective que l'on s'en fait. Un livre, un film, une peinture, une photo... tous ceux-ci ont ce pouvoir, et l'ont déjà exercé sur bon nombre d'entre nous, de nos aïeux, et de nos enfants. Il ne fait aucun doute que le jeu vidéo a, lui aussi, ce pouvoir. Mais combien de jeux l'ont exercé ? Combien ont fondamentalement changé notre réalité ? J'ai beau en avoir expérimenté beaucoup, j'avoue qu'après avoir joué à Braid, plus aucun n'arrive à se faire une place à ses côtés à cet endroit de ma mémoire. Braid a vampirisé tous ceux qui pouvaient occuper cette petite case de ma tête, et aujourd'hui, il en occupe tout l'espace.
En fait, je ne suis pas loin de penser que Braid m'a donné l'expérience la plus puissante et la plus impactante de tous les jeux auxquels j'ai joué depuis que j'ai découvert l'existence du jeu vidéo, il y a (déjà) plus... de vingt ans.
De Braid, la plupart des joueurs retiennent le narratif. Trouver un sens à son approche apparemment sens dessus dessous, en élaborant les théories les plus tordues, les plus intéressantes, les plus ingénieuses. Et c'est très bien ! C'est effectivement, aussi, une de ses forces. Mais j'avoue que mon expérience de Braid n'en retient pas en premier lieu le narratif, car aussi touchante, ou énigmatique, ou ingénieuse, qu'une histoire puisse être - et nous adorons tous qu'on nous raconte des histoires, certaines sont mêmes capables d'exercer ce pouvoir des Grandes Choses -, elle a toujours tendance à passer, à se faner dans les méandres de notre mémoire. Et, surtout, il y a déjà des tonnes de manières très efficaces de raconter des histoires.
Non, ce que je retiens de Braid, c'est qu'il est capable de nous faire utiliser des parties de notre cerveau que très très peu d'entre nous ont l'occasion de faire fonctionner en une vie. Et le fait qu'il sache nous faire utiliser ces parties de notre cerveau, que d'autres médias sont incapables de stimuler, est une cerise sur le gâteau ; mais, pour moi, une cerise importante, car c'est précisément celle qui, à mon sens, définit le plus justement ce qui fait du jeu vidéo quelque chose de si potentiellement puissant et singulier - quelque chose de profondément unique. Braid ne pourrait pas être un livre. Ni une peinture, une photo... ni même un film. Alors que tant d'autres jeux vidéo pourraient l'être sans qu'on y perdre autre chose que le divertissement si typique - et si appréciable, certes - qu'ils sont. Braid ne peut pas être résumé à son approche narrative. Son propos, et ses propriétés, son pouvoir de Grande Chose est ailleurs. Il ne me sort pas de la tête, parce que Braid est capable de nous faire entrevoir ce qu'on ressent, quand on est capables de se souvenir du futur.
Le temps est peut-être l'un des concepts les plus fascinants qui soient. Plus encore que l'infini, le néant, l'ubiquité, etc. car en réalité, il les comprend tous. Notre mémoire, si imparfaite, notre conscience, si limitée, notre intelligence, si unidirectionnelle, nos sens, si basiques, ne nous offrent finalement pas grand-chose pour réussir à saisir la réalité qui nous entoure dans sa dimension temporelle, pourtant essentielle. Et Braid est en mesure, avec ce naturel qui confine au génie, d'élargir notre conscience du temps.