Bienvenue dans l'ère des "fake news" et autres "alt-facts". La quantité astronomique de foutaises qui se balade sur le net et infecte nos esprits est tout simplement cosmique, et si je préfère ne pas m'attaquer ici à celles qui concernent les sujets les plus sérieux comme la politique (championne incontestée), l'écologie (que ceux qui nient le réchauffement climatique soient recyclés fissa en panneaux solaires), la nutrition (continuez à manger vos placentas en poudre, stars de mes deux), ou la santé (que ceux qui disent que les vaccins causent l'autisme soient stérilisés au plus vite), je peux en attaquer quelques-unes concernant le jeu vidéo.
En voici donc sept, que j'ai beaucoup vus/lus/entendus. Pourquoi sept et pas dix ? Parce que les chiffres ronds, ça décrit rarement la réalité (et aussi parce que pourquoi pas).
Grégory Szriftgiser, alias RaHaN, est un ancien journaliste jeux vidéo qui a fait ses armes dans la presse papier (Joypad, Joystick, PlayStation Magazine, Gaming) avant de fonder avec ses anciens compères le site Gameblog. Il quitte cette aventure en 2013 pour embrasser une carrière de l'autre côté du miroir, du côté des développeurs de jeux, tout en allant à l'autre bout du monde, au Canada. Il travaille actuellement sur différents projets, mais revient nous voir régulièrement pour publier ces billets d'humeur ou participer à des podcasts.
7 idées fausses sur le jeu vidéo
"Plus c'est long, plus c'est bon"
Ah ça, ça bitche sur les forums pour se plaindre de la durée de vie des jeux, et réclamer toujours plus de contenu. Mais ça ne sert à rien. Selon les sources et en moyenne, 70% des joueurs et joueuses achetant un jeu ne le finiront pas.
Et ça n'a pas grand chose à voir avec la qualité des jeux - les gens ayant globalement tendance à acheter les gros titres qui restent populaires et globalement bien reçus par la critique.
Seulement voilà : avec l'ascension du multijoueur en ligne, qui est devenu chez certains éditeurs un prérequis pour tout projet, voire l'unique focus des développements, la plupart des gens jouent plus longtemps au même jeu, et délaissent d'autant plus facilement les expériences solo sans les boucler. Ce n'est pas tout : passer plus d'une dizaines d'heures à finir un jeu reste complexe pour beaucoup de joueuses et joueurs à la vie active ou familiale prenantes (voire simplement ordinaires).
Enfin, l'offre est pléthorique (quoiqu'on reviendra sur les idées reçues concernant ce point particulier dans quelques lignes), en tout cas suffisamment rythmée en sorties pour qu'on n'ait pas le temps de finir un jeu avant d'en convoiter un nouveau. Et on le sait : plus on laisse passer de temps après la dernière session de jeu sur un titre, moins on a de chances de s'y remettre.
"Le premier marché mondial est les Etats-Unis"
C'est tout simplement faux à présent. Ce premier marché est la Chine (24,271 milliards de dollars en 2016). Elle représente en valeur 25% du marché mondial de l'année dernière (principalement PC, puis mobile - moins de 500.000 consoles PS4 ou Xbox One là bas). Les États-Unis sont presque un milliard derrière, à 23,459 milliards de dollars.
Pour l'année en cours, le classement reste le même, avec un différentiel accru entre la Chine et les USA :
Le Brésil est parmi ceux qui connaissent la plus forte croissance, et plus généralement, les acteurs majeurs de l'industrie tournent à présent leur regard vers l'Amérique du Sud. Le Nouveau Monde n'est plus nouveau aux yeux de l'industrie, loin s'en faut. Même si on est bien loin des premiers marchés, c'est, semble-t-il, là-bas que se jouera l'avenir en matière de croissance (même si les lois concernant l'import de marchandises au Brésil compliquent considérablement la rentabilité du marché, les gros acteurs n'hésitent pas à faire fabriquer leurs jeux là-bas pour les contourner).
"Le plus important c'est de mettre l'argent à l'écran"
Beaucoup, en dehors comme dans l'industrie, pensent que c'est en mettant l'essentiel des budgets sur le développement qu'on obtient le succès. En vérité, s'il est bien entendu crucial de bien financer une production pour qu'elle atteigne le niveau de qualité voulu, la règle grossière du jeu triple-A veut que le budget marketing soit égal au budget de développement d'un blockbuster.
De très nombreux développeurs indie l'ont appris à leurs dépends : tu peux avoir développé le meilleur jeu du monde, s'il n'y a pas autant d'efforts placés sur son marketing, personne n'y jouera.
Il y a bien quelques exceptions qui ont connu un succès majeur sans vraiment se préoccuper du marketing, mais comme écrit, ce sont des exceptions.
"Le premier jeu vidéo, c'est Pong"
Perdu. Le tout premier jeu vidéo date de 1952, développé par A.S. Douglas et nommé "Noughts and Crosses". C'est un jeu de morpion (ou Tic Tac Toe), programmé sur un EDSAC computer, un truc tout pourri qui prenait une place folle, et auquel personne n'avait accès en dehors des scientifiques et pioniers de l'informatique de Cambridge. L'affichage se faisait sur tubes cathodiques, et on rentrait le coup via un cadran rotatif pour sélectionner le numéro de la case choisie pour le coup.
Un ordinateur EDSAC, c'est ça.
Pong n'est même pas le second jeu vidéo. Ce dernier a été développé en 1958 par William Higinbotham sur un oscilloscope et s'appelle "Tennis for Two". Puis vint en 1962 "SpaceWar!" par Steve Russel sur l'ordinateur mainframe PDP-1 du MIT.
Ralph Baer, qui est considéré comme le père du jeu vidéo moderne, a sorti son prototype de "Chase" en 1967, mais dit avoir eu l'idée de faire des jeux vidéo vers 1951. S'il est considéré ainsi aux yeux de l'Histoire du média, c'est parce que c'est le premier à l'avoir envisagé comme quelque chose qui pouvait être public et commercialisé, et surtout à utiliser un diffuseur non spécifique : une télévision. Et évidemment, il est le père de la première console commerciale, la Magnavox Odyssey, annoncée publiquement en 1972 et commercialisée jusqu'en 1975.
Pong lui-même est sorti en 1972... et ce n'est finalement qu'un clone, en arcade, de ce qui était déjà disponible, mais peu connu, sur la Magnavox.
"Il y a de plus en plus de sorties de jeux"
Ce n'est pas faux, mais ce n'est pas aussi vrai qu'on le pense. Tout du moins, il faut rentrer un peu dans le détail. Déjà, le nombre de jeux sortis en "retail" (c'est à dire dans la distribution physique), sur consoles de salon, portables et PC aux USA est en baisse année après année depuis 2008. On peut même parler d'effondrement, ce qui ne surprendra personne s'intéressant de près ou de loin à l'économie de la distribution classique (dite "Brick & Mortar") dans le jeu vidéo, avec les difficultés que vivent les boutiques spécialisées (indépendantes comme franchisées, d'ailleurs).
Bien évidemment, ce sont les sorties digitales qui ont conduit la croissance en nombre de sorties depuis 2012... mais sur PC (Steam) surtout, avec une telle explosion sur le service de VALVe que tout est déformé, y compris notre perception des choses. D'ailleurs, presque 40% des titres disponibles actuellement sur Steam sont sortis... en 2016 (si l'on en croit SteamSpy), indiquant à quel point VALVe a lâché la bride. L'un des principaux coupables est également l'introduction du Green Light/Early Access ; mais en vérité, seulement un quart des titres sortis en Early Access iront jusqu'à une véritable sortie. Le 3/4 restants péricliteront avant d'avoir fini leur développement.
Quand on revient au marché des consoles, le nombre moyen de sorties sur la génération PlayStation 4/Xbox One tourne autour de 1.000 par an (un peu plus en 2016), un niveau relativement équivalent au nombre de sorties sur PlayStation 3 / Xbox 360 autour de 2010.
En fait, lorsqu'on consolide toutes les sorties, physiques et digitales, sur consoles et consoles portables, sur consoles de génération actuelles ET de la génération précédente, le dernier record de sorties date de 2009 (environ 1580 sorties), alors que l'année dernière, après deux ans de croissance, on n'atteint même pas le niveau de 2010 (environ 1.500 sorties) en plafonnant à environ 1.410 sorties pour 2016.
Le véritable boum de sorties a eu lieu sur la génération précédente ; l'actuelle semble plutôt se maintenir au niveau de la précédente, pour l'instant.
Et ce n'est pas tout. Il y a en vérité, moins de sorties par éditeur sur consoles, d'année en année depuis 2012. Cette année là, il y a eu en moyenne 4 sorties par an et par éditeur. En 2016, ce chiffre est tombé à 1,8 sorties par an et par éditeur. Bizarre ? Pas tant que ça. En vérité, il y a plus d'éditeurs en 2016 sur le marché qu'il n'y en avait en 2012. Et beaucoup sont de petites entités indie dont la plate-forme de prédiléction est le PC, plus libre et plus économique que les consoles. Enfin, le changement de génération freine naturellement le rythme des sorties, le temps que le différentiel technologique soit intégré par les producteurs de contenu.
"Il y a maintenant autant de femmes que d'hommes qui jouent"
C'est sûr, ça impressionnait les profanes de leur dire entre 2008 et 2010 que 50% des joueurs étaient des joueuses ! Bien entendu, ce chiffre n'est valable qu'en prenant en compte le jeu au sens large, sur tous supports et de tous types, mais ce n'est pas là mon propos.
Car même ainsi, ce n'est plus vrai aujourd'hui. En effet, la répartition s'est déséquilibrée à nouveau depuis 2014, et n'a jamais renoué avec les 50% depuis 2010. L'année passée, elle s'était fixée à 41% de joueuses et 59% de joueurs.
Certes, il reste plus de joueuses de plus de 18 ans que de joueurs de moins de 18 ans, ce qui laisse présager que cette parité continuera de fluctuer dans les années à venir. Mais sans vouloir en débattre, le jeu vidéo est loin d'être un loisir aussi séduisant pour les femmes que pour les hommes, comparativement au cinéma, à la TV, à la littérature, à... pratiquement tous les autres.
"L'âge moyen des pratiquants du jeu vidéo augmente"
On pourrait penser qu'à mesure que les générations ont grandi avec le jeu vidéo, et même que certains seniors s'y sont mis avec leurs smartphones ou leur Wii, l'âge moyen des pratiquants de jeu vidéo serait en hausse relativement continue.
Il n'en est rien. Après un pic en 2011 à 37 ans, la moyenne est retombée à 30 l'année suivante. Elle est ensuite remontée jusqu'en 2016 pour atteindre 35 ans (N.B. attention : ces données concernent les Etats-Unis - les données consolidées mondialement n'existent, à ma connaissance, pas).
Il est donc incorrect de considérer une dynamique constante ou simple de l'âge moyen des joueurs et joueuses. On peut en revanche affirmer confortablement qu'il est au-dessus de 30 ans depuis plus de 12 ans, ce qui restera une idée choquante pour bon nombre de non pratiquants qui croient encore que c'est un loisir pour mômes. Apparemment, ces gens existent...
En conclusion, je suppose que si vous saviez déjà tout ça, vous pouvez vous en féliciter (et certaines idées sont si insidieuses qu'il est toujours bon de se les rappeler). Sinon, vous avez peut-être corrigé certains trucs, et c'est tout aussi bien.