Nombreuses sont les oeuvres vidéoludiques jouant sur les peurs enfantines, celle du noir notamment. Prenant le contre-pied de cela, le premier essai du jeune studio français Douze Dixièmes nous met au contraire dans la peau d'une petite fille qui se cache de la lumière, effrayée par elle, et qui découvre dans sa solitude une alliée insoupçonnée : sa propre ombre. Coup de projecteur sur ce puzzle-platformer indé qui pourrait bien faire chavirer le coeur des joueurs les plus endurcis.
Incompétente... Naïve... Menteuse... Tous ces mots durs, la petite fille les a suffisamment entendus, elle ne veut plus les endurer. Alors elle se réfugie, à l'intérieur, loin du regard des autres. Jusqu'à ce qu'elle se lie d'amitié avec sa propre ombre, qui elle ne rêve que d'une chose : regagner l'extérieur. S'en suit une double quête initiatique les menant toutes deux à se confronter à leurs émotions.
Et marche à l'ombre
Toute l'intrigue de Shady Part of Me tourne donc autour de cette petite fille craintive, renfermée sur elle-même et qui fuit constamment toute source de lumière, dont on comprend vite qu'elle l'associe au regard - souvent cruel - que les autres peuvent porter sur elle. Ce ne sera qu'au bénéfice de cette rencontre avec l'ombre qu'elle apprendra à surmonter ses peurs. La relation entre ces deux personnages se révèle être au coeur à la fois du gameplay (j'y reviendrai) mais aussi de l'intrigue du jeu.
Afin de donner de la consistance à ces personnages, le studio français a fait le choix de leur octroyer une voix, et en l'occurrence une voix différente pour chacune. Ainsi, celle de l'ombre semble appartenir à un être plus mature, faisant d'elle une sorte de figure protectrice pour la petite fille au timbre fluet. Même si, en fin de compte, elles auront tout autant besoin l'une de l'autre, à la manière de deux soeurs qui s'entraident, se chamaillent, se réconcilient. Le pari est réussi : on s'attache très vite à elles, grâce notamment à la qualité de ce doublage français.
Contrairement à un ICO ou un Limbo qui jouent sur l'économie de mots au profit d'une narration environnementale et qui présentent également deux personnages liés par un destin commun, le titre de Douze Dixièmes se montre doublement plus explicite dans sa façon d'appréhender son histoire. D'une part on l'a dit, grâce au doublage intégral. D'autre part car les mots ne sont pas seulement dictés par les voix - celles des jeunes filles et celle, mystérieuse, d'un narrateur surplombant l'action - : ils se superposent également au décor, au premier ou à l'arrière plan, à côté du personnage ou au-dessus de lui. Les mots sont omniprésents : tantôt rassurants, tantôt blessants ; ils témoignent de l'état d'esprit des personnages et permettent de mieux s'identifier à eux.
Faisons le mur
La petite originalité de Shady Part of Me tient au fait que les deux personnages sont contrôlés alternativement par le joueur. L'un, la petite fille, évolue sur un plan tridimensionnel plus classique tandis que l'autre, l'ombre, ne peut se déplacer que sur des surfaces planes, souvent en arrière-plan. D'une simple pression de la touche associée, on peut à loisir passer de l'une à l'autre. L'intérêt étant, on l'imagine bien, que les actions de l'une auront une influence sur le parcours de l'autre.
Les objets présents dans une zone projettent leur ombre sur les parois, ce qui sert de plateforme à l'ombre que l'on contrôle. Il faudra donc déplacer des objets au premier plan avec la petite fille, soit en les poussant, soit en activant des mécanismes, afin que le chemin puisse se former en arrière-plan. De la même façon, on l'a dit, la petite fille ne peut entrer en contact avec des sources de lumière. Dans ce cas, il faudra que le joueur prenne le contrôle de l'ombre afin d'activer des mécanismes à même de lui libérer le passage. Celle-ci est d'ailleurs plus agile puisqu'elle peut sauter d'une plateforme à l'autre contrairement à son homologue tridimensionnelle. Il est ainsi impossible d'avancer tant que l'autre est bloquée quelque part.
La progression s'avère de fait similaire à celle d'un Inside, avec un enchaînement de tableaux faisant office, le plus souvent, d'énigmes à résoudre. Celles-ci sont dans l'ensemble plutôt accessibles, malgré une poignée de puzzles plus tordus que les autres. Lumières clignotantes et mouvantes, objets que l'on déplace dans la profondeur afin de générer des ombres plus grandes... Le panel d'actions possibles permet une vraie variété dans le level design. On en ressort avec l'impression que chaque tableau traversé est différent.
Inside Out
De fait, le jeu prend un malin plaisir à jouer avec notre perception de l'espace, comme lorsque notre ombre regagne certaines surfaces insoupçonnées - le sol sur lequel évolue la petite fille par exemple. Un outil bien utile est mis à la disposition des joueurs : la possibilité d'effectuer un petit retour dans le temps à la manière d'un certain prince de Perse. Chaque fois qu'il se sent acculé dans une énigme, le joueur presse R1 ou R2 (version PS4 testée) pour rembobiner jusqu'à l'instant souhaité ou laisser appuyer L1 ou L2 pour carrément réinitialiser le tableau. Bien pratique pour effectuer des captures, au passage.
Nos deux chipies devront quoiqu'il arrive se retrouver toutes deux à la fin de la zone, représentée par un cercle de lumière bleue, cela afin que la suite du chemin se dévoile. Si le joueur se contente de passer les tableaux, l'aventure lui prendra environ 4h et il ne se sentira pas particulièrement empêché dans sa progression, hormis peut-être dans le dernier quart du jeu.
Cependant, de nombreux tableaux invitent le joueur à tenter de récupérer des oiseaux en origami, disposés de manière habile dans l'un des deux plans et dont l'obtention pour certains s'avère bien plus difficile que le seul fait de résoudre le puzzle. On compte ainsi pas moins de 98 volatiles en papier à récupérer. Il est d'ailleurs possible de revisiter n'importe quel tableau à loisir à partir du menu, en cas d'oiseau manqué. De quoi rajouter deux bonnes heures de creusage de méninges en plus, soit une durée de vie idéale pour ce genre d'expérience.
Et la lumière fuit
Il est un aspect du jeu que je n'ai quasiment pas abordé jusqu'à présent et qui s'avère être pourtant la principale force du jeu : son ambiance visuelle et sonore. Sur le plan visuel d'abord, Shady Part of Me s'inscrit à mi-chemin entre l'élégance picturale d'un GRIS et la beauté froide d'un Inside. Les décors traversés par les deux fillettes émergent au fur et à mesure aux yeux du joueur, à la manière d'un encrier renversé sur du papier buvard. Si les premiers environnements du jeu évoquent des lieux concrets tels que les couloirs d'une pension, une bibliothèque ou une chambre d'enfant, l'aventure tend peu à peu vers une forme d'onirisme, voire penche du côté du symbolisme, avec des éléments visuels impressionnants, souvent démesurés, qui font écho au parcours de nos héroïnes.
Ce gigantisme, qui permet au départ de représenter la petite fille comme écrasée par son environnement (on se souvient alors de Little Nightmares), finit petit à petit par servir de motif à son émancipation ; même si l'intrigue devient un peu brumeuse sur la fin du jeu. Je décrivais plus haut l'omniprésence des dialogues du jeu, répercutés contre les différentes surfaces du jeu ; on retrouve également, de façon plus discrète, la retranscription sur les parois d'onomatopées, telles que le flip-flap des pas de la petite fille. Tous ces éléments visuels, conjugué à la dimension narrative du jeu, l'apparenterait au genre du roman graphique.
Enfin, comment ne pas dire un mot sur l'exceptionnelle bande son du jeu ? Elle accompagne à merveille le périple des fillettes, évoquant tour à tour les mélodies radieuses d'un Austin Wintory (Journey, Abzû) ou le fatalisme mélancolique d'un Radiohead période Kid A/Amnesiac : piano, nappes synthétiques, fredonnement féminin, lignes de basse... Une instrumentalisation variée, d'autant qu'elle change lorsque l'on passe d'un personnage à l'autre. De même, le son semble plus étouffé lorsque l'on contrôle l'ombre, plus clair lorsque l'on contrôle la petite fille. Bref, du miel pour les esgourdes.