Depuis 2007 et la sortie de GrimGrimoire, le studio japonais Vanillaware a pris l'habitude de régulièrement venir nous flatter la rétine avec ses productions reconnaissables entre mille, qui résistent envers et contre tout aux modes de l'époque pour célébrer sous diverses formes ce que la 2D peut nous offrir de plus renversant. Pourtant, après des années d'un rythme soutenu qui s'est achevé avec la sortie de Dragon's Crown en 2013, la petite structure d'Osaka s'est engagée dans un chantier au long court : 13 Sentinels : Aegis Rim. Un chiffre qui porte malheur ?
Il faut dire que ce nouveau projet tranche plutôt radicalement avec les précédentes productions du studio, bien loin des paysages sauvages et de l'ambiance médiévale-fantastique à laquelle nous avait jusqu'ici habitués Vanillaware. Au contraire, cette fable moderne aux faux-airs de Hideaki Anno nous narre d'une curieuse manière les pérégrinations éparses de treize adolescents, qui vont et viennent entre les époques pour espérer sauver leur archipel natal d'un bien funeste destin, venu d'un futur forcément apocalyptique.
Zankoku na tenshi no quoi déjà ?
Adieu plaines verdoyantes, bourgs champêtres et autres champs de bataille scandinaves : 13 Sentinels : Aegis Rim plonge le joueur au coeur d'une mégalopole nippone fictive, qui traverse les époques, et offre ainsi un panorama d'une variété folle pour tous les amoureux du Japon que le cliché n'arrête pas. Car avant même de s'engouffrer dans les méandres tarabiscotés de cette fiction moderne, ce qui frappe une fois encore, c'est la puissance visuelle et évocatrice qui émane de chaque décor, de chaque personnage, de chaque élément, fruit d'un travail d'orfèvre et témoin d'un amour de l'aplat poussé jusqu'à la quasi-déraison. Si le lieu central de l'intrigue reste le lycée Sakura (évidemment), son voyage à travers les époques et les quartiers environnants permettent de dresser une fresque morcelée de l'archipel, de la terrible fin de la Seconde Guerre Mondiale et de ses bombardements au napalm à un futur aussi lointain qu'apocalyptique en passant par une modernité plus proche de la nôtre, une élasticité visuelle qui autorise l'évocation de nombreuses thématiques tout au long des 25 à 30 heures qu'il faudra pour digérer cette dense fresque.
Dès les premières minutes, les emprunts à l'oeuvre de Hideaki Anno et à la longue culture du mécha donnent le ton : alors que l'insouciance post-spéculation immobilière des années 1980 atteste de la nostalgie qui entoure la doruche vita pré-Heisei, 13 Sentinels : Aegis Rim offre enfin aux équipes de Vanillaware l'occasion de s'exprimer sur un "réel" plus tangible, même si les choses vont bien vite déraper. Sous prétexte de voyages dans le temps dont on découvrira peu à peu les ressorts, cette fresque historique d'une densité toute japonaise brasse tant de sujets que l'on finit par comprendre pourquoi son développement aura été aussi compliqué. C'est qu'il n'est pas facile de se repérer dans le flot discontinu de ces treize histoires systématiquement reliées : étalées sur quatre périodes historiques à travers lesquelles nos héros semblent naviguer sans mal, elles se plairont dans un premier temps à balader le joueur, passant volontairement bon nombre de points sous silence, et il faudra donc passer par-dessus un début nébuleux pour commencer à comprendre ce qui relie ces adolescents pas comme les autres, et commencer à mettre le doigt dans un dangereux engrenage, et l'effort de compréhension qu'il va nécessiter. Le menu d'accueil de 13 Sentinels : Aegis Rim met en effet côte à côte trois composantes de sa structure : l'Aventure, volet narratif au sein duquel il vous faudra faire avancer plus ou moins de concert ces nombreux destinés croisés ; les Batailles et ses phases inattendues de stratégie sur fond de méchas, et enfin les Archives, une encyclopédie dont ne mesurera l'importance qu'après plusieurs heures de jeu. Et parce qu'on vous JURE que c'est compliqué, commençons par prendre séparément chacune des branches de ce triptyque, voulez-vous ?
Letters from Hiroshima
Sans surprise, la dimension scénaristique est celle qui aura largement été mise en avant par Vanillaware : profitant de l'incomparable patte qui fait depuis treize ans des merveilles, elle nous renvoie à différentes époques de l'histoire du Japon, à travers les yeux de treize lycéens qui se retrouveront à un moment ou un autre aux prises avec les Sentinelles, ces robots venus d'un futur potentiellement antérieur, et destinés à défendre l'archipel d'une nébuleuse menace qui semble indifféremment toucher toutes les époques. Ajoutons que tous ces élèves se trouvent scolarisés dans le même établissement, et vous comprendrez sans doute pourquoi nous prenions la peine de rapidement en placer une pour le père Anno. Saluons d'ailleurs les artistes responsables du chara-design, puisqu'ils sont parvenus avec quelques astuces à l'impossible : rendre chaque membre de cette troupe aux uniformes très semblables unique, en jouant avec les coupes de cheveux et autres vestes ouvertes. C'est qu'il va falloir s'accrocher, pour ne pas se retrouver largué dans une histoire aux infinies ramifications et dont tous les protagonistes héritent d'un patronyme syllabique. Ajoutez à cela une propension à changer de blase en fonction des époques, et vous comprenez déjà pourquoi la galerie deviendra vite votre meilleure amie. Mais nous y reviendrons.
Au départ, seuls six de nos héros s'offrent à vous, mais le casting va vite s'enrichir au fur et à mesure des rencontres : libre au joueur de poursuivre avec son chouchou, ou de picorer parmi le roster en uniforme. Dans tous les cas, chaque épisode prend la forme d'un véritable jeu d'aventure en 2D, où l'on évolue dans de somptueux environnements toujours typiques de la vie japonaise, des bombardements de la Seconde Guerre Mondiale aux affrontements apocalyptiques du XXIIème siècle. La base, quoi. De l'entrée d'un temple aux vestiaires d'une salle de sport en passant par les intérieurs de ces différentes époques, les lieux traversent le temps, et témoignent d'un souci du détail permanent, notamment grâce à leurs animations discrètes, mais si réalistes. Chaque lycéen doit alors faire face à des enjeux toujours très personnels, mais qui impliqueront d'une manière où d'une autre quelques uns des "13", et certaines scènes volontairement alambiquées ne s'éclairciront qu'une fois les deux versions d'une même histoire en tête. Et si 13 Sentinels : Aegis Rim se délecte de pouvoir enfin rendre hommage aux paysages si reconnaissables du Japon, il réclamera comme (trop) de productions alambiquées venues de l'archipel de prendre pour argent comptant ses failles, ses zones d'ombres et ses facilités scénaristiques pour pleinement pouvoir en profiter. Ceux qui ne pardonnent pas le moindre écart à la logique interne d'un univers ne pourront clairement pas en profiter à sa juste valeur. Entre vie quotidienne au lycée, conspiration techno-gouvernementale, terraforming inversé et autres flashbacks prémonitoires, il va falloir être souple.
Ecchy ecchy ecchy, aïe aïe aïe
Loin de ses précédentes productions, Vanillaware essaime ici ses idées de game design, et les phases narratives restent donc relativement limitées dans leurs mécaniques : il s'agira la plupart du temps d'entamer des discussions, et d'employer les bons mots-clés avec vos différents interlocuteurs, afin de faire avancer le schmilblick. Si les mécaniques se ressemblent (contrairement aux histoires), chaque personnage profite de quelques subtilités dans la construction des saynètes, et permet de progressivement se démarquer des autres. Le casting est pléthorique, et nous ne rentrerons pas ici dans les détails de chaque protagoniste, mais entre les clins d'oeil permanents à E.T. de l'athlète Natsuno Minami, le drôle de quotidien de Juro Kurabe et ses embranchements scénaristiques ou les querelles de furyu de Nenji Ogata, chaque histoire possède une personnalité et quelques caractéristiques particulières, témoin du soin qui leur a été apporté.
Mais au fur et à mesure que le brouillard se lève, il faudra parfois s'y reprendre à plusieurs reprises, tant les possibilités se multiplient, parfois à l'obtention d'un simple objet. La structure schématique du scénario s'avère alors salvatrice pour se sortir de quelques impasses pas toujours évidentes, mais la possibilité de quitter une histoire pour changer de héros permet de ne jamais finir frustré. Certains épisodes ne seront d'ailleurs accessibles qu'après avoir été témoin d'une certaine scène avec un autre lycéen, un peu à la manière de 428 : Shibuya Scramble, pour ceux qui aiment la niche. Il faudra tout de même accepter de passer par-dessus des références ecchy vues et revues, parfois caricaturales, à base de petites culottes et autres placements de fan service ultra lourdingues qui jurent avec le reste. Dans 13 Sentinels : Aegis Rim, l'infirmière du lycée possède forcément une poitrine prête à exploser et un fessier rebondi, surtout lorsqu'elle apparaît en tenue de latex. Pour la subtilité, on repassera. Bon, les occasions de jouer avec les différences culturelles de ces époques aux moeurs changeantes ne manquent toutefois pas, et l'on s'amusera de la pudibonderie caractéristique des années 1940 appliquée au réel des années 1980.
(Gun)Dame Piou Piou
Et parfois, pour progresser, il faudra se retrousser les manches, et grimper dans les Sentinelles éponymes, pour défendre le Japon dans un futur encore plus lointain qu'on ne le pense : alors que le Club des Treize passe son temps à courir après un chat, déjouer ou rejoindre la conspiration des hommes en noir, dissimuler un drôle de robot aux yeux du gouvernement ou voyager dans le temps à la recherche de camarades disparus, les combats de rue changent radicalement la donne. Notre fine équipe semble en effet soudée dès lors que le danger menace son Japon natal, et ce sont nus comme des vers qu'ils grimpent dans leurs méchas Gunamesques pour combattre la racaille venue d'ailleurs. Si les aplats 2D ravissent le joueur à tout instant, les environnements 3D brillent au contraire par leur aspect dépouillé, quasi-vectoriel qui donnerait presque envie de s'en passer. Du moins, dans un premier temps.
Aux commandes de six Sentinelles, il vous faudra repousser des vagues d'ennemis entrecoupées de dialogues qui contribuent à éclaircir tout autant que les phases scénarisés ce qui se trame sous nos yeux. À l'instar des Evas (décidément), les quatre générations fabriquées par une mystérieuse corporation japonaise ne possèdent pas les mêmes caractéristiques : que ce soit dans la gestion des déplacements (linéaires ou libres), la batterie d'armes embarquées (corps-à-corps ou longue portée) ou l'endurance, il faudra composer avec les forces et faiblesses de chacun, quitte à recommencer pour trouver une formation plus équilibrée. Toutes ces attaques illustrées avec un peu de classe en miniature se retrouvent pourtant réduites à leur plus simple expression in-game, un parti-pris minimaliste qui illustre sans doute les limites de la démocratie selon Vanillaware, qui laisse absolument toutes les idées s'exprimer, même les moins pertinentes. Qu'on se le dise : si l'aspect tactique de ces vagues à repousser gagne en complexité et en intérêt, leur plastique ne leur rend franchement pas justice.
EVA naissant
Les plus pressés pourront expédier l'envahisseur en quelques roquettes bien senties via une difficulté modulable, mais ils passeront alors à côté d'un système de jeu qui gagne progressivement en complexité autant qu'en intérêt : au fur et à mesure que les vagues se densifient, 13 Sentinels : Aegis Rim oblige à prendre en compte bon nombre de paramètres, même si les indications à l'écran ne font clairement pas preuve de la plus grande clarté. Dans ce gloubi-boulga de chiffres et de jauges fluorescentes, il n'est pas évident de s'y retrouver, surtout dans le feu de l'action. Heureusement, le chronomètre a la bonne idée de s'arrêter à chaque prise de décision, ce qui ne suffit toutefois pas toujours pour remporter la victoire.
Vanillaware oblige, nos pilotes grimpent en niveaux et en compétences au fur et à mesure de leurs victoires, et les bonus de classe permettent une fois rentré au bercail de s'offrir bon nombre d'améliorations, un exercice une fois de plus rendu trop complexe à cause de ces fichus menus. C'est dommage, car les batailles permettent elles aussi de différencier ce casting d'élèves bien sapés, et nous aurions aimé passer un meilleur moment à nous occuper de leurs différentes attaques, mais l'affichage donne plutôt envie de booster celle que l'on spamme le plus, et de passer à autre chose. C'est d'autant plus dommage que les capacités à débloquer s'avèrent nombreuses, même si vos robots auront en fin de partie plutôt tendance à se ressembler, alors que leurs différences sont si justement marquées en début de partie. Chaque round se termine par une notation qui rémunère la bande de jeunes pilotes en fonction de leurs actions, et il faudra ainsi tenir compte des pré-requis pour s'en mettre plein les poches, et profiter de bonus multiplicateurs, parce qu'il n'y avait sans doute pas assez de chiffres comme ça. Les plus attentifs profiteront d'ailleurs des dialogues ante- et post-Bataille pour y piocher quelques précieux indices sur les capacités à booster pour contenir la prochaine vague.
Sorry, you l'anglais
Reste enfin la troisième composante de 13 Sentinels : Aegis Rim : son encyclopédique Galerie, qui regroupe au fur et à mesure de votre progression les innombrables déclinaisons des personnages croisés durant l'aventure, et ils sont nombreux. Pléthoriques, diront certains. Car à moins de posséder une mémoire de pachyderme, il faudra régulièrement y avoir recours pour ne pas se perdre dans les méandres temporels de cette intrigue qui s'étale sur au moins 160 ans. Et oui. La Galerie propose en plus des fiches détaillées sur bon nombre d'objets et de spécificités propres aux différentes époques qui justifient rapidement sa présence sur le menu principal. Pour ceux qui souhaiteront rédiger une thèse en plusieurs volumes sur cette oeuvre dantesque, sa lecture sera indispensable, riche d'enseignements, et permettra sans doute d'envisager un second run avec plus de sérénité. Il faut bien ça pour digérer pareille aventure.
Fort heureusement, la localisation française s'avère de très bonne facture, même si quelques vilaines traductions viennent sans que l'on comprenne véritablement pourquoi nous rappeler les années Glénat et leurs mangas aux couvertures cartonnés (un yakiniku n'est pas un "steak", CQFD). Les traducteurs ont d'ailleurs eu la bonne idée d'ancrer le récit dans sa réalité toute japonaise, et ont ainsi conservé les suffixes personnels ("-san", "-chan" et autres "-sensei") indispensables à la bonne compréhension du récit et des relations qui unissent cette troupe décidément pleine de surprises. N'en déplaise à d'anciens de la team Joypad (coucou Greg !). Bavard, le jeu l'est assurément, et nous ne pourrons que trop vous conseiller d'aller faire un tour dans les options de personnalisation pour accélérer le défilement des textes. En revanche, difficile de conseiller le doublage anglais, qui malgré sa bonne facture nous sort quand même de l'ambiance nippone du titre, et contribue assurément à son charme. À bon entendeur...