En juin 2015, Sam Barlow surprenait avec Her Story, jeu d'enquête en Full Motion Video d'un style étonnant, s'appuyant sur la seule mécanique d'un moteur de recherche dans une base de données de vidéos. Porté aux nues par cette prouesse narrative à laquelle on ne peut dissocier la performance exceptionnelle de Viva Seifert, le britannique a décidé de retourner à ce "genre" qu'il a créé et qui n'a, étonnamment, pas suscité de vocations avec de nouveaux moyens.
La nuit, dans une ville des États-Unis. Une femme rentre dans son petit appartement, le pas alerte. Elle s'installe à son bureau, sort son ordinateur portable. De son sac dépasse un disque dur qu'elle branche immédiatement. La voilà sur son bureau, pas trop encombré, qui commence à fouiller des archives de conversations vidéo privées appartenant à la NSA (National Security Agency, en charge du renseignement et de la sécurité des informations du gouvernement américain), une barre de recherche comme seul moyen de faire le tri. Mais que compte-t-elle trouver avec ces extraits, ces moments de vie volés à des citoyens surveillés bien que paraissant sans histoire ? Et qui est-elle exactement ? Voilà les premières réflexions qui viendront au joueur. Des dizaines d'autres vont le garder devant son écran. Et c'est le but.
True Detective
Là où Her Story s'articulait autour de fragments d'interrogatoires laissant dès le début envisager des événements tragiques gravitant autour d'une même personne, Telling Lies nous fait débuter dans le noir complet. On imagine des enjeux, tout au mieux, mais pas d'indice immédiat sur une trame générale. Et comme si cela ne suffisait pas, le jeu voit bien plus grand que son prédécesseur. Dès le premier mot tapé, on constate que les protagonistes sont plus nombreux, qu'il y a davantage de matière à remuer, de thèmes qui reviennent, d'autres qui peuvent naître d'un terme bien précis. Cela peut être un nom, un prénom, un objet à première vue anodin qui attire votre attention et que vous prenez soin de surligner. Les ramifications sont nombreuses et vous font voyager dans des cadres très divers, en quête perpétuelle de nouveaux morceaux d'un puzzle éparpillé sur deux ans.
On évoquait plus haut le fait qu'il s'agit de "conversations", via laptop ou smartphone. En réalité, vous n'aurez que le côté visible des échanges à analyser - avec fonction de rembobinage, de pause et de défilement accéléré. On aura l'impression d'assister à des monologues, de regarder quelqu'un réagir, grimacer, sourire à du rien. Mais il y a toujours quelqu'un en face que l'on n'entend pas. Cela soulève encore d'autres interrogations sur l'interlocuteur, sur ce dont la personne filmée est témoin, avec l'envie de trouver la moitié manquante. Surtout que, comme le titre l'indique, on n'est jamais à l'abri d'un mensonge... Suspicieux, dubitatifs sur le caractère trivial de certaines séquences, nous voilà stimulés au maximum à creuser toujours plus profondément, sans relâche.
Their Story
Ces différentes personnes que l'on est amené à observer, qui nous sont totalement étrangères, nous allons rapidement les connaître réellement. Par la magie de dialogues écrits avec précision, d'une mise en scène suffisamment maligne pour que le moindre détail donne envie d'enquêter et de performances d'acteur comme le média Jeu Vidéo n'en a que trop rarement connu. Celles-ci sont le ciment d'une expérience narrative non-linéaire de haute volée, où les émotions vont souvent se projeter hors de l'écran pour nous éclabousser, nous contaminer.
Grâce aux interprétations très nuancées de Logan Marshall-Green (bluffant), la très sexy Angela Sarafyan, les attachantes Kerry Bishé et Alexandra Shipp, ainsi qu'une foule de rôles secondaires parfois marquants, dont une toute petite fille incroyablement à l'aise, on entre inexorablement dans la phase de l'attachement. Ces tranches de vie qu'on jurerait non feintes et dans lesquelles on plonge à corps perdu pendant plusieurs heures nous amènent presque à apprécier cette position de voyeur et à tisser des liens malgré nous. Mais peut-on tout savoir ? Notre perception de certaines choses ne peut-elle pas se voir altérée ? Le coup de génie, comme pour Her Story, c'est que l'histoire, vous vous la faites avec ce que vous trouvez. Il se peut que vous pensiez avoir terminé le boulot et que vous ordonniez alors la fin de la "partie"... Et que l'épilogue laisse supposer que la vérité ne relève pas exactement de ce que vous avez dessiné dans votre palais mental.
Je reçois sur mon écran tout son roman
Moins brut et artisanal que Her Story, profitant de quelques subtiles volutes musicales qui entretiennent une ambiance polar étouffante, au même titre que le reflet de notre avatar dans la lucarne et de quelques "pauses" inattendues, Telling Lies n'a pour ainsi dire pas de véritable défaut, si ce n'est celui d'être, au final, qu'une évolution, et non une révolution d'un concept efficient et qui peut parler à n'importe qui disposant d'un ordinateur. Proposé avec une traduction française impeccable, le rendant totalement accessible chez nous, il ne peut être égratigné que par deux choix - qu'on imagine parfaitement conscients. D'abord le fait que l'on ait un accès direct à cinq résultats maximum pour un mot-clé, ce qu'on pouvait comprendre avec un PC des années 90 mais pas trop sur une bécane contemporaine, obligeant toujours à affiner sa recherche. Ensuite que le nombre d'extraits total sur le disque dur nous soit inconnu. Cela n'empêche toutefois pas une seconde l'expression pleine des qualités du titre, innombrables, pour peu que l'on soit réceptif et qu'on se sente l'âme d'un détective.