Dévoilé à la fin de l'année 2017, Baba is You avait a peu près tout pour nous taper dans l'oeil : sous ses airs de simple puzzle-game dans lequel des bouts de texte remplaceraient les traditionnels items auquel le genre nous a très largement habitués, le jeu d'Arvi Teikari nous laissait deviner dès sa première présentation l'incroyable potentiel méta de son parti-pris.

Les lettres et les lettres

S'il fallait tenter d'en résumer le diabolique concept, on pourrait dire que Baba is You est un puzzle-game sémantique, ce qui en soi ne vous avancerait pas beaucoup. Concrètement, le jeu s'approprie les mécaniques de base du genre, consistant à pousser des éléments identifiés en vue de résoudre un niveau, pour les accorder avec des mots qui, connectés entre eux par la magie du verbe, forment de courtes phrases qui définissent pourtant les règles de ce drôle d'univers. Au commencement, les principes restent volontairement simples : Baba, c'est vous, et le drapeau, c'est la victoire. Et l'anglais, c'est la langue avec laquelle il faudra composer.

Il suffit donc de déplacer votre avatar sur ledit drapeau pour devenir le roi du monde. Sauf que cette proposition de base s'étoffe bien vite, alors que les règles se multiplient et font intervenir de plus en plus d'éléments, complexifiant de manière exponentielle l'équation. Bien vite, des murs apparaissent pour entraver votre progression, comme de vilains crabes et autres torrents de laves, jusqu'à ce que le drapeau autrefois salvateur vire complètement de bord.

Fais comme si tu quittais la Terre

Heureusement, Baba is You vous file les clés de la maison et vous invite à changer le système dès lors qu'il ne vous convient pas. Après tout, vous pourriez très bien envoyer valser le postulat de départ et devenir une pierre, un drapeau, ou même un morceau de décor, puisque de toutes façons, tout est permis. Le jeu devient alors un terrain de jeu grammatical dans lequel il faudra faire preuve d'inventivité à chaque nouveau tableau pour en voir le bout. Certaines définitions sont d'abord collées dans un coin, histoire de vous laisser gamberger sur les autres, celles que l'on peut déplacer et réarranger à sa guise.

Comme la vie grammaticale est elle aussi bien faite, les sujets, verbes et compléments se distinguent les uns des autres grâce à un code couleur qui sert de matrice à ce drôle d'univers : du moment que la structure est respectée, à vous de voir comment arranger les lois fondamentales de l'univers. Pour le reste, "le ciel est la limite", comme aiment à le dire nos amis d'outre-Manche : les phrases peuvent ainsi se croiser, et profiter d'un même verbe central pour faire d'une pierre deux coups. Et lorsque les conjonctions finissent par débarquer aux côtés des négations, rien ne va plus...

Temps de cerveau (in)disponible

C'est sans conteste l'un des tours de force de Baba is You : constamment se renouveler, que ce soit dans ses mécaniques ou dans la palette de termes qu'il fait progressivement entrer, pour ne pas laisser au joueur une seule seconde de répit intellectuel. Paradoxalement, les niveaux les plus minimalistes ne sont pas pour autant les plus simples, bien au contraire... C'est parfois avec trois fois rien que le jeu vous retourne littéralement le cerveau : comment ne pas parvenir à résoudre une énigme visiblement si simple alors que les possibilités semblent clairement limitées ?

Mais c'est à partir de là que Baba is You quitte le commun des mortels pour se hisser très au-dessus de la mêlée : faisant fi du sens commun, de la logique et des principes élémentaires du raisonnement scientifique, le jeu d'Arvi Teikari casse, impassible, tous les codes, se permet des expérimentations plus qu'alambiquées et finit, immanquablement, par rendre fou. L'expérience bascule rapidement dans le surréalisme puisque l'on finit par s'interroger sur la notion même du sens que l'on prête au chose, du concept que recouvre chaque mot, pourtant si simple à l'écran, car confiné à une poignée de pixels.

Ceci est un jeu

Alors on tente tout, même l'impensable, surtout l'illogique. Parfois, l'astuce fonctionne, et déroule le reste du raisonnement en une fraction de seconde. Le jeu invite constamment à l'expérimentation, et s'immunise définitivement contre la frustration en permettant de constamment rembobiner chaque input d'un simple bouton, histoire ne pas tout faire foirer au dernier moment. Souvent, il convient de laisser reposer la chose, d'aller prendre l'air, de s'occuper, et de revenir, à l'instar de ce que proposait de vivre l'incroyable The Witness, avec un esprit tout neuf, pour se rendre compte que la solution était là, depuis le début. À l'instar du dernier jeu de Jonathan Blow, Baba is You ne s'arrête certainement pas après avoir quitté la partie : les tableaux les plus retors continuent que vous le vouliez ou non de hanter vos pensées, d'accaparer vos capacités cognitives, quitte à grignoter sans vergogne des heures de sommeil aux plus obsessionnels d'entre nous...

C'est que l'aventure est dense, et les niveaux si variés et systématiquement novateur qu'il ne faudra pas compter ses heures pour espérer débloquer les derniers tableaux de Baba is You. Heureusement, l'équilibre demeure de bout en bout d'une incroyable justesse, puisqu'il ne faudra venir à bout "que" de quelques tableaux par monde pour espérer pouvoir se casser les dents sur le suivant. La complexité exponentielle, si elle pourra en faire basculer certains dans la folie, aura le mérite de faire relativiser les valeureux défenseurs du 100% lorsqu'il retenteront leurs chances dans les niveaux "Extra" qui se cachent en enfilade dans chaque zone. Entrez à vos risques et périls, car vous ne ressortirez pas indemnes. Oh que non...

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L'AVIS DE LA RÉDAC'

D'AUTRES MEMBRES DE L'ÉQUIPE VOUS DONNENT LEUR AVIS...

PLUME IS MELT AND HAS LOVE : On pensait avoir tout vu dans le domaine du jeu de réflexion. Mais l'on n'avait pas encore tout lu. Avec un principe de base qui, une fois assimilé, pourrait prêter à rire, Baba is You parvient surtout à faire pleurer. Cette simplicité ressentie à cause de son allure minimaliste et mignonnette, cache un monstre de complexité, voire de cruauté à l'encontre des cerveaux qui ne lui consacreraient pas toute leur attention. Tout son génie tient à une élaboration parfaite de chacun des stages proposés, à ce qu'il amène en matière de cheminement de la pensée et aux expérimentations qui, dans le meilleur des cas, mènent à la réussite. Bien que le dédommagement après avoir sué sang et eau sur de simples mouvements de termes et d'objets demeure l'autorisation à filer vers d'autres tableaux prêts à nous casser les méninges, on se sent toujours récompensé. Et on en redemande. Parce qu'on a comme l'impression d'avoir débloqué une partie de notre cerveau à chaque petite victoire. Le pouvoir des mots, c'est diabolique. C'est ça, la puissance intellectuelle.