Après un opus Origins qui réussissait avec brio à transformer une formule ronronnante en ouvrant les portes du RPG, voici venue l'heure d'Odyssey, qui entend capitaliser sur cet essai transformé en poussant encore d'un cran cette orientation rôliste. Mais suffit-il pour autant de reprendre une formule efficace pour profiter de l'élan ? Rien n'est moins sûr...

N'en déplaise aux Kassandra

Ubisoft aurait-il eu du mal à stopper sa machine à remonter dans le temps ? Après nous avoir propulsé dans une Égypte sur le déclin, nous voici les témoins privilégiés du berceau de la civilisation occidentale en pleine ébullition, puisque l'action se situera entre les royaumes de Sparte et d'Athènes, quelque peu occupés par une certaine Guerre du Péloponnèse. Fidèle à la formule, Assassin's Creed Odyssey vous proposera donc de croiser ici et là des patronymes restés dans l'histoire, bravant déjà les codes de la bien-pensance conservatrice en portant fièrement barbes fournies et toges transparentes. Mais avant de pouvoir discuter alcool de menthe avec Périclès, le dernier jeu d'Ubisoft vous demandera de faire un choix que ses équipes ont semble-t-il été incapables d'assumer jusqu'au bout, puisque le sexe (sans le genre) de votre personnage reste à votre discrétion. Après avoir joué les (dés)équilibristes en laissant le beau rôle à Bayek, le nouvel Assassin's Creed pourrait enfin voir une femme tenir le premier rôle, mais le choix sera laissé au joueur. Triste époque.

Que vous vous sentiez à l'aise dans les espadrilles de Kassandra ou d'Alexios, il vous faudra quoi qu'il arrive composer avec un passé traumatisant au possible, puisque votre paternel n'aura eu d'autre choix que de vous jeter sciemment du haut d'une falaise. Et si nous devons à nos amis grecs bien plus que des yaourts, l'absence de services de protection de l'enfance ou de divan psychanalytique n'ont pas encore court à l'époque. Du coup, il semblerait que la rédemption passe par la vengeance et le versement du sang, bien que la transformation de votre héroïne en tueuse à gages sans scrupules s'effectue en l'espace d'un éclair, comme s'il fallait rapidement passer à autre chose. L'immersion et la cohérence en prennent un coup, et rappelleront sans doute la métamorphose express de cette chère Lara lors du reboot de Tomb Raider en 2013. Un peu dommage.

La Grèce en kit

Toujours est-il que votre soif de revanche vous conduira quelle que soit votre philosophie aux quatre coins de l'actuelle Grèce et de son archipel éclaté, à la rencontre de figures plus ou moins historiques comme Hérodote, Socrate, ce vieux fou de Périclès ou le très dégarni Hippocrate. Comme trop souvent, la version française n'atteint pas le niveau d'immersion de l'originale, puisque tous les accents disparaissent comme par enchantement, ne laissant qu'un timbre plat sans réelle saveur (vous avez heureusement le choix avec la VO). Heureusement, la subtile référence à Final Fantasy VI est bel et bien là, et n'est-ce pas finalement l'essentiel ? Les PNJ s'avèrent au moins aussi nombreux que dans Origins, et vous proposeront également bon nombre de quêtes annexes parfois inspirées, parfois moins. Il ne tiendra d'ailleurs qu'à vous de faire disparaître de la scène les protagonistes les plus importants de cette sombre histoire de machination, puisqu'à l'instar de nombreux titres à venir, vos choix auront de réelles conséquences sur les événements, et ce jusqu'au tomber de rideau final. Si la plupart des dialogues vous laisseront orienter la conversation selon votre bon vouloir, les choix à l'impact irréversible s'accompagneront d'une icône au message suffisamment clair pour ne flouer personne. À l'heure où la plupart des jeux s'amusent à vous proposer des répliques tordues aux finalités contre-productives, la lisibilité d'Assassin's Creed Odyssey est à saluer. Votre serviteur aura retenu la leçon : la prochaine fois, il laissera périr par les flammes ce nourrisson en pleurs. Ah, et que les pacifistes soient mis en garde : garder leurs conviction chevillées au corps leur coûtera cher. Très cher.

Et bien que nous gardions pour nous les éléments principaux de cette aventure dantesque, la trame scénaristique de cette aventure antique se structure en trois arcs principaux, que vous pourrez explorer à votre guise, pour peu d'avoir le niveau requis ou approchant. Ayant vécu une enfance quelque peu traumatisante, Kassandra ou Alexios n'auront d'abord de cesse de remonter le tronc de leur arbre généalogique pour découvrir le sombre passé de leur famille au divin sang mêlé. Cette quête freudienne tentera assez maladroitement d'expliquer la spécificité des héritiers de Léonidas qui, touchés par la grâce, inspireront sans le savoir les premiers assassins d'Égypte. Vous serez ainsi amenés à découvrir les traces de la Première Civilisation si chère à notre Julo national, en plus de découvrir grâce à Layla ce qui s'est passé depuis le dernier épisode. Enfin, malgré l'absence chronique de Templiers au temps de Platon, il fallait bien un antagoniste tentaculaire et machiavélique pour servir de têtes de Turcs Perses, c'est pourquoi vous lutterez contre une secte auto-proclamée cosmique ayant comme il se doit pour ambition de mettre la main sur le monde. Ça vous rappelle quelque chose ?

Allez voir là-bas si j'y suis

Malheureusement, toutes ces péripéties ne seront pas suffisantes pour tenir la longue, très longue distance, et puisque la série Assassin's Creed confirme son orientation RPG, c'est parfois dans un soupir qu'il faudra accepter n'importe quelle quête Fedex pour faire grimper son niveau et améliorer ses compétences. De ce point de vue, les aventuriers auront largement de quoi occuper leur temps durant les prochains mois, et il n'est pas ici question des nombreux DLC à venir. En plus des traditionnels forts à vider de leurs occupants, des points de synchronisation à dénicher et des villageois à secourir, Ubisoft a pioché dans son vaste catalogue pour nous dénicher quelques trouvailles déjà jouées ici ou là. Far Cry 5 lègue par exemple à Assassin's Creed Odyssey son système de jauge à vider pour s'attaquer au leader local : avant de pouvoir planter la lance de Léonidas dans le fondement d'un notable quelconque, il faudra au préalable détruire ses stocks de munitions et faire disparaître ses principaux lieutenants. La mort du leader donnera ensuite lieu à une guerre de positions entre Spartiates et Athéniens : à vous de voir pour quelle écurie vous choisissez de rouler, sachant que seul le niveau de difficulté sera impacté.

Ce mode Conquête peu passionnant au demeurant vous propulsera en plein coeur de la bataille et ne prendra fin que lorsque l'une des deux armées sera vaincue. Dans les faits, on enchaîne inlassablement les combats dans une zone délimitée, avant de récupérer son sympathique loot et de repartir à l'aventure. Les chasseurs de prime font également leur retour, mais leur apparition est cette fois conditionnée par vos agissements : amusez-vous à piller des temples ou à tuer de pauvres animaux sans raison, et de riches entrepreneurs auront tôt fait de mettre votre tête à prix. Plusieurs solutions s'offrent alors à vous : provoquer en duel les mercenaires pour retrouver un peu de tranquillité, leur couper les vivres en assassinant leur commanditaire, ou encore faire profil bas le temps que votre réputation revienne à la normale. Malheureusement pour vous, les chasseurs de tête possèdent un GPS ou un sixième sens, et n'hésiteront pas à parcourir à pieds plusieurs kilomètres pour venir vous cueillir dans l'arbre ou vous couliez des jours heureux. Cheaté, dites-vous ?

Le forum des hâles

Mais quel que soit votre credo, la surabondance d'occupations couplée à une carte d'une immensité sans égal finit à un moment par... lasser. Aussi dense, riche, vaste, pléthorique et parfois passionnant soit-il, Assassin's Creed Odyssey vous demande souvent de répéter encore et encore une même série d'actions. Ubisoft réussit avec cet épisode à proposer un univers fabuleux, peuplé de figures historiques et cocasses, qui réussissent sans en avoir l'air à améliorer vos connaissances sur l'histoire de cette belliqueuse période. Les discussions sur l'ostracisation d'un citoyen, la rhétorique de Platon ou un mémorable banquet potentiellement coquin chez Périclès restent même après l'aventure d'excellents souvenirs, et donneront sans doute l'envie à certains d'aller chercher un peu plus loin. Et si les phases d'infiltration restent bien souvent grisantes au possible, cet épisode souffre de ce que l'on pourrait appeler le "syndrome Syndicate", qui donnait dans la redite de l'opus le précédant. Faire la fine bouche devant un tel contenu pourrait choquer, mais après avoir passé plusieurs dizaines d'heures à essorer des quêtes annexes dont on finit par se ficher, l'envie de s'en tenir aux principaux scénarii se fait parfois pressante.

C'est d'autant plus dommage que les ajouts sont vraiment nombreux, comme l'arrivée salutaire d'un mode Exploration, qui vous laissera trouver par vous-mêmes le lieu du crime, plutôt que de vous l'indiquer à l'aide d'un marqueur, comme cela se faisait à l'époque. Les trouillards pourront toujours désactiver ce qui reste une option, mais cette nouveauté renforce l'aspect RPG, même si les ficelles apparaissent bien vite, puisqu'il suffira de poser toutes les questions possibles à un PNJ pour récolter les informations dont vous aurez besoin. La même logique est appliquée avec encore plus de justesse aux membres du Culte du Cosmos, puisque ceux qui tirent dans l'ombre les ficelles ne pourront être démasqués, localisés et neutralisés (dans cet ordre) qu'à condition de récolter assez d'éléments à charge. Quelques maigres indices tentent en effet de vous mettre sur la voie, mais il faudra faire preuve de ruse et d'observation pour traquer un à un ces conspirateurs encapuchonnés, pour progressivement remonter au cerveau de l'affaire. Les amateurs d'enquête trouveront là une quête véritablement passionnante qui pourrait presque constituer un jeu dans le jeu. Il en résulte une traque permanente et passionnante, qui vous obligera plus d'une fois à prendre la mer, quitte à complètement mettre de côté la trame principale.

We're expecting you ♫

La mer, justement, elle m'a pris, mais j'me souviens plus vraiment quand. Assassin's Creed Odyssey renoue ainsi avec la navigation délaissée par Origins, et c'est franchement tant mieux. Le rafiot que vous débloquerez en seulement quelques heures de jeu sera après votre cheval le plus fidèle des compagnons, et engloutira à n'en point douter une bonne partie de vos économies. Faute de pouvoir gérer en parallèle votre équipe de mercenaire comme dans Brotherhood, vous pourrez recruter un peu partout de potentiels lieutenants pour venir grossir les rangs de l'Adresia. Votre aigle Ikaros vous indiquera en effet quels troufions athéniens donneront les meilleurs meneurs d'hommes une fois enrôlés de gré ou de force. De nombreuses missions annexes vous permettront également de recruter du personnel, qui faudra ensuite faire évoluer, comme dans toute PME qui se respecte. Les chants pour donner du coeur à l'ouvrage de votre équipage sont fort heureusement de retour, et bénéficient à l'image de toutes les compostions du jeu d'un véritable soin, d'autant plus que tous les joueurs s'y retrouveront grâce à de très nombreuses options de personnalisation, qui poussent le souci du détail jusqu'à autoriser le réglage de la fréquence des thèmes.

Et parce que la croisière ne s'amuse que lorsque l'action s'emballe, les batailles navales font évidemment elles aussi leur grand retour. Archers et lanceurs remplaceront donc les artilleurs et canonniers de Black Flag, même si les options offensives s'avèrent au final un brin moins variées. Heureusement, il vous sera toujours possible d'aborder la flotte ennemie et de passer par l'épée ses capitaines, ou de faire bon usage du jouissif "Sparta Kick" pour les envoyer nager avec les poissons. Il n'est d'ailleurs pas rare de croiser baleines et dauphins lors de vos différents voyages maritimes, sans parler des requins qu'il vous faudra occire lors de phases d'exploration sous-marines. En un an, le miracle n'aura pas lieu, car si la nage reste très agréable dans les environnements dégagés, l'exercice se transforme parfois en calvaire dans les grottes et autres cavités étriquées.

Agora FOV

Le reste de l'exploration ne s'en sort d'ailleurs pas toujours avec les honneurs, puisque votre pauvre cheval aura plus d'une fois toutes les peines du monde à trouver son chemin, tout comme certains ennemis qui iront parfois vous chercher à des centaines de mètres de l'endroit où ils pensent avoir vu quelque chose. Perturbant. Depuis l'épisode égyptien, les équipes d'Ubisoft semblent avoir beaucoup joué à un certain Breath of the Wild, sans pour autant en comprendre tous les fondamentaux : l'escalade autrefois conditionnée à des éléments sur lesquels s'accrocher voit ce principe voler en éclat, puisque désormais, tout est possible. Tout, on vous dit : nul besoin de trouver des points d'accroche pour escalader les temples ou les falaises, il suffit de se laisser hisser sans difficulté vers les hauteurs, comme dans les dernières aventures de Link. Sauf qu'ici, la jauge de stamina n'existe pas, et l'on se demande alors quel est l'intérêt d'un tel choix ? Que reste-t-il des mécaniques de la série lorsque vous pouvez vous accrocher partout, indéfiniment, sans jamais étudier le terrain ?

Pourtant, une fois le sommet atteint, les paysages de la Grèce Antique offrent des panoramas à couper le souffle, vous donnant pendant quelques brefs instants l'impression d'être le témoin privilégié d'une civilisation disparue. Mais tout comme la démocratie Athénienne dont le sens aura subit quelques déformations avec le temps, tous les citoyens ne pourront pas prétendre aux mêmes récompenses : sublime et incandescent sur PS4 Pro et Xbox One X, Assassin's Creed Odyssey donne l'impression d'avoir oublié les possesseurs des versions Fat de ces deux machines. Les temps de chargement après l'invocation d'Ikaros ou les déplacements de zones non-anticipées donnent lieu à de petites ruptures assez désagréables, sans parler de la cascade de bugs qui font plus que jamais disparaître des moitiés d'ennemis ou vous bloquent physiquement dans un rocher, obligeant la mort dans l'âme à relancer la console. Les bourgeois bien équipés profiteront d'une superbe balade baignée de lumière qui laisse entrevoir les plus belles constructions de la Grèce Antique encore parées de leur plus belles teintes, mais le reste de l'Agora devra se contenter d'une distance d'affichage restreinte qui laisse bien trop de place au popping pour rester agréable tout du long.