En 2010, les joueurs japonais découvraient pour la première fois sur PSP les aventures d'une bande de 16 lycéens prisonniers d'un ours mécanique psychotique au possible, obligés de s'entre-tuer pour espérer survivre. Deux ans plus tard, une suite débarque sur la même console portable de Sony, reprenant le pitch du premier opus. Il faudra attendre 2014 pour que les joueurs européens puissent s'essayer aux joies de l'enfermement mortel de Danganronpa. Aujourd'hui, le décalage n'est plus, et c'est seulement sept petits mois après sa sortie japonaise que le troisième épisode arrive enfin sur nos côtes.
"Pas facile de faire manger du visual novel à ces bougres d'Occidentaux, même en les brossant dans le sens du poil", c'est le genre de raisonnement qui a dû traverser plus d'une fois l'esprit des équipes de Spike Chunsoft, soucieux d'exporter sa came en dehors de l'archipel. Mais ils n'ont pas laissé tomber, et qu'ils ont eu raison ! Portés sur PS Vita pour nous autres non-japonisants, les deux premiers épisodes de Danganronpa ont eu les honneurs d'une récente compilation sur PlayStation 4, histoire de bien occuper le terrain avant la sortie enfin localisée du troisième épisode tant attendu.
L'arche de no way
Et parce que cette troisième itération est la première à être localisée dans notre belle langue, elle risque fort d'embarquer dans son sillon de nouveaux venus, pour lesquels il serait de bon goût de rappeler ce qui fait la spécificité de cette série aussi déjantée qu'accrocheuse. Inspirée du roman Battle Royale, Danganronpa surfe sur cette vague de mangas comme Lockdown ou Assassination Classroom mettant en scène une bande de lycéens obligés de se massacrer pour tenter de survivre à l'expérience. Dans Danganronpa, chacun des protagonistes est un méga-crack dans son domaine, ce qui leur vaut le qualificatif d'Ultimate : on retrouvera par exemple l'Ultime Inventeuse, l'Ultime Détective, l'Ultime Maid, etc. C'est improbable, et c'est comme ça.
Sélectionnés comme des bovins lors d'un salon agricole, nos bêtes de foire se retrouvent comme les promotions des deux précédents opus pris au piège de Monokuma, l'ours psychotique et bipolaire devenu la mascotte de la série. Pour se distraire, cet ours Gabby maléfique organise une joyeuse tuerie avec une carotte à la clef : celui qui réussira à assassiner l'un de ses petits camarades sans se faire pincer pourra recouvrer sa liberté, et voir le reste de la promo massacrée sur le champ. De quoi alimenter cette fameuse rumeur sur l'obtention automatique du baccalauréat en cas de décès dans l'année.
Les trois frères ennemis
Danganronpa V3 : Killing Harmony reprend ainsi le fond ET la forme de ses prédécesseurs, en alternant des phases d'exploration, durant lesquelles ont pourra librement explorer les envions et discuter avec les autres Ultimates, et des phases d'enquêtes, où l'on recueillera des indices en vue de la dernière étape : le procès en bonne et due forme, qui condamnera à mort l'un d'entre vous. Pour simplifier, le schéma s'avère finalement très similaire à la manière dont se déroule n'importe quel chapitre de la fabuleuse série Ace Attorney, plus connue sous nos latitudes.
Chacun d'entre eux commence donc par une phase d'exploration durant laquelle on s'appropriera les lieux, et où l'on jouera les voisins modèles en allant tailler le bout de gras avec ses voisins de palier. Chaque Ultimate a en effet un background touffu, qui ne se dévoilera qu'après de nombreux rendez-vous répétés et textuellement gourmands. En plus d'enrichir leur personnalité et d'expliquer certaines attitudes, ces rendez-vous permettent de renforcer les liens et ainsi d'acheter quelques bonus bienvenus lors des phases de procès. Les déplacements ont d'ailleurs enfin gagné en souplesse et en rapidité, puisque la PSP n'est plus. Et croyez-moi, on respire !
Je veux des mots qui sonnent
Mais Danganronpa V3 : Killing Harmony n'est pas qu'un walking/dating simulator, loin s'en faut : les morts se suivent et ne se ressemblent jamais dans cet univers ultra barré et constamment sous amphétamines. Fidèle à la série, ce troisième épisode repousse les limites de l'intelligible et de la cohérence en tirant à bout portant sur absolument tout et n'importe quoi. En traitant de l'élection de Donald Trump comme des dérives scénaristiques de Dragon Ball Super, en passant par le fétichisme des robots, la recherche du bon porno sur le net ou le licenciement de Sakaguchi après l'échec de The Spirit Within, on se tient face à un OVNI tellement japonais qu'il est bien difficile à qualifier. On aimera, ou pas, mais en jouant plus que jamais la carte du WTF over 9000, Danganronpa marquera forcément les esprits de ceux qui oseront tenter l'aventure : à vous de voir quelle est votre seuil de tolérance face aux sales garnements qui se croient tout permis.
Après, tout dépendra également de la version pour laquelle vous opterez, puisque ceux qui seraient passés à côté des deux premiers épisodes pour cause d'anglophobie aiguë n'ont aujourd'hui plus d'excuse pour ne pas prendre le train en marche, en sautant les barrières à la Chirac. Plus fidèle à la version japonaise originale mais également plus timide, la localisation française tient la route, mais se perd dans les menus ou les items du jeu : si les textes passent sous silence certaines références geekesques au possible, on s'y retrouve globalement. La version anglaise est bien plus rentre-dedans et ose prendre bon nombre de libertés par rapport au texte original, quitte à trafiquer carrément la personnalité de certains... À vous de voir si vous tenez à Miu et ses blagues de cul toutes les deux secondes et demi. Toujours est-il que pour la première fois, les voix japonaises sont enfin accessibles ! Danganronpa V3 : Killing Harmony vous laisse donc l'embarras du choix, bien que les textes français et les voix japonaises soient à télécharger en DLC (gratuit, quand même) en ce qui concerne la version PS Vita.
Objection !
Mais le sel, que dis-je, la substantifique moelle des Danganronpa réside dans le déroulement de ses procès, bijou de mise en scène et d'intensité sensorielle. Là aussi, ce troisième opus reprend allègrement les codes ayant contribué au succès des deux premiers : il faudra ainsi percer à jour les mensonges et autres contradictions malheureuses de vos camarades grâce aux "Truth Bullets", des balles orales qui permettent de faire avancer l'intrigue. Les duels de katana sont également de retour, ainsi que le jeu du pendu, dont le design a été remanié pour l'occasion. Mais avec trois ans d'écoulés depuis le dernier opus, nous étions en droit d'attendre quelques nouveautés dignes de ce nom.
Et rassurez-vous, vieux loups de mer : elles sont bien au rendez-vous. Le Perjury, tout d'abord, permet de modifier en temps réel l'un de vos arguments, le transformant ainsi en mensonge éhonté, un mal parfois nécessaire pour tendre un piège à vos interlocuteurs. Cette option démultiplie du coup les possibilités d'interactions, bien que les premières utilisations vous soient suggérées à grand coups de coudes dans les parties. Le Mind Mine prend quant à lui la forme d'un démineur qui rencontrerait un bon vieux match-three des familles mais n'apporte finalement pas grand chose. En revanche, deux nouveautés sortent clairement du lot : la division de l'assemblée en deux camps où il vous faudra enchaîner les bons arguments pour prendre l'ascendant psychologique sur vos contradicteurs, et le Psyche Taxi, une sorte d'Out Run psychédélique où il faudra reconstituer plusieurs questions en chopant des items avant de renverser la bonne call girl pour avancer... Okay, dit comme ça, ce n'est peut-être pas très clair, mais dans les faits, le cheminement ressemble aux "Revisualizations", les raisonnements d'Athena dans les deux derniers Ace Attorney.
May the fourth wall be with you
Et si les affaires se corsent comme Napoléon, Monokuma sait aussi faire preuve de clémence, puisque chacun des procès vous proposera de fixer deux niveaux de difficulté avant de jouter verbalement. Celui des raisonnements tout d'abord, qui réduira le nombre de Truth Bullets pour chaque argumentation, mais également celui des phases de gameplay, qui facilitera les menues action à effectuer. À moins de ne vraiment pas vouloir se prendre la tête, on ne recommandera certainement pas cette option, tant elle annihile parfois les hallucinations mémorables qui découlent des raisonnements tordus.
Au final, Danganronpa V3 : Killing Harmony emprunte la voie royale tracée depuis 2010 sur PSP, sans fondamentalement transformer l'expérience. Ceux qui profiteront pour la première fois de la localisation opportune découvriront un univers barré, une histoire monstrueusement accrocheuse (pour peu que l'on accepte les nombreuses libertés prises par Spike Chunsoft) et des rebondissements à gogo, portés par une mise en scène visuelle et sonore très efficace. Les vétérans de la Hope's Peak Academy seront ravis de savoir que même après tout ce temps, on se laissera toujours berner par l'écriture des rocambolesques affaires qui ponctuent ce chapitre conclusif (?) d'une remarquable trilogie de visual novels. Cet épisode s'adressera d'ailleurs particulièrement à eux, puisqu'il tente - parfois maladroitement - de relier concrètement tous les événements précédents, comme pour remercier les fidèles au poste. Et puisque l'on sent bien que tout était permis pour cette Tuerie Harmonieuse, les développeurs s'en sont donné à coeur joie : auto-référentiel, parodique, méta et fracassant avec malice le quatrième mur dès que l'occasion se présente, Danganronpa V3 : Killing Harmony fait office de magnifique bouquet final, même si l'univers et la narration particulières pourront légitimement en rebuter certains. L'hallu est à ce prix.