Ressuscitée en 2011, huit ans après la sortie du très décrié deuxième épisode Invisible War, la licence Deus Ex a été, on peut le dire, reprise avec panache. Avec Human Revolution, Eidos Montréal a su, sans livrer une copie parfaite, capturer l'essence de ce qui avait fait du tout premier volet un RPG culte. Cinq années et une génération de consoles plus tard, Mankind Divided a la pression. Car il faut entretenir l'héritage. Mais y parvient-il ?
Jusqu'en 2027, les augmentations, quoiqu'un peu flippantes de prime abord, étaient plutôt bien acceptées par la population mondiale. Tant de vies améliorées, voire sauvées grâce à la technologie... Les Steve Austin et autres Super Jaime pouvaient courir les rues sans inquiétude. Au contraire, même : on les enviait. Mais l'Incident a tout changé. Des millions d'hybrides sont devenus fous et se sont mis, à leur corps défendant, à en massacrer des centaines de milliers d'autres. Depuis cette catastrophe, la peur s'est installée. La haine. Nous sommes en 2029 et qui dit "câblé" dit menace potentielle. Comme toujours, les divisions sont un terreau fertile pour faire prospérer les extrêmes. Les personnes modifiées sont mises de côté, malmenées, insultées, parquées dans des ghettos, à la merci de polices souvent corrompues... Et pendant que des puissants prônent le retour à l'humain, des groupuscules refusant toute ségrégation commettent des attentats. Voilà le genre d'ambiance dans laquelle Adam Jensen, membre de la Task Force 29 d'Interpol qui était aux premières loges de l'Incident, va évoluer pour ce RPG teinté d'action, d'infiltration, de piratage et d'interactions sociales.
Futur complexe
Menaces fantômes, complots dont les marionnettistes demeurent bien cachés, pègre et marché noir qui prospèrent, médias manipulateurs des masses et sauveurs sans visages : on peut vous l'assurer, l'univers de Deus Ex reste des plus solides. Et une bonne partie du contrat est remplie. Son monde d'apparence - et seulement d'apparence - manichéen et qui, en dépit d'un contexte futuriste et d'une atmosphère cyberpunk, est bien ancré dans notre réalité, demeure son plus gros point fort. Entre les critiques à peine voilées de notre société moderne et l'écho retentissant à l'actualité politique et humanitaire, en n'ayant pas peur de manipuler des termes sensibles comme "apartheid mécanique", Deus Ex : Mankind Divided s'inscrit parfaitement dans la lignée de son prédécesseur.
Cet épisode, qui vous verra principalement vous balader dans les rues de Prague (on vous laisse la surprise des autres localités), y va encore de son scénario alambiqué, complexe - peut-être un peu trop pour les novices, qui pourraient avoir besoin de plus que du résumé de 12 minutes pour bien tout assimiler - et enrichit avec brio une base fantastique. Comme dans les volets précédents, vous aurez tout le loisir de lire et entendre une myriade de choses qui vous captiveront et vous pousseront à toujours creuser davantage - surtout si vous êtes fan de la première heure et souhaitez savoir si les wagons se raccrochent au premier Deus Ex de 2000. Mais un background de cette envergure a besoin, aujourd'hui, d'être soutenu par d'autres éléments disons... plus terre-à-terre.
Technical healing
Chantier prioritaire s'il en est, puisque Human Revolution pêchait énormément dans le domaine, l'aspect purement technique n'est plus ce qu'on appelle un souci. Comme escompté à travers les nombreuses présentations et vidéos partagées depuis son annonce, c'est souvent superbe. Surtout un PC pas trop âgé (GTX 970, 16GB de RAM et i7-4770K pour votre serviteur) et toutes options poussées à fond. Le bond en avant graphique depuis 2011, notable, fait définitivement honneur tant dans les environnements, joliment détaillés, que dans les modélisations des protagonistes, à la direction artistique absolument époustouflante de Jonathan Jacques-Belletête. Les différents quartiers de la capitale tchèque marient habilement le classicisme d'une cité médiévale à des touches avant-gardistes. D'autres zones, comme le terrible camp de Golem, nous étouffent de câbles, de néons et de saleté, avec des teintes oppressantes.
Et on y croit, parce que c'est beau, vaste, varié, soigné. D'autant plus lorsque la pluie et la nuit s'invitent pour se joindre à des effets de lumière volumétrique de toute beauté, ou des textures globalement pas dégoûtantes. Seule véritable ombre au tableau : si la vie est bien présente dans les endroits que l'on visite, elle s'avère assez "raide". Comprenez qu'en termes d'animations, la plupart des personnages, y compris Jensen et ses interlocuteurs, dans les séquences de dialogues, ont des attitudes un brin maladroites, vieillottes. La mise en scène fait encore, en dehors des phases sociales et cinématiques, un peu trop old school avec ses champs-contrechamps figés. Mais bon, ce n'est pas le genre de détails qui cassent réellement une immersion somme toute réussie, grâce une fois encore à des compositions divines, dans une veine planante très Blade Runner, signées Michael McCann. Bref, pour peu que l'on oublie quelques ratés dans le doublage français, là où la V.O. est impeccable, il n'y a rien à redire.
De grandes espérances
Certitudes des forces de l'univers Deus Ex + upgrade visuelle, certes. Mais côté ludique, où en est-on ? Après une trentaine d'heures passées dessus, dont 25 sur le premier run, le verdict est simple et rassurant : c'est du Deus Ex, et du bon. À savoir un RPG en vue subjective d'une richesse folle - et complexe à prendre en mains dans les premiers instants - qui vous offre une foule de possibilités et d'approches, avec des choix qui peuvent modifier drastiquement la suite de votre périple. Avec des évolutions sur certains points, même s'il faut reconnaître qu'il semble que l'intention était de ne pas de trop toucher à la formule. Bien qu'il reste ancré dans un modèle d'origine compartimenté et privilégie la qualité et la profondeur des quêtes à leur nombre (important, cela dit, pour les annexes), Mankind Divided arrive à donner le vertige. Cela reste dense, ramassé, tout en se montrant diablement, technologie aidant, étendu. Les quartiers ou "niveaux" traversés, pour la plupart gigantesques - on passe de la rue à des buildings ou des souterrains immenses de manière transparente - et absolument blindés de choses à faire, ont été conçus avec une grande habileté. La verticalité est plus que jamais à considérer. Et les chemins alternatifs pullulent, il suffit juste de trouver sa voie et de fouiller un peu.
Monsieur Plus
C'est là que les fameuses augmentations de notre héros entrent en compte. A débloquer en récoltant des points de Praxis, qui s'acquièrent principalement en engrangeant de l'expérience, ces pouvoirs vous offrent de quoi façonner son style. Les curseurs principaux de ces 28 arbres de compétences gravitent plus ou moins autour du FPS, de l'infiltration, du piratage, des mouvements, de la force, des résistances et des interactions sociales. Et on a envie, en résolvant le plus d'assignations possibles, souvent passionnantes, pleines de mystères et fausse pistes réjouissantes, d'accéder à la totalité de ces capacités - dont les expérimentales qui offrent de belles avancées. Parce qu'il y aura toujours des caisses énormes à déplacer ou des murs à péter pour dévoiler un passage, toujours des pièces où flotte un nuage de poisonou avec un sol électrifié, toujours des conduits de ventilation placés en hauteur dans lesquels ramper, toujours des ordinateurs à pirater à travers un mini-jeu cool pour en apprendre plus sur les gens et l'univers, toujours des caméras, tourelles ou robots à désactiver à distance, toujours des moments où l'on devra mettre les meilleurs atouts dans sa poche pour convaincre son vis-à-vis et trouver un moyen de ne pas faire couler le sang.
L'objectif du 100% pourra devenir une obsession qu'un New Game + (on relance inventaire et expérience de la partie précédente) arrivera probablement à satisfaire. Ou alors, au contraire, les plus hardcore tenteront de se passer des augmentations, dont la très tricheuse Smart Vision, pour toujours plus de challenge, qui trouve son paroxysme avec le mode Réaliste, à débloquer, dans lequel un décès signifiera la fin définitive, avec sauvegarde effacée. Quoiqu'il en soit, la profondeur de l'ensemble est assez épatante. Il y a tant de secrets dont dépendent vos propres décisions, plus ou moins morales ou dans le sens de vos convictions, à des moments-clés...
Chacun sa route
D'ailleurs, pour celles et ceux qui se demandaient si, contrairement à Human Revolution et ses Boss imposés, on peut aller au bout de ses idées pacifistes dans Mankind Divided, la réponse est oui. Evidemment, vous pouvez tout déglinguer sans subtilité, en jouant de la gâchette, des lames, des grenades et de divers boucliers. Les sensations éprouvées seront plutôt bonnes, si l'on occulte quelques beaux ratés d'une intelligence artificielle qui montre un peu vite ses limites dans l'action. Mais il est parfaitement possible, et c'est ainsi que le test a été accompli, de finir en furtivité absolue et surtout sans même tuer qui que ce soit, via des projectiles étourdissants, des augmentations de piratage, de brouillage, de discrétion et de perception et des takedowns assommants. Sans que ce soit d'une facilité débordante non plus : la vigilance des antagonistes est généralement élevée et leur champ de vision ne se limite pas à l'étage sur lequel ils se trouvent, tandis que les face-à-face avec les interlocuteurs, avec jauge de confiance variable suivant vos réponses, n'ont rien d'évident... Le crafting de pièces détachées, pour se fabriquer quelques objets indispensables comme des biocellules servant régénérer son énergie ou des outils multifonction, ainsi que l'upgrade d'armes qui se rangent dans un inventaire des plus avenants au niveau aménagement, sont à coup sûr à ne pas négliger. Tous comme les sauvegardes à tout moment.
Breach Problems
Déjà fort d'une campagne solo belle, longue, addictive et à la replay value évidente, quand bien même on aurait adoré que ça dure encore plus longtemps, Deus Ex : Mankind Divided a décidé d'enfoncer le clou de la durée de vie. Et de proposer, à l'instar d'un Metal Gear Solid, un challenge à part façon "VR Training", plutôt que de chercher à implémenter un multijoueur Kleenex orienté action qui n'aurait pas de sens. Grand bien en a pris aux équipes de développement qui, avec Breach, offrent un à-côté joyeux. Mode qui reste solo mais se pare d'une dimension compétitive et ne manque pas de fond, avec des affaires de conspirations qui ne dénotent guère du reste du jeu principal, il vous fait incarner un Ripper, sorte de hacker du futur qui aime à s'infiltrer dans des réseaux de grandes corporations sous la forme toute polygonale d'un avatar virtuel. Les dizaines de missions, plus ou moins courtes et certaines à réussir en un nombre de tentatives limité, proposent des sensations similaires à celles procurées par la prise en mains d'Adam Jensen - dans des stages au style Low Poly ravissant. Planque, zigouillage et piratage d'ennemis ou tourelles, escalade, téléchargement de données, sont à exécuter rapidement avant de retourner au point d'entrée. Évolutions et triches ainsi que gestion d'un inventaire qui peut se voir agrémenté de bonus qui peuvent se voir débloqués dans Mankind Divided ou achetés en boutique via micro-transactions (vraiment pas obligatoires) sont au programme. Si vous aimez frimer dans les classements en ligne, voilà encore de quoi passer un bon moment.