Cinq ans. Depuis son annonce à l'E3 2005, le nouveau Remedy (Max Payne) a pris son temps, comme une pièce d'artisanat bichonnée, soignée, travaillée à l'ancienne selon un savoir-faire à l'opposé des méthodes industrielles. Un gage de qualité pour cet Alan Wake ? Peut-être. Une clef de sa réussite ? Sans aucun doute. Alan s'est enfin réveillé, et dès les 3 ou 4 premières minutes passées dans sa veste aux coudes ornés de pièces de cuir, on plonge avec lui aux cœur d'un thriller à la narration parfaitement maîtrisée. Un régal d'immersion qui fait rapidement passer au second plan un gameplay propre, mais sans grande envergure.
Dès le début, on ne sait trop ce qui relève du cauchemar ou de la réalité pour l'écrivain Alan Wake, fraîchement débarqué à Bright Falls pour des vacances en compagnie de sa femme, Alice. Fatigué, torturé par son incapacité à pondre une seule ligne depuis son dernier best-seller, Alan semble perdre les pédales, et nous avec. Ce qui devait être une retraite au calme d'une campagne paumée va se transformer en une plongée au cœur des ténèbres qui nourrissent la création - à moins que ce ne soit la création elle-même qui nourrisse le cœur des ténèbres.
Wake up, Alan, wake up
Happé. Par la voix-off d'Alan, qui se pose des questions, commente ses découvertes et les étrangetés qu'il vit. Par l'excellence de l'ambiance sonore en général, bourrée de bruitages savamment distillés. Par celle, aussi, des effets spéciaux qui semblent animer chaque parcelle du décor d'une étincelle de vie étrange, inquiétante. Happé aussi par la crédibilité des personnages - leur modélisation et leur animation ne sont peut-être pas au top, mais leurs lignes de dialogue et leur intérêt exemptes de tout reproche. Happé encore par le mystère de ces premières pages de "Departure", un roman signé Alan Wake, mais qu'il ne se souvient pas avoir écrit. Happé enfin par l'univers incroyablement cohérent créé par Remedy pour y jouer son thriller. Alan Wake capte instantanément, avec une facilité déconcertante ; un talent rare, qui s'exprime au travers d'une myriade de détails aussi savoureux qu'intelligents qui font la marque des bonnes histoires. Et c'est bien là sa plus grande force : une histoire dont on ne décroche pas, portée par 6 épisodes admirablement découpés, structurés, et narrés. On a tellement hâte de plonger au cœur de ce mystère et d'éclaircir l'obscurité, qu'on en regretterait presque d'avoir à jouer entre chaque découverte...
Digne héritier d'un genre
Les deux premiers mots prononcés dans Alan Wake forment un nom. Un nom très connu : Stephen King. Bourrée de références, l'histoire écrite par Sam Lake assume pleinement ses influences, et les utilise au passage pour s'ancrer dans la réalité. Incontestablement, Bright Falls nous renvoie à l'image du Maine décrit par King dans ses chefs d'œuvre du cauchemar, et Alan Wake en a bien digéré les ficelles, habilement tirées comme autant de filins de marionnettiste, jusqu'à l'appel du Major Tom qui conclut l'aventure sur le son du mythique morceau de Bowie. Moorcock, Ellis, et d'autres grands noms ici et là... il n'invente rien, mais restitue à merveille, d'autant que manette en mains, si le graphisme lui-même ne casse pas trois pattes à un canard, les effets lumineux et le soin de certains détails comme la brume ou le vent agitant les feuillages ancrent le joueur d'autant plus fermement dans l'univers qu'il est, bien sûr, acteur de son propre cauchemar. Alors, je l'ai dit : graphiquement, rien d'exceptionnel à la base (voire quelques éléments plutôt datés) - à l'exception des lumières, centrales à l'histoire et à l'univers, dont la gestion est aussi exemplaire que celle de la narration. Elles font sortir immédiatement du lot les moments forts du cauchemar. Un cauchemar qui peut certes rappeler ceux de Silent Hill ou de Condemned, puisqu'ils partagent avec Alan Wake plusieurs éléments, mais ce dernier ne joue ni complètement la carte de l'angoisse collante, ni celle des sursauts réguliers. Quelque part entre les deux, Alan Wake alterne réalité et cauchemar, moments de solitude et discussions avec les autres personnages, pour obtenir un rythme d'autant plus savoureux.
Retour aux fondamentaux
Si la narration et l'univers d'Alan Wake usent de nombreuses techniques pour sortir du lot habituel des jeux vidéo et mieux happer le joueur, le gameplay, lui, s'en tient à des bases aussi solides qu'éculées. Les menaces protéiformes affrontées par l'écrivain se combattent avant tout par une arme décisive : la lumière. Le faisceau d'une lampe torche ou d'un projecteur, ou l'éclat de fusées éclairantes, de feux à main ou de grenades aveuglantes interviendront toujours, et souvent aux côtés de bonnes vieilles armes à feu. Le reste tient en quelques vagues puzzles basés sur des mécanismes simples, ainsi que l'agrément de véhicules qui pimentent quelques passages mais permettent surtout d'arpenter des sections de l'univers de Bright Falls nettement plus vastes qu'on n'aurait pu l'imaginer au début de l'aventure (et justifient du même coup certaines faiblesses graphiques). Cette exploration tient une place de choix : elle récompense souvent le joueur, au début par des petits ajouts narratifs malins, ensuite plus par des bonus de munitions, des thermos de café à collectionner, ou des pages perdues du manuscrit de "Departure". Elles valent d'ailleurs à elles seules qu'on s'enhardisse pour sortir des sentiers battus, au risque d'être assailli par les Ombres. Certaines ne peuvent être obtenues qu'en mode "cauchemardesque" ; les réunir toutes et découvrir le récit du livre puis, petit à petit, son implication dans ce qui se passe à l'écran, c'est aussi un régal qu'il est difficile d'occulter. Impossible, de même, de ne pas écouter en entier les passages à la radio de Pat Maine, ou de regarder les épisodes de la "Zone X" sur les écrans télé - d'autant que pour une fois, la VF est superbe, avec des voix bien connues d'acteurs chevronnés. Enfin, la lecture de panneaux historiques ou d'affiches achève de donner corps à cet univers décidément réussi.
Après ces six épisodes, Alan Wake laisse le joueur avec un sentiment parfaitement équilibré entre la satisfaction de l'histoire vécue, et le désir d'éclaircir certaines zones d'ombre sciemment laissées par les auteurs. "Le voyage d'Alan Wake à travers la nuit continuera", nous signale une phrase post-générique ; on aura donc encore le loisir d'accompagner les pas de l'écrivain, et c'est tant mieux. Car son univers et sa structure appellent tous deux sinon une suite, du moins des compléments sous forme de DLC, dont le premier sera gratuit. Alan Wake sera-t-il synonyme de best-seller de notre côté de la réalité aussi ? Espérons-le, il le mérite.
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