La jeune Kat se réveille amnésique dans une cité étrange. Ce qu'elle ne sait pas encore, c'est qu'elle a tout pour être l'héroïne d'un des meilleurs jeux de lancement de l'histoire des consoles, si seulement il daignait sortir en même temps que la machine (lire PS Vita : Gravity Rush manquera le lancement).
Cet article est une republication du test import originellement paru le 17 février 2012.
C'est compliqué de faire un jeu dont le concept repose sur la faculté de voler. Après tout, ce pouvoir est devenu tellement "mainstream" qu'il est à la portée du premier Yamcha venu. Où est la grâce dans tout ça si le moindre tocard peut léviter ? Dès les premières minutes du jeu, Kat rencontre un chat qui va lui permettre de graviter et, en poussant un peu, de s'envoler. Pas les deux bras en avant comme Superman, non. Le style de Kat, donc le nôtre, c'est d'abord de tâtonner avec maladresse, se figer parfois, aller dans la mauvaise direction et puis finalement prendre son envol, parfois à des vitesses vertigineuses. Au passage, elle devient un peu invulnérable, des fois qu'elle se prenne un mur dans la tronche.
Brut de femme
Ce pouvoir lui vient donc de Dusty, le petit chat scintillant. Malheureusement, il est limité. Quand la jauge de gravité s'épuise, c'est le plongeon dans le vide jusqu'à ce qu'elle se recharge, la sauvant d'une chute dans le néant. Hexa Ville, cette cité perchée dans les airs où elle se réveille, est menacée par une tempête gravitationnelle. Les "Nevi", de mystérieux ennemis noirs polymorphes comme les Heartless de Kingdom Hearts, vont commencer à semer le souk et effrayer ses habitants, dont une galerie de personnages, résultat d'un mix improbable entre Caro-Jeunet et Katsuhiro Otomo. Mais à mesure que la jolie jeune fille va prendre ses aises dans une piaule dans les égouts humides de la cité, la féline héroïne va enchainer les "Gravity Kick "et les bonnes actions pour devenir une légende aux yeux de la population.
"Appuie sur la gâchette"
Les gens (comprendre "les gars de la pub"), vont essayer de nous vendre le Gyrosensor de la PS Vita comme une "feature imparable". Ne les écoutez pas. Bouger la PS Vita n'est pas vraiment précis ni très enrichissant. Le gamer, lui, va comprendre très vite que les meilleurs kicks se font en manipulant le stick droit pour bouger la caméra. Le stick analogique plutôt que le gadget, ça tombe autant sous le sens qu'un shotgun pour se frayer son chemin à travers les zombies. On se déplace alors par pressions sur le bouton latéral afin de se laisser flotter d'abord, puis en accélérant d'un coup par une pression sur X. Il n'y a vraiment que les bandes dessinées intermédiaires qui gagnent réellement à se voir manipuler dans l'espace. Que ce soit en web-comics ou sur smartphones, rarement bédé n'aura été aussi impressionnante. Du pur plaisir de lecture, plein de rebondissements et de séquences très "dans les dents" qui ne cassent pas le rythme.
Hexa Ville sous les bombes
Jeu d'action semi-ouvert avec un fond d'aventure, on pourra y augmenter ses capacités, que ce soit la vie, les coups de pied ou encore le pouvoir gravitationnel, en répartissant les cristaux ramassés en chemin. Transporter plus d'objets à la fois deviendra un élément clef de certaines épreuves, tout comme l'esquive (un frottement rapide à l'écran) ou la possibilité de faire des glissades (en appuyant des deux pouces sur l'écran et en orientant la console dans le sens du virage, très casse-gueule). Avec cette dimension "aventure", dans laquelle on va devoir rechercher des cristaux ou des bouches d'égouts qui serviront de warpzone entre les décors, tout est parfaitement mis en place pour absorber le joueur.
Prose combat
On pourra lui reprocher des détails comme les caméras étranges quand un boss coincera lâchement Kat dans un coin. Mais quel grand jeu ne souffre pas de détails ennuyeux de cet acabit ? La somme de jouissance est tellement plus importante que les maigres causes de frustration dans ce Gravity Rush... Par exemple, quand on achève un boss après avoir kické tous ses points faibles tout de rouge luisants, l'écran signale au moyen d'une patte de chat que Kat peut porter l'assaut final, symbolisé par une transformation japanime dans les règles de l'art. Un grand final que mérite le combat. Mais au lieu de toucher l'écran de la console, je m'amusais à virevolter, groggy et enivré par le duel qui venait de se terminer : un véritable tour d'honneur, le temps que l'adrénaline descende. C'est là, le génie de Gravity Daze. Il touche très profondément à ce qui nous fait plaisir.
Le tour de la question
Le pédigrée, dit-on, ça se reconnait au débit. La vingtaine de chapitres se traverse avec entrain, à toute berzingue, toujours avec l'envie de voler encore un peu plus vers de nouvelles aventures. Il y a cette flopée de défis, avec chaque fois une exigence particulière : glisser comme s'il s'agissait d'un jeu de course, tuer un maximum d'ennemis en un temps limité, transporter des caisses ou même partir avec une jauge de gravité vide. S'ouvre alors une dimension scoring qui sera, nous promet-on, encore plus explorée avec différents DLC. Mais je peux vous assurer, moi qui suis toujours le premier à hurler contre cette méthode de vente souvent navrante, que l'aventure est si jouissive qu'on en est presque à supplier "prenez mon argent" à la fin. Du reste, Gravity Daze, c'est dix, douze heures de jeu, à vol d'oiseau. Et sans aucune zone de turbulence.
Ombre est lumière
Mais par dessus tout, Gravity Daze ajoute une touche d'éloquence de plus par rapport à tous les jeux qui jouent sur les univers oniriques. Mais le bon goût caractérisé de ses couleurs et son ambiance steampunk décadente le font rentrer dans une dimension assez sérieuse : à côté de lui, Nights ressemble à un Happy Meal. Il faut voir dans ses sommets vertigineux, ses points de fuite hallucinants, le même sens de l'espace que retranscrit si bien Moebius dans ses plus belles illustrations. A défaut de participer à l'élaboration de jeux vidéo (une jaquette pour Panzer Dragoon et puis s'en va), le maître de la bande dessinée a inspiré toute une génération d'artistes dont le créateur de Gravity Daze, Keiichiro Toyama. Malgré des succès indéniables comme le premier Silent Hill ou la série des Forbidden Siren, le game designer garde la tête sur les épaules. Il s'est associé au compositeur Tanaka Kôhei qui a réussi à se fondre dans l'esprit des différents chapitres aux ambiances diverses, avec quelques thèmes bien accrocheurs, un exercice "cinématographique" dans lequel il avait excellé avec la série des Sakura Taisen. Gravity Daze réussit là où des expériences comme El Shaddai échouaient, à savoir le mariage audacieux entre un jeu rigoureux et un design audacieux.
The love below
La tendance exclusivement orientée "artsy" s'est cassé les dents sur sa propre exigence. Fumito Ueda, alias l'employé du mois et ses deux jeux terminés en 12 ans, se souviendra bien longtemps de cette cruelle leçon. Sans relancer les trivialités du stérile débat "le jeu vidéo est-il un art ? Discuss", Gravity Daze arrive à rendre cohérent dans un même univers de nombreux styles et influences. L'épilogue, extraordinairement intense, peut se lire comme un message humaniste steampunk que n'aurait pas renié Katsuhiro Otomo et son Akira. En plus de son intelligence lorsqu'il s'agit de rendre hommage à ses pairs (Another World vient en tête mais aussi Kubrick et tant d'autres), il y aura même ce plaisir connivent à traverser un chapitre entier intitulé "La cité des enfants paumés", en français dans le texte. Si l'on tend l'oreille, on reconnaîtra des mots de français, devenus, en changeant l'ordre des mots et la logique des phrases, une espèce de gloubiboulga ésotérique. Il faut bien se rendre à l'évidence, Gravity Daze est un jeu cultivé mais jamais prétentieux, agréable comme la compagnie d'un de ses meilleurs amis, avec qui l'on discute du temps qui passe autour d'un verre de bon vin. Cette véritable élégance qu'on croyait disparue reprend forme, tels les superbes immeubles évanescents d'Hexa Ville. Grisant, jusqu'à l'ivresse.
On pourrait se contenter d'un "wow" ahuri mais Gravity Daze mérite tellement plus. L'impression de planer, les pics de vitesse, les combats, les défis, tout fonctionne ici à merveille. Il y a vraiment un "truc" qui se passe, comme si un petit miracle s'était produit, au croisement de grandes ambitions artistiques, de l'exigence ludique et du simple plaisir sensoriel. Attention, des cimes de Gravity Daze, on voit s'entrouvrir un nouvel horizon d'espérance pour une expérience enfin redevenue signifiante, celle de ces jeux atypiques dont l'aura ne fait que croître avec le temps. Ce club très fermé des Panzer Dragoon, des Radiant Silvergun, des Jet Set Radio, des ReZ ou des Ico, de ceux qui nous laissent des étoiles dans les yeux. Derrière ces cheveux au vent, ces bras écartés, ce corps déséquilibré emporté par le courant, il y a un véritable amour du jeu. On a envie de le serrer très fort car il nous a tant manqué.