1912, au large de la côte du Maine. Sur la frêle embarcation qui l'emmène, sous la pluie battante, vers un phare solitaire planté au milieu des vagues, le nouveau héros de BioShock Infinite est comme moi : il se demande vers où on le transporte. Je crispe mes mains sur la souris et le clavier, tout comme lui autour de cette boîte ouvragée portant sur elle son nom gravé : Booker DeWitt. A l'intérieur, une clef, un pistolet, quelques images, des pièces... et un curieux code imagé de trois symboles. Dans quelques minutes, départ pour Columbia, la ville flottante... que va-t-on y découvrir ?
Il ne faut pas plus de quelques secondes pour se retrouver en terrain familier. Aucun doute possible, Infinite est bien un jeu BioShock, tant il en reprend les codes, le feeling, la narration. Après plus de quatre bonnes heures de jeu, ce sentiment reste celui qui prédomine : pour un peu, on pourrait considérer Infinite comme le même jeu que BioShock, dans lequel on aurait remplacé le personnage principal, la ville sous-marine de Rapture, par un tout nouveau, Columbia. Mais bien entendu, quand on s'attarde un peu plus, ce n'est pas aussi simple... et tant mieux.
Après le baptème de l'eau, le baptème de l'air
Je ne spoilerai pas plus le début du jeu, car il est, vous vous en doutez, d'importance dans l'installation du monde, de ses personnages, et des thèmes principaux de ce nouveau BioShock. Mais on y retrouve, déjà, cette approche narrative de la scène d'exposition, plus ou moins héritée de Half-Life. Evidemment, impossible de ne pas voir en ce symbole du phare planté au milieu de l'océan un clin d'oeil immédiat au début de BioShock lui-même... et ce ne sera pas le seul. Bref, le familier est partout pour le fan de l'original. Il se retrouve également plus tard dans les piliers du gameplay. Arme en main droite et pouvoir en main gauche pour une action rythmée, des machines vendeuses pour récupérer munitions, énergie vitale ou magique, ou acheter des améliorations, butin à collecter un peu partout sans pour autant introduire de gestion d'inventaire, etc. C'est la même formule, indubitablement, et tant mieux parce qu'elle fonctionne. Elle a simplement été améliorée en termes de nervosité et de maniabilité, avec des armes plus réussies que celles de BioShock, et un peu moins de gras encore entre les strates de gameplay, histoire que tout aille plus vite et soit plus intense. Ce qu'il y a de nouveau dans ce BioShock, c'est, outre l'univers bien sûr (nous y reviendrons), les trippantes skylines qui rendent certaines séquences similaires à un FPS sur montagnes russes, et, surtout, la dynamique entre le joueur et la colonne vertébrale du jeu, Elizabeth. Un second personnage brillamment exposé peu après le début de l'aventure, dont il semble impossible de ne pas s'éprendre dès les premiers instants. Aussi importante au niveau de l'histoire que du gameplay, Elizabeth est une jeune femme par les yeux de laquelle tout Infinite est filtré.
Une princesse libérée dès le début
A la fois là pour soutenir les émotions que le joueur est censé ressentir, puisqu'elle découvre Columbia tout comme Booker, et présente comme la seule constante fragile à laquelle se raccrocher dans cet univers qui, à mesure qu'on explore ses entrailles, cache de moins en moins bien sa pourriture sous ses atours de paradis dystopique, Elizabeth sera sans aucun doute la plus grande réussite des développeurs d'Irrational. Depuis sa découverte, jusqu'à son comportement aux abords du joueur, entre petite fille excitée par sa liberté nouvellement acquise et la découverte d'un monde entier, en passant par son courage étonnant et l'aide qu'elle lui apporte en l'aidant à fouiller les abords des quartiers visités, ou en attirant son attention sur différents éléments, Elizabeth est tout ce que l'on attend d'un personnage secondaire à la fois attachant et utile. Elle parle, pose des questions, se bouche le nez quand on visite des toilettes mal entretenues, s'arrête pour admirer vitrines et stands de foire, trottine sur les pavés et tâte du pied les tapis épais lui offrant de nouvelles sensations... Comme pour désamorcer le côté si commun dans le jeu vidéo du personnage boulet, une fois sortie de la tour où elle était retenue prisonnière depuis sa naissance, la voir s'éloigner en courant pour trouver l'origine d'une musique guillerette puis la retrouver dansant avec les habitants au son de cette fanfare s'impose comme un de ces grands moments où on prend conscience que les développeurs veulent en faire un personnage à part entière, libre et au caractère bien trempé, mais qui saura aussi se montrer sensible aux invectives de Booker lorsqu'il s'agira de reprendre la route pour tenter de sortir sain et sauf de la ville. Et même bien plus. Lorsque la violence éclate, elle réagit d'abord négativement face à la brutalité dont témoigne Booker en réaction à la menace, puis prend peu à peu conscience qu'elle n'a d'autre choix que d'y prendre part elle même, ne serait-ce qu'en aidant Booker en lui balançant des soins ou des munitions au moment critique, en crochetant pour lui des serrures, ou en usant de ses pouvoirs mystérieux pour matérialiser depuis les déchirures des pans entiers de réalité alternative. Et des mystères de cet ordre, BioShock Infinite en a un paquet.
La saveur du mystère
Quelle est donc cette ville de Columbia et ses habitants fanatiques catholiques priant leur prophète Comstock comme s'il était Jésus, quitte à stopper net toute tentative d'appréhender Booker si l'heure de prier est venue ? D'où viennent les deux initiales "AD" sur le dos de la main droite de Booker et comment diable se sont-elles retrouvées sur les affiches de la ville comme une mise en garde biblique pour reconnaître le "Faux Berger" ? Qui sont ces deux curieux personnages qui soumettent Booker en couple à des choix curieux apparemment sans signification, et ne semblent ni mêlés aux factions de la ville, ni même visibles pour celles-ci ? Que sont donc ces déchirures, qu'Elizabeth peut exploiter pour matérialiser des bouts de réalités tirés d'un autre espace-temps dans lequel sort au cinéma, à Paris, "La Revanche du Jedi" ? Qui est vraiment Comstock lui-même, et quel but poursuivait-il avec ses expériences sur Elizabeth ? Qui a créé le Songbird qui la gardait farouchement à l'abri du monde extérieur dans sa tour, et n'est pas près de la laisser s'en évader ainsi ? Que sont vraiment ces "Vigueurs", élixirs équivalents des plasmides de BioShock qui octroient divers pouvoirs à Booker ? Qu'est-ce que les flashbacks renvoyant Booker à son bureau d'enquêteur privé, mélangeant souvenir traumatique de la fin du XIXe et ce qu'il vit au présent dans Columbia, signifient vraiment ? Et, surtout, qui est vraiment Elizabeth, qui sont les gens qui obligent Booker à la récupérer en échange de l'effacement de ses dettes ? Et pourquoi ? Le moteur principal de BioShock Infinite, outre son gameplay nerveux et la beauté visuelle de Columbia, c'est avant tout le mystère. Les mystères. Plus encore que Rapture, Columbia, ses habitants, son idéologie catholico-fanatico-illuminée poussent au questionnement. Questionnement moral, également, bien sûr, mais aussi et surtout sur la réalité même qui entoure Booker et Elizabeth, et donc le joueur. En introduisant de la vie dans les moindres recoins de son univers, à la différence de celui de Rapture qui présentait plutôt une ville morte, Infinite joue aux devinettes à chaque coin de rue. On y retrouve des logs audio qui lâchent des bouts de background de-ci delà, entre témoignages de travailleurs noirs frappés par le racisme ouvert des autres habitants de la ville, et illuminés travaillant sur des expériences à la Tesla. En plus, des bornes de kinorama diffusent de petits films de propagande, et bien entendu, les décors soignés distillent eux aussi, à leur manière, une partie de la narration passive de l'univers fantastique de Columbia. Un univers une fois encore fascinant, bourré de détails mais aussi de vie, cette fois, déformation fantasmagorique d'une vision de la super puissance américaine du début du XXe siècle.
Ca déchire
Infinite est certes avant tout un FPS, avec tout ce que ça sous-tend comme fusillades assez violentes avec la possibilité d'utiliser et d'upgrader jusqu'à quatre fois une douzaine d'armes (mais de n'en porter que deux à la fois), mais comme avec BioShock, ces échauffourées ne constituent pas la seule mécanique de l'action. Booker pourra en effet très vite utiliser les fameuses skylines, ces rails de fret circulant dans tout Columbia, pour se déplacer et atteindre d'autres bâtiments et/ou quartiers flottants de la ville, celle-ci étant entièrement constituée d'îlots maintenus dans les airs à l'aide de gigantesques ballons et autres hélices titanesques. Elizabeth pourra l'accompagner, les ennemis le poursuivre, en utilisant aux aussi les manchons magnétiques qui permettent de s'accrocher aux rails (ou, à l'occasion, de fendre des crânes au corps à corps). La physique y est basique, mais la simplicité de ce gameplay n'entache en rien les sensations que ce mode de déplacement procure. Bien que la progression dans la ville semble particulièrement linéaire (même si la sensation de monde ouvert y est bien présente grâce à une quasi-absence de loadings), les vastes zones extérieures où se trouvent ces rails permettent au joueur d'y circuler librement ; une pression sur la barre d'espace ou le bouton de saut en visant un crochet ou un rail, et Booker saute pour s'y raccrocher. La même chose pour s'en décrocher, dès que le réticule indique un atterrissage possible sur un des bâtiments... ou des ennemis en contre-bas. Il pourra aussi développer des pouvoirs, au moyen des "Vigueurs", l'équivalent des plasmides de BioShock. Il y en a 7 différents, tous améliorables pour des effets additionnels ou renforcés : grenades explosives enflammées, nuage de corbeaux vindicatifs, possession de machines (ou d'individus) pour qu'ils deviennent plus accommodants, lasso d'énergie fonctionnant comme les tentacules d'une pieuvre géante... Elizabeth, elle, apprendra à maîtriser son pouvoir et à matérialiser pour Booker différents éléments : des rails ou morceaux de décors entiers, ou plus simplement de petits bonus pour recharger par exemple votre "sel", l'équivalent du mana permettant d'utiliser les Vigueurs. Sur la fin de la démo à laquelle nous avons joué, la possibilité était ainsi offerte dans une large arène bourrée d'ennemis d'utiliser les pouvoirs d'Elizabeth pour matérialiser, au choix, un élément central offrant des couvertures et une tourelle automatisée, ou bien un rail supérieur avec plusieurs crochets auxquels se suspendre pour obtenir un avantage tactique face aux ennemis en contre-bas. Booker lui-même pourra améliorer ses statistiques de vie, de sel, et de bouclier magnétique (qui se recharge tout seul à la Halo) via des "infusions", dont bon nombre sont évidemment cachées derrière des portes ou dans des coffres fermés qu'il faudra faire crocheter à Elizabeth en lui fournissant un certain nombre d'outils à ramasser un peu partout.
Un vrai nouveau BioShock
Bref, après presque 5 heures de jeu, la fascination qu'exerce Infinite sur moi est plus forte que jamais. La maîtrise du rythme alternant action et exploration, tension et découverte, dont témoigne déjà Irrational en ces quelques heures de jeu nous rappelle à quel point le studio est capable de nous immerger dans des mondes uniques et fascinants. Et ce, même si je déplore quelques changements visant probablement à rendre le jeu plus accessible que l'original, avec un côté planification tactique des affrontements moins présent notamment. En effet, à part en utilisant la Vigueur de possession sur certaines machines, il n'y a par exemple plus vraiment de "hack" des éléments du décor, et la pose de pièges pour préparer un affrontement difficile semble se résumer pour l'instant à la seconde utilisation des Vigueurs (en maintenant la touche associée appuyée, on peut en effet les "poser" plutôt que les "lancer", pour un déclenchement de proximité ultérieur). Pour autant, Columbia fascine autant, sinon plus encore que Rapture, et je n'ai qu'une seule envie : y retourner. L'essentiel reste à découvrir : certains ennemis plus costauds que les flics et autres habitants, tels que les géants Handymen aux bras mécaniques, ou les Garçons du Silence, aveugles mais à l'ouïe affûtée. Ces derniers, par exemple, devraient pousser le joueur à adopter une approche discrète dont nous n'avons guère pu profiter pour le moment, si ce n'est en évitant de voler devant témoin pendant la foire (ce qui est possible mais finit par déclencher, on s'en doute, l'arrivée d'un bataillon de flics qui tireront à vue). Et bien entendu, la réponse aux nombreux mystères de Columbia, ou l'étendue de la relation Booker / Elizabeth, l'épine dorsale de la narration d'Infinite, comme des divers choix en temps limité auxquels le joueur sera confronté tout au long de l'aventure. Ce qui m'amène à la "mauvaise" nouvelle : Infinite est reporté d'un bon mois, sa sortie étant programmée à présent pour le 26 mars 2013 sur PC, 360 et PS3. C'est évidemment pour le meilleur, on s'en doute... et en attendant, restez connectés puisque nous vous livrerons la semaine prochaine une double interview toute fraîche de Ken Levine, le Directeur du jeu, et de Drew Holmes, auteur au sein de l'équipe d'écriture.
BioShock Infinite semble à la fois très proche et très éloigné du BioShock original. En substituant Columbia à Rapture, et en modifiant le rapport du joueur à l'univers par l'introduction en la personne d'Elizabeth d'un second protagoniste qui l'accompagnera tant au niveau gameplay que narratif, Infinite allie le familier et la nouveauté au sein d'une expérience qui semble aussi marquante et unique que celle de BioShock. Mystérieux et attirant, mais aussi familier et dérangeant, le nouvel univers d'Irrational semble bien à la hauteur de nos espérances. Tout ce qu'on en a découvert, en tout cas, renforce le désir d'y replonger aussi vite que possible pour en découvrir plus, et c'est sans aucun doute l'essentiel.